Les Papiers de Jeffrey Aspern/I

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I

J’avais mis Mrs Prest dans ma confidence : à la vérité, sans elle, j’aurais bien peu avancé mes affaires, car l’idée féconde qui conduisit toute l’entreprise me vint par ses lèvres amies.

Ce fut elle qui découvrit le raccourci et trancha le nœud gordien.

En général, on ne croit pas qu’il soit facile aux femmes de s’élever à une vue large et libre des choses — des choses à faire — mais elles lancent parfois telle conception hardie (devant laquelle un homme aurait reculé) avec une sérénité singulière : « Faites-vous tout simplement prendre chez elles en qualité de pensionnaire. » Je crois que, livré à moi-même, j’aurais reculé devant cela. Je battais les buissons, m’essayant à être ingénieux, rêvant aux combinaisons qui me permettraient de faire leur connaissance, quand elle suggéra si heureusement que le moyen de faire leur connaissance était de pénétrer dans leur intimité. Elle n’en savait guère plus long que moi sur les demoiselles Bordereau ; je puis même dire que j’avais acquis en Angleterre plusieurs renseignements précis qu’elle ignorait. Leur nom avait été associé, bien des années auparavant, à l’un des plus grands noms du siècle — et maintenant elles vivaient obscurément à Venise, avec de très modestes ressources, sans relations, volontairement séquestrées dans un vieux palais croulant et solitaire : telle était, en résumé, l’impression que mon amie avait d’elles.

Elle-même était établie à Venise depuis une quinzaine d’années et y avait fait beaucoup de bien ; mais le rayonnement de sa bienfaisance n’avait jamais atteint les deux timides, mystérieuses et, ainsi qu’on se permettait de le supposer — tout juste respectables, — Américaines qui ne demandaient pas de faveurs et ne souhaitaient pas attirer l’attention.

On semblait croire qu’elles avaient, au cours de leur long exil, perdu toute attache avec leur pays, étant d’ailleurs, comme l’impliquait leur nom, de lointaine filiation française. Dans les premiers temps de son séjour, Mrs Prest avait une fois tenté de les voir, mais n’avait réussi à approcher que la « petite », ainsi qu’elle appelait la nièce ; (bien qu’en fait, je découvris ensuite qu’elle était, du point de vue de la taille, la plus grande des deux). Elle avait entendu dire que Miss Bordereau était malade et, la soupçonnant dans le besoin, elle s’était rendue au vieux palais pour offrir son aide afin que s’il y avait là quelque souffrance, spécialement quelque souffrance américaine, sa conscience n’eût rien à lui reprocher. La « petite » l’avait reçue dans la grande sala vénitienne froide et ternie, pièce centrale de la maison, au pavé de marbre et au plafond de poutres à peine visibles, et ne lui avait même pas demandé de s’asseoir. Ceci n’était pas encourageant pour moi qui désirais fréquenter ce foyer, et j’en fis la remarque à Mrs Prest. Elle répondit, toutefois, avec profondeur : « Ah ! mais il y a une grande différence : j’allais leur imposer mes faveurs, et vous allez leur en demander une. Si elles sont fières, vous tenez le bon bout. » Et pour commencer, elle m’offrit de me montrer leur maison, de m’y mener dans sa gondole. Je lui laissai entendre que j’avais déjà été la voir une demi-douzaine de fois ; mais j’acceptai son invitation, car c’était un enchantement pour moi de hanter ces lieux.

J’en avais trouvé le chemin le lendemain de mon arrivée à Venise ; la description m’en avait été faite auparavant, en Angleterre, par l’ami auquel je devais des renseignements précis concernant la possession des papiers. Je l’avais assiégée de tous mes yeux, tout en dressant mes plans de campagne. Jeffrey Aspern, à ma connaissance, n’y avait jamais mis les pieds ; mais, par la grâce d’une hypothèse alambiquée, j’y croyais entendre quelque écho mourant de sa voix.

Mrs Prest ne savait rien des papiers, mais s’intéressait à ma curiosité, comme à toutes les joies et tous les chagrins de ses amis. Tandis que nous allions, glissant dans sa gondole, l’étincelant tableau vénitien s’encadrant à droite et à gauche dans la petite fenêtre mobile, je vis que mon ardeur l’amusait vraiment beaucoup et qu’elle considérait mon intérêt dans un butin possible comme un beau cas de monomanie. « À vous voir, on croirait que vous vous attendez à tirer de là la solution du problème de l’univers », disait-elle ; et je repoussais cette accusation en répliquant seulement que, si j’avais à choisir entre cette solution précieuse et un paquet des lettres de Jeffrey Aspern, je savais ce qui me paraîtrait le gain le plus précieux.

