Les Pamphlets de Marat/Marat, l’ami du peuple, aux amis de la Patrie (2)

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Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. 335-340).

MARAT, L’AMI DU PEUPLE, AUX AMIS DE LA PATRIE

(18 septembre 1792)

Il y a trois semaines que le citoyen Danton, ministre de la justice, donna l’assurance solennelle à l’assemblée générale de la section de Marseille, que tous les généraux et états-majors de nos armées allaient être licenciés pour leurs éternelles perfidies. Il y a quinze jours qu’il assura le Comité de surveillance, séant à la Mairie, que les ordres pour leur licenciement étaient prêts à partir. Il y a trois jours qu’il assura plusieurs électeurs, dans la salle des Jacobins, que les ordres étaient partis pour licencier Luckner. Ses collègues se sont, sans doute, joués de lui, puisque Luckner est toujours en place. Voici des preuves de la scélératesse de ce généralissime auquel sont confiées les destinées du peuple français :

EXTRAIT d’une lettre écrite par le sieur Frochot au sieur Blanchot, et communiquée au comité de surveillance de la Section des Amis de la Patrie, ci-devant du Ponceau, en date du 15 septembre 1792.

« Celle-ci est pour vous donner des nouvelles de mon arrivée à Châlons, où nous avons été très mal reçus des bourgeois et de Luckner, parce que nous lui avons fait voir qu’il trahissait la nation. Voyant former un camp autour de Meaux par les troupes en habit rouge, tant petits Suisses qu’Irlandais, nous en avons arrêté et désarmé deux cents à Épernay, avec un tonneau de cocardes blanches, lesquelles sont de cuir et viennent de chez le sieur Anglos, rue Guérin-Boisseau, cour du Chantier. Nous les avons conduits à Châlons devant Luckner, qui a voulu nous faire camper tout de suite, sans aucuns préparatifs ; il paraît très fâché que nous ayons ramené tous les volontaires qu’il renvoyait de l’armée avec des passeports, pour se réunir en grand nombre vers Paris, mettre le feu aux quatre coins et faire arborer la cocarde blanche de force. Cela fait trembler de rencontrer sur toutes les routes les volontaires qu’il renvoyait à Paris, auxquels nous avons fait rebrousser chemin. Les bourgeois de Châlons sont tous gangrenés d’aristocratie. Nous n’avons pu leur faire crier une seule fois : Vive la nation. Ils nous écorchent tout vifs. Tout est hors de prix, le vin à dix-huit sous, la viande à onze sous, le pain à quatre sous et demi la livre ; enfin on ne peut pas y vivre. Je crois que nous devons partir pour Metz au premier moment pour former la queue de l’armée avec beaucoup de volontaires, et nous n’avons que six pièces avec nous. Nous sommes déjà vendus, à ce que je prévois, par la trahison qui y règne. Rien autre chose à vous apprendre, sinon des têtes que nous avons fait couper à Meaux et à Châlons. »

Cette lettre est timbrée de Châlons, no 49, et datée du 11 septembre 1792.

Fait au comité de surveillance des Amis de la Patrie, ci-devant du Ponceau.

Signé, Dupré, commissaire. Pour copie conforme à l’original, enregistré B., no 60. Signé, Dupont commissaire.

Nous prévenons les administrateurs que l’on doit nous donner des renseignements des ouvriers qui ont travaillé aux cocardes chez ledit sieur Anglos.

— Citoyens, nous sommes trahis de toutes parts ; tous les projets désastreux de Lafayette sont renoués et poursuivis avec une ardeur opiniâtre. La levée du camp de Méaulde en est un exemple alarmant. Effectuée par les ordres de Labourdonnaye, de Moreton-Chabrillant[1], sans aucune raison d’utilité et de nécessité, elle ne l’a été que pour faire tomber entre les mains de l’ennemi nos magasins d’avoine et de fourrages dont il manquait absolument[2], faire égorger la faible garde qu’on y a laissée, découvrir le pays, morfondre les troupes qui s’y rendaient et qui n’ont plus retrouvé leurs bataillons.

Ce n’est pas tout. Maubeuge est investi, on en a retiré les troupes de ligne, et on n’y a laissé qu’un bataillon de volontaires.

Voyons leurs projets. On nous annonce chaque jour des succès brillants, on fait mille éloges de Dumouriez pour le populariser, on nous assure que nos armées réunies ont cerné les Prussiens ; le fait est que nous n’avons que peu de forces à leur opposer. Six cent mille gardes nationaux ont marché aux frontières, à peine s’y en trouve-t-il cent cinquante mille, encore la plupart mal armés. Que sont devenues ces immenses légions ? Le voici : au lieu de les organiser à Paris, on les a fait rejoindre en détail ; nombre de mauvais citoyens se sont enrôlés pour escroquer les quarante livres d’engagement. Nombre de bons citoyens ont été détournés sur les routes par des embaucheurs aristocrates ; nombre de volontaires ont été renvoyés chez eux par les généraux traîtres à la patrie ; enfin, nombre de scélérats déguisés en gardes nationaux ont passé à l’ennemi. C’est ainsi que nos armées se sont fondues.

