Les Pamphlets de Marat/Marat, l’ami du peuple, aux bons Français

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Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. 319-323).

MARAT, L’AMI DU PEUPLE, AUX BONS FRANÇAIS

(8 septembre 1792)

Il n’est que trop vrai, mes chers compatriotes, que vos malheurs n’auront aucun terme, tant que le peuple n’aura pas exterminé jusqu’au dernier des suppôts du despotisme, jusqu’au dernier des ordres naguère privilégiés. Lisez et frémissez :

Copie d’une lettre datée de Luxembourg, le 20 août 1792, et trouvée dans la poche d’Antoinette :

J’ai reçu votre lettre datée du 15 : bien sensible d’apprendre que nous avons le dessous. C’est une chose incompréhensible ; d’après la lettre que M. Lafayette nous a fait passer, la chose était immanquable. Mandez-moi de quelle manière l’on traite la famille royale, et rendez-moi réponse le plus tôt possible, car nous allons partir pour Louv. Le traité que l’Empereur a fait avec le roi de Prusse est achevé, et nous espérons être dans deux ou trois mois à Paris.

Les commandants de la place de cette ville nous assurent le passage, et nous attendons M. Lafayette, ainsi M. L. R. R. : nous espérons bientôt délivrer la famille royale de l’esclavage. Je vous fais part d’un mot du traité entre le Roi de Prusse et l’Empereur. Ce traité consiste en ce que le Roi de Prusse marchera avec toutes ses forces ; l’Empereur lui laisse les Pays-Bas, et le pillage est promis à ses troupes dans les endroits révoltés, surtout à Paris. Ce n’est que dans ce dessein qu’il marche avec nous ; selon le projet qu’il nous présente, nous ne pouvons que réussir, si nous ne sommes pas trahis. J’ai reçu la lettre en question de Messieurs de l’Assemblée, qui nous marquent de prendre un peu de patience, jusqu’à ce que les factieux aient passé leur fureur ; que les choses vont bien pour nous, car ils n’ont point d’armes et de munitions ; qu’aussitôt que leur fureur sera passée, ils nous feront dire ce qu’il convient. Le décret est passé pour les ornements d’églises et les cloches sont à bas. Monsieur F. 82 R. nous a promis qu’il s’arrangerait. Je vous prie d’y passer vous-même pour lui remettre la lettre que vous trouverez ci-incluse. Mandez-moi si Madame R. 10 C. peut voir la Reine, vous lui ferez passer cette petite lettre de la part de M. C. D. : c’est la seule chose que je vous demande ; tenez un profond secret et ne gardez aucune de mes lettres. Vous donnerez de mes nouvelles à M. Lahr M. Mas.

Signé : A. R. R.

Trahis par les suppôts de la cour, nous le sommes encore par la majorité gangrenée de l’Assemblée nationale elle-même. Si elle n’était pas d’intelligence avec nos ennemis, serait-elle si tranquille à leur approche ? À la vue du sang des traîtres que fait couler la justice du peuple, chercherait-elle encore à le leurrer ? Si elle n’avait pas le dessein de gagner du temps, jusqu’à ce que le fatal moment soit arrivé, enverrait-elle des commissaires à toutes les sections pour les séduire ? Chercherait-elle à élever une barrière entre les sections et le peuple et à les soulever contre lui, ou plutôt contre elles-mêmes, pour allumer la guerre civile, sous prétexte d’arrêter le cours des vengeances populaires ? Si elle n’avait le projet de prolonger sa défaillante existence, aurait-elle arrêté d’envoyer dans les départements un décret portant invitation à tous les citoyens de se rallier plus que jamais autour d’elle ? Aurait-elle mandé à sa barre les municipaux parisiens pour jurer le maintien de l’égalité et de la liberté, dont elle feint d’être jalouse ? Aurait-elle imposé le même serment aux présidents de sections, aux autorités constituées, à tous les citoyens du royaume, elle qui n’a plus que quelques jours à exister ? Si elle n’avait l’espoir de triompher en captant les esprits, aurait-elle eu la bassesse de colporter ce décret dans les sections ?