Elle affecta de traiter légèrement son génie et je ne pris aucune peine pour le défendre. On ne défend pas son dieu : son dieu est par soi-même sa propre défense. D’ailleurs, aujourd’hui, après sa longue période d’obscurité relative, il brille haut au firmament de notre littérature, ainsi que chacun peut le voir ; il est une part de la lumière qui éclaire notre chemin. Tout ce que j’en dis fut que, sans doute, ce n’était pas un poète de femmes ; ce à quoi elle répondit assez heureusement qu’il avait été au moins celui de miss Bordereau. Ce qui m’avait paru le plus étrange, en Angleterre, avait été de découvrir qu’elle vivait encore : c’était comme si on m’en avait dit autant de Mrs Siddons, de la reine Caroline, ou de la fameuse Lady Hamilton, car il me semblait qu’elle appartenait à une génération aussi totalement éteinte que celle-là.

« Mais elle doit être fabuleusement vieille, au moins centenaire », avais-je dit tout d’abord ; ayant ensuite compulsé les dates, je me rendis compte qu’elles ne l’y obligeaient pas rigoureusement, qu’elles lui permettaient en somme de ne pas excéder de beaucoup la commune mesure. Néanmoins, elle était d’âge vénérable, et ses relations avec J. A. dataient de sa première jeunesse. « C’est son excuse », dit Mrs Prest légèrement sentencieuse et cependant, aussi, comme honteuse de proférer une phrase si peu dans le véritable ton de Venise ! Comme si une femme avait besoin d’excuse pour avoir aimé le divin poète ! Il n’avait pas seulement été un des esprits les plus brillants de son temps (et dans son temps, quand le siècle était jeune, il y en avait, comme chacun sait, un grand nombre), mais l’un des hommes de plus de génie, et l’un des plus beaux.

Sa nièce, d’après Mrs Prest, était d’une antiquité moins reculée et nous risquâmes la conjecture qu’elle n’était peut-être que petite-nièce. C’était possible. Je n’avais que tout juste ma part dans la maigre somme de connaissances du sujet possédée par mon coreligionnaire anglais John Cumnor, qui n’avait jamais vu le couple. Le monde, ainsi que je l’ai dit, avait reconnu le talent de Jeffrey Aspern, mais Cumnor et moi l’avions reconnu davantage. Aujourd’hui les foules affluaient à son temple, mais, de ce temple, lui et moi nous nous considérions les prêtres consacrés. Nous maintenions, et justement, je le crois, que nous avions fait plus que quiconque pour sa mémoire, et nous l’avions fait simplement en ouvrant des fenêtres sur quelques phases de son existence. Il n’avait rien à craindre de nous, n’ayant rien à craindre de la vérité, qui seule, après tant d’années écoulées, était intéressante à établir.

Sa mort précoce était, ce semble, la seule tache qui ternît sa gloire, à moins que les papiers demeurés entre les mains de miss Bordereau n’eussent la perversité d’en ramener d’autres au jour. Il y avait eu comme une impression, vers 1825, qu’il s’était « mal conduit » envers elle, de même qu’il y avait une impression qu’il avait « servi » — selon l’expression populacière de Londres, — plusieurs autres dames de la même façon cavalière. Cumnor et moi avions pu tirer au clair chacun de ces cas et nous n’avions jamais manqué de l’acquitter, en conscience, de toute grossièreté. Peut-être le jugeais-je avec plus d’indulgence que mon ami ; du moins, il me semblait certain qu’aucun homme n’aurait pu marcher plus droit (étant donné les circonstances). Celles-là, presque toujours, avaient été dangereuses et difficiles. La moitié de ses contemporaines — j’exagère un peu — s’était jetée à sa tête, et, tandis que l’épidémie faisait rage — elle faisait d’autant plus rage qu’elle était très contagieuse — quelques accidents, dont plusieurs graves, n’avaient pas manqué d’arriver. Comme je l’avais dit à Mrs Prest, il n’avait pas été un poète de femmes dans la phase récente de sa célébrité, mais la situation était différente quand sa propre voix se mêlait à ses chants. Cette voix, d’après tous les témoignages, avait été l’une des plus séduisantes qui se soient jamais fait entendre. « Orphée et les Ménades », tel avait été, bien entendu, mon jugement plein de prévention quand, pour la première fois, je feuilletai sa correspondance. Presque toutes ses Ménades étaient déraisonnables, et beaucoup insupportables. Je ne puis m’empêcher de penser qu’il avait montré une bonté et une patience qu’à sa place — si je me pouvais jamais imaginer pris à un pareil piège — j’aurais été bien incapable d’imiter. C’était certainement une chose étrange au-delà des plus étranges (et je ne vais pas remplir des pages à essayer de l’expliquer) que pour l’étude de ses autres liaisons, et dans toutes les autres directions où avaient porté nos recherches, nous n’avions eu affaires qu’à des fantômes ou à des cendres (purs échos d’échos évanouis), tandis que l’unique source vivante d’information ayant duré jusqu’à nos jours n’avait pas attiré notre attention. Tous les contemporains d’Aspern avaient disparu, nous le croyions fermement. Nous n’avions jamais pu plonger nos yeux dans des yeux où les siens se fussent reflétés, ou sentir son contact transmis par quelque main vieillie que la sienne aurait touchée. La plus morte parmi les morts semblait être la pauvre Miss Bordereau, et cependant elle seule avait survécu.