Observez bien que le camp de Soissons est composé de douze mille recrues, dont quatre mille seulement sont en état de porter les armes et dont à peine six cents sont armés. N’oubliez pas que c’est l’infâme Chadelas qui en est le commandant, et le scélérat Dorly qui en est le commissaire. Ces scélérats disent aux volontaires : retournez dans vos foyers.

Observez bien encore que ce n’est que depuis trois jours que l’on commence à préparer les effets de campement de nos armées. Ainsi, jusqu’à ce jour nous avons été trahis par les ministres, les corps administratifs, les officiers généraux, les commissaires des guerres, et la majorité pourrie de l’Assemblée nationale, centre de toutes les trahisons. Nous le sommes actuellement par nos états-majors, et peut-être par le ministre de la guerre. Servan n’est-il qu’inepte ? C’est ce que je ne veux point décider encore.

Poursuivons :

L’horrible complot d’exterminer les amis de la liberté est renoué, il éclate de toutes parts. Enfanté dans les conciliabules nocturnes du royalisme expirant, il paraît avoir son foyer dans la commission extraordinaire et dans le cabinet du sieur Roland, ministre de l’intérieur ; il paraît étendre ses ramifications dans nos armées, dans les directoires de départements, dans les cliques aristocratiques des sections de la capitale ; il paraît se mûrir dans l’ombre du mystère, jusqu’à ce qu’il soit prêt à être consommé.

Amis de la patrie, suivez le fil de ces faits.

Pour consommer votre perte, il faut avant tout vous plonger dans une fatale sécurité, vous enlever vos défenseurs, et vous séduire par les marques d’une fausse pitié qu’ils font éclater en faveur des ennemis de la révolution !

Depuis longtemps Roland l’endormeur[3], conjuré avec les traîtres de l’Assemblée nationale, vous verse l’opium à pleines mains.

N. B. La femme Roland, ministre de l’intérieur, sous son directeur Lanthenas, espérant invalider les dénonciations de l’Ami du Peuple et démentir les faits, a eu l’impudeur d’insinuer que mes écrits ne sont pas de moi, mais de quelque méchant qui usurpe mon nom et qui pourrait bien être payé par Brunswick. Ce petit tour de bâton ministériel ne lui réussira pas, et voici pourquoi : c’est que, ne voulant pas voler l’argent de Brunswick et des Capets fugitifs, dont ce général défend la cause, je conjure tous les amis de la patrie de solliciter un décret qui mette à prix la tête des Capets et de Brunswick. Que dites-vous de mon ingratitude, dame Roland ?

Citoyens, comparez ces nouvelles alarmantes à l’opium du bulletin de l’Assemblée, aux déceptions du Conseil provisoire, et jugez dans quelles mains sont remises vos destinées.

Un mot à la femme Roland.

Vous êtes priée de ne plus dilapider les biens de la nation à soudoyer deux cents mouchards pour arracher les affiches de l’Ami du Peuple.

Citoyens, vous êtes requis, au nom de la patrie, de corriger ces mouchards, s’ils ont l’audace de reparaître.

Piège redoutable.

Le projet des membres gangrenés de la législature actuelle est de placer la Convention nationale dans la salle du manège des Tuileries, dont les tribunes ne contiennent que trois cents spectateurs, et qui se trouveraient toujours remplies de trois cents mouchards des pères conscrits contre-révolutionnaires et des ministres corrompus.

Il importe que la Convention nationale soit sans cesse sous les yeux du peuple, afin qu’il puisse la lapider si elle oublie ses devoirs. Ainsi, pour la maintenir dans le chemin de la liberté, il faut indispensablement une salle dont les tribunes contiennent quatre mille spectateurs. Cette salle devrait déjà être faite, je demande qu’on y travaille sans relâche[4].


  1. Le citoyen Lapoipe assure que les ordres ont été donnés par le conseil de guerre, composé de Moreton, de Gelin, de Lamarlière, Beurnonville, et Malus, commissaire ordonnateur. (Note de Marat)
  2. Au lieu d’avoir commencé par mettre à couvert les magasins, on les a laissés sous une faible garde. À trois heures, on a levé le camp, en laissant 1 200 hommes pour défendre Saint-Amand ; deux heures après, on a retiré 900 hommes ; dans la nuit, les 300 hommes restants ont été massacrés, et 2 000 charriots d’avoine et de fourrage ont été enlevés. Faits certifiés par deux commissaires sur lesquels on peut faire fond. (Note de Marat)
  3. Roland n’est qu’un frère coupe-choux que sa femme mène par l’oreille ; c’est elle qui est le ministre de l’intérieur sous la main de son directeur, l’illuminé Lanthenas, agent secret de la faction Guadet-Brissot. (Note de Marat)
  4. De l’imprimerie de Marat.