Aurait-elle joint à ce décret une adresse fondue par le compère Guadet, dans laquelle chacun de ses membres jure, non comme représentant, mais comme citoyen, de combattre de tout son pouvoir les rois et la royauté, décret qui atteste ses lâches parjures, en faisant de chaque député un double sosie, dont le moi député jure fidélité au roi, et dont le moi citoyen jure d’anéantir le roi ?

Passerait-elle de la sorte tout son temps à faire des décrets prêts à être proscrits, si elle ne comptait sur l’arrivée des ennemis dans nos murs ; car on ne peut croire qu’elle ait à cœur de vérifier le présage de l’Ami du Peuple, qui ne s’est jamais lassé de dire que ses décrets n’étaient que des chiffons ?

Tous les actes du Corps législatif, depuis le 10, viennent donc à l’appui de la lettre trouvée dans la poche d’Antoinette.

On doit en dire autant de la conduite du Conseil exécutif provisoire, dont les différents membres, excepté le patriote Danton, paraissent tous des malveillants, pour ne pas dire des machinateurs uniquement occupés à paralyser les mesures prises pour sauver la chose publique. Dans la vue de les faire charrier droit, il n’y a pas de jour que Danton ne rompe quelque lance avec eux. Encore n’en peut-il venir à bout. Ils s’étaient engagés à remplacer les courtisans par des patriotes dans les principaux emplois militaires, de ne confier le commandement des places et des armées qu’à des hommes d’un civisme éprouvé ; cependant les traîtres restent en activité, et ce sont eux qui livrent l’une après l’autre nos villes à l’ennemi. Demandez-leur par quels exploits se sont signalés Luckner, Kellermann et Dumouriez, si ce n’est par la perfidie avec laquelle ils ont livré nos frontières et nos forteresses ? Attendent-ils à repousser l’ennemi qu’il soit prêt à entrer dans nos murs ?

Si vous prenez les ministres individuellement, quelle confiance peut mériter un Clavière, vil agioteur, enrichi par de honteuses spéculations et dévoué à la faction Brissot, qui l’a remis en place ?

Monge n’est connu que par sa coalition avec Clavière, qui l’a poussé au ministère de la marine.

Lebrun est accusé de favoriser les traîtres ; on assure qu’il existe dans le Comité de surveillance de la Mairie un ordre exprès, donné par ce ministre, de relâcher un prévenu de machinations dont il a épousé la cause envers et contre tous.

Qu’a fait Servan pour notre défense ? Fait-il travailler à fortifier les hauteurs qui dominent Paris ? Il n’y songe pas. Fait-il armer les volontaires qui brûlent de combattre ? Il n’y songe pas. Fait-il forger des piques et des poignards ? Il n’y songe pas. Incapable de remplir les devoirs de sa place, il se met à pleurer comme un enfant à la vue des dangers, et il ne prend aucune mesure pour les conjurer. S’il était vraiment patriote, sentant son incapacité, il aurait remis son portefeuille le premier jour de son avènement au ministère, ou plutôt il ne l’eût point accepté ; mais il restera en place jusqu’à ce que nous soyons perdus sans ressources.

Enfin, Roland de la Plâtrière n’est occupé qu’à machiner avec la faction Brissot. Voyez sa lettre à l’Assemblée nationale, qui s’est empressée de décréter l’envoi aux 83 départements ; qu’est-elle, qu’un chef-d’œuvre d’astuce et de perfidie pour égarer la nation sur le compte de la Commune de Paris, qui a sauvé la France ?

Que faire ? Forcer ces ineptes à la retraite et remettre à des hommes purs, éclairés, courageux, le timon des affaires. Le département de l’intérieur, si important au salut public, convient mieux à Danton que celui de la justice ; donner celui de la guerre à quelque militaire, à quelque homme de génie et franc patriote ; celui de la justice à quelque homme de loi intègre ; constituer Danton président du Conseil exécutif, avec voix délibérative et voix prépondérante dans les cas d’équilibre, serait à mes yeux le moyen le plus prompt et le plus efficace de faire marcher la machine, dont toutes les roues sont enrayées[1].


  1. De l’imprimerie de Feret, rue du Marché-Palu, vis-à-vis celle Notre-Dame.