À mesure que les mois s’écoulèrent, nous épuisâmes notre étonnement de ne pas l’avoir découverte plus tôt, et, en substance, nous expliquâmes tout par le fait qu’elle s’était tenue tellement tranquille. En somme, la pauvre dame avait eu ses raisons pour agir ainsi. Mais c’était une révélation pour nous que l’effacement, à un tel degré, eût été possible dans la dernière moitié du dix-neuvième siècle — dans le siècle du journalisme, du télégraphe, des photographes et des interviewers.

Elle n’avait pas pris grand’peine, d’ailleurs, ne s’était pas cachée dans quelque coin introuvable ; elle s’était hardiment installée dans une ville exposée à tous les regards. La seule raison apparente de sa sécurité était que Venise contenait tant d’autres curiosités plus considérables !

Puis la chance l’avait favorisée quelque peu, comme il appert du fait qu’il n’était jamais arrivé à Mrs Prest de la nommer devant moi, bien que j’eusse passé trois semaines à Venise — sous son nez, pour ainsi dire — cinq ans auparavant. Mon amie, il est vrai, ne l’avait guère nommée à personne ; elle semblait presque avoir oublié la persévérance à vivre de miss Bordereau. Bien entendu, Mrs Prest n’avait pas les nerfs d’un écrivain. Tout de même, ça n’était pas expliquer comment il se faisait que la bonne femme nous eût échappé que de dire qu’elle avait vécu à l’étranger, car maintes fois nos recherches nous avaient entraînés — non pas seulement par correspondance, mais par enquêtes personnelles — en France, en Allemagne, en Italie, toutes contrées où, sans compter son long séjour en Angleterre, un si grand nombre des trop courtes années d’Aspern s’étaient passées. Nous étions heureux, au moins, de penser qu’à travers toutes nos reconstitutions (je sais qu’il y a des gens qui trouvent que nous les avons surfaites), nous avions seulement en passant, et de la façon la plus discrète, abordé la liaison avec miss Bordereau. Chose assez curieuse, même si nous eussions possédé les matériaux nécessaires, et nous nous étions souvent demandé ce qu’ils pouvaient bien être devenus, cet épisode aurait été le plus difficile à traiter.

La gondole s’arrêta, le vieux palais était devant nous ; c’était une de ces maisons qui, à Venise, portent ce noble nom jusque dans la plus extrême décrépitude. « Que c’est joli ! ce gris et rose », s’écria ma compagne ; c’était la description la plus juste qu’on en pût faire. Le palais n’était pas remarquable par son ancienneté, il datait seulement de deux ou trois cents ans ; et sa vue ne donnait pas tant l’idée de décadence que celle d’un découragement paisible, comme s’il avait en quelque sorte manqué sa carrière. Mais sa large façade, avec son balcon de pierre régnant d’un bout à l’autre du piano nobile — ou premier étage — avait une bonne allure architecturale grâce à ses pilastres et ses arcades diverses ; et le stuc, dont ses murs avaient autrefois été enduits, était d’un ton rosé en cet après-midi d’avril.

Il donnait sur un canal propre et mélancolique, plutôt solitaire, aux deux côtés duquel courait une étroite riva — petit trottoir commode aux gens de pied. « Je ne sais pourquoi… il n’y a pas de pignons de briques », dit Mrs Prest, mais ce coin m’a déjà paru plus hollandais qu’italien, plutôt d’Amsterdam que de Venise. Il est anormalement propre pour quelque raison personnelle ; et, bien qu’il soit possible d’y passer à pied, c’est à peine si quelqu’un pense jamais à le faire. C’est aussi négatif — étant donné le lieu — qu’un dimanche protestant. Peut-être que les gens ont peur des demoiselles Bordereau. Je suppose qu’elles ont la réputation de sorcières. »

J’oublie quelle fut ma réponse. J’étais absorbé par deux préoccupations : la première était que, si la vieille dame habitait une maison si grande et si imposante, elle ne pouvait guère être dans la misère et par conséquent ne se laisserait pas tenter par l’occasion de louer deux chambres. J’exprimai cette crainte à Mrs Prest, qui me donna une réponse des plus positives : « Si elle n’habitait pas une grande maison, comment pourrait-il être question qu’elle ait des pièces de trop ? Si elle n’était pas grandement logée, vous manqueriez de terrain pour l’approcher.

» D’ailleurs, une grande maison ici, et particulièrement dans ce quartier perdu, ne prouve rien du tout : cela marche très bien de pair avec un état de pénurie. Les vieux palais croulants, si vous vous en contentez, dans les quartiers excentriques vous pouvez les avoir pour cinq shillings par an. Et quant aux gens qui y habitent, non, non, jusqu’à ce que vous ayez exploré Venise, socialement parlant, autant que moi, vous ne pouvez vous faire aucune idée de leur désolation domestique ; ils vivent de rien, car ils n’ont rien pour vivre. »

La seconde idée qui m’était venue concernait un grand mur nu qui semblait borner un terrain vide le long d’un des côtés de la maison. Je le qualifie de nu, mais il présentait du haut en bas des taches à ravir un peintre, des brèches réparées, des plâtres croulants, des briques à demi déchaussées, devenues roses avec le temps ; quelques arbres maigres et des supports de treillages délabrés apparaissaient au-dessus de la crête. Ce terrain vide était un jardin et, apparemment, dépendait de la maison. Je sentis soudainement que cette dépendance me fournissait le prétexte cherché. Je demeurais là, dans l’ombre de notre felze, regardant avec Mrs Prest tout ce décor, baigné de la lumière dorée de Venise, et elle me demanda si j’allais entrer maintenant ou si je reviendrais un autre jour.

D’abord, je ne pus me décider ; c’était, sans doute, une faiblesse de ma part. Je voulais encore espérer que je découvrirais un autre moyen d’accès ; je redoutais un insuccès, car en ce cas, ainsi que je le fis remarquer à ma compagne, je n’aurais plus une corde à mon arc. « Pourquoi n’en auriez-vous plus d’autre ? » interrogea-t-elle, tandis que je me tenais là, assis, hésitant et méditatif. Et elle désira savoir pourquoi, même à cette heure, et avant de prendre la peine de devenir leur pensionnaire (ce qui, après tout, pouvait bien se révéler atrocement inconfortable, dans le cas où ma démarche réussirait), je n’usais pas de la ressource de leur offrir franchement une somme d’argent. De cette façon, j’obtenais ce que je voulais sans passer de mauvaises nuits.

— Chère madame, m’écriai-je, pardonnez-moi l’impatience de mon ton si je me permets de vous dire que vous semblez avoir oublié la raison même — sûrement je vous en ai fait part — qui m’a contraint à avoir recours à votre génie. La bonne femme ne veut même pas qu’on fasse allusion à ses reliques et à ses souvenirs : ils sont personnels, délicats, intimes, et elle n’a pas la façon de sentir d’aujourd’hui, Dieu merci ! Si je frappais cette corde tout d’abord, je gâterais certainement le jeu. Je ne puis obtenir mes dépouilles qu’en la prenant par surprise, et elle ne peut être surprise que par une manœuvre séduisante et diplomatique. Hypocrisie, duplicité, voilà mon unique chance. J’en suis bien fâché, mais il n’y a pas de bassesse que je ne commette pour l’amour de Jeffrey Aspern. Il faut d’abord que j’aille prendre le thé avec elle ; puis, je jetterai l’hameçon.

Et je lui répétai ce qui était arrivé à John Cumnor, après qu’il lui eut respectueusement écrit. Il n’avait été tenu aucun compte de sa première lettre, et la seconde avait obtenu une réponse fort sèche, de la nièce, en six lignes : « Miss Bordereau la priait de dire qu’elle ne pouvait s’imaginer ce qu’on lui voulait en les dérangeant ainsi. Elles ne possédaient aucun « héritage littéraire » de M. Aspern et, si elles en eussent possédé, ne pourraient concevoir la pensée de le montrer à qui que ce fût, sous quelque prétexte que ce soit. Elle ne saurait imaginer à quoi il faisait allusion et le priait de la laisser tranquille. » Certainement je ne désirais pas être accueilli de cette façon-là.

— Eh bien ! dit Mrs Prest, après un moment de silence et avec malignité, peut-être n’ont-elles rien, réellement. Si elles nient carrément, comment pouvez-vous être assuré du contraire ?

— John Cumnor en est sûr, et cela me prendrait trop longtemps de vous raconter comment sa conviction, ou ses très fortes présomptions — assez fortes pour résister au mensonge, en somme admissible, de la bonne femme — s’est faite là-dessus. D’ailleurs, il fait grand cas de la preuve sous-jacente de la lettre de la nièce.

— La preuve sous-jacente ?

— Le fait de l’appeler M. Aspern.

— Je ne vois pas ce que cela prouve.

— Cela prouve de la familiarité, et la familiarité implique la possession de souvenirs, d’objets tangibles. Je ne puis vous dire combien ce « Monsieur » me trouble, quel pont il jette sur l’abîme qui nous sépare du passé et rapproche mon héros de moi, combien il aiguise mon désir de voir Juliana. Vous ne dites pas : « M. Shakespeare ».

— Le dirais-je davantage, si j’avais une malle pleine de ses lettres ?

— Oui, s’il avait été votre amant et que quelqu’un les désirât !

Et j’ajoutai que John Cumnor était tellement convaincu et affermi dans sa conviction par le ton de miss Bordereau qu’il serait venu lui-même à Venise pour cette affaire si ce n’était la difficulté d’avoir, pour gagner leur confiance, à nier son identité avec la personne qui leur avait écrit, ce que les vieilles dames soupçonneraient sûrement en dépit de toute dissimulation et d’un changement de nom. Si elles en venaient à lui demander carrément s’il n’était pas le correspondant repoussé, ce serait trop embarrassant pour lui de mentir ; tandis que moi, heureusement, je n’avais aucune entrave de ce genre. J’étais le nouveau relais : je pouvais protester sans mentir.

— Mais il vous faudra prendre un faux nom, dit Mrs Prest. Juliana vit aussi à l’écart du monde qu’il est possible, mais néanmoins elle a dû entendre parler des éditeurs de Mr Aspern. Elle possède probablement ce que vous avez écrit.

— J’y ai pensé, répliquai-je, et je tirai de mon portefeuille une carte de visite proprement gravée avec un « nom de guerre » heureusement choisi.

— Vous êtes extrêmement dépensier, ce qui ajoute à votre immoralité. Vous auriez pu écrire cela à l’encre ou au crayon, dit ma compagne.

— Ceci a l’air plus naturel.

— Certainement, vous avez le courage de votre curiosité. Mais ce sera gênant pour vos lettres ; elles ne vous arriveront pas sous ce masque.

— Mon banquier les recevra et j’irai les prendre chez lui chaque jour. Cela me fera une petite promenade.

— Sera-ce la seule que vous ferez ? Ne viendrez-vous pas me voir ? demanda Mrs Prest.

— Oh ! vous aurez quitté Venise à cause des chaleurs longtemps avant que j’aie obtenu un résultat. Je me prépare à rôtir ici tout l’été, aussi bien que tout le long au-delà, me direz-vous. Et, tout ce temps-là, John Cumnor me bombardera de lettres adressées sous mon faux nom aux bons soins de la padrone.

— Elle reconnaîtra son écriture, suggéra ma compagne.

— Sur l’enveloppe, il peut la déguiser.

— Eh bien ! vous faites un joli couple ! Vous en avez de bonnes à vous deux ! Est-ce qu’il ne vous vient pas à l’esprit que, bien que vous puissiez nier être Mr Cumnor en personne, elles pourraient tout de même vous soupçonner d’être son émissaire ?

— Certainement, et je ne vois qu’un moyen de parer celle-là.

— Qu’est-ce que cela peut être ?

J’hésitai un moment.

— Faire la cour à la nièce.

— Ah ! s’écria mon amie, attendez de l’avoir vue !