Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome I/XI.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (Tome 1p. 139-158).

CHAPITRE XI.

Contenant un autre voyage et une découverte d’antiquité : annonçant la résolution de M. Pickwick d’assister à une élection, et renfermant un manuscrit donné par le vieil ecclésiastique.

Une nuit de repos et de tranquillité dans le profond silence de Dingley-Dell, et, le lendemain matin, une heure d’immersion dans l’air frais et parfumé de la campagne, effacèrent complétement, chez M. Pickwick, les traces de la fatigue que son corps avait supportée et de l’anxiété qui avait agité son esprit. Depuis deux jours cet homme illustre était séparé de ses amis, de ses sectateurs, et lorsqu’au retour de sa promenade matinale il rencontra M. Winkle et M. Snodgrass, ce fut avec un sentiment de délices qui peut à peine être compris par une imagination vulgaire, qu’il s’avança au-devant d’eux pour leur dire bonjour. Le plaisir fut mutuel. Qui pourrait, en effet, contempler, sans en éprouver, le visage rayonnant de M. Pickwick ? Et cependant un nuage semblait obscurcir le front de ses disciples. Ils avaient un air mystérieux, aussi alarmant qu’extraordinaire. Le grand homme s’en aperçut et ne put en deviner la cause.

Après avoir serré les mains des deux jeunes gens, et proféré de chaudes expressions de bienvenue, M. Pickwick leur dit : « Comment va Tupman ? »

M. Winkle, à qui cette question était plus particulièrement adressée, ne fit point de réponse. Il détourna la tête et parut absorbé dans de mélancoliques réflexions.

« Snodgrass, reprit M. Pickwick avec vivacité, comment va notre ami ? Est-il malade ?

— Non ! répliqua M. Snodgrass ; et une larme trembla sur sa paupière sentimentale, comme une goutte de pluie sur le bord d’une croisée. Non ! il n’est pas malade ! »

M. Pickwick contempla tour à tour chacun de ses amis.

« Winkle ! Snodgrass ! leur dit-il quand il les eut suffisamment contemplés, que signifie cela ? Où est notre ami ? Qu’est-il arrivé ? Parlez, je vous en supplie, je vous en conjure ! Que dis-je ? je vous le commande, parlez ! »

Il y avait dans le maintien et dans l’accent de M. Pickwick une dignité, une solennité à laquelle il était impossible de résister. « Il nous a quittés, répondit M. Snodgrass.

— Quittés ! s’écria M. Pickwick.

— Quittés, répéta M. Snodgrass.

— Où est-il ? demanda M. Pickwick.

— Nous pouvons seulement le soupçonner d’après cet écrit, répliqua M. Snodgrass en tirant une lettre de sa poche et la plaçant entre les mains de son ami. Hier matin, quand nous avons reçu une lettre de M. Wardle, qui nous annonçait pour la nuit le retour de sa sœur, nous avons remarqué que la mélancolie qui assombrissait l’âme de notre ami, semblait s’accroître encore. Peu de temps après il disparut. Nous le cherchâmes vainement durant tout le jour ; et, dans la soirée, cette lettre nous fut apportée par le palefrenier de la Couronne, à Muggleton. Notre ami la lui avait laissée dès le matin, en lui recommandant bien de ne nous la remettre que lorsque les ombres de la nuit auraient obscurci la nature. »

M. Pickwick ouvrit la lettre. Elle était de l’écriture de M. Tupman, et contenait ce qui suit ;

« Mon cher Pickwick,

« Vous qui êtes placés dans une région supérieure aux faiblesses humaines, vous ignorez quel coup fatal on reçoit lorsqu’on est abandonné par une charmante, par une fascinante créature ; et lorsqu’on devient la victime d’un monstre qui cachait la ruse et le vice hideux sous le masque de l’amitié. Ah ! puissiez-vous ne l’apprendre jamais !

« Les lettres qui me seront adressées à la Bouteille de cuir, à Cobham-Kent, me seront transmises, supposé que j’existe encore. Je m’éloigne d’une partie du monde qui m’est devenue odieuse. Si je quitte le monde tout entier, plaignez-moi, pardonnez-moi. La vie, mon cher ami, m’est devenue insupportable ! La flamme qui brûle au dedans de nous est comme les crochets d’un porteur, sur lesquels repose l’énorme poids des soins et des soucis du monde ; quand cette flamme nous manque, le fardeau devient trop pesant pour que nous puissions le supporter et nous tombons accablés sur la terre. Vous pouvez dire à Rachel… Ah ! ce nom !… Quel souvenir !…

« Tracy Tupman. »

« Nous allons partir sur-le-champ, dit M. Pickwick en refermant cette lettre. Nous n’aurions pu, dans aucune circonstance, rester décemment ici après les événements qui s’y sont passés ; mais maintenant, c’est un devoir pour nous d’aller à la recherche de notre ami. » En prononçant ces nobles paroles, M. Pickwick prit le chemin de la maison.

Ses intentions furent promptement communiquées à ses hôtes. Leurs prières pour le retenir furent instantes, mais inutiles. « D’importantes affaires, leur dit-il, rendent mon départ indispensable. »

Le vieil ecclésiastique était présent.

« Vous êtes donc décidé à nous quitter ? » dit-il à M. Pickwick, en le prenant à part ; et sur sa réponse affirmative, il ajouta : « S’il en est ainsi, voilà un petit manuscrit que j’espérais avoir le plaisir de vous lire moi-même. Ayant perdu un de mes amis, qui était médecin de notre hôpital des fous, j’ai trouvé ce manuscrit parmi beaucoup d’autres papiers qu’il m’avait chargé de brûler ou de conserver, à mon choix. Il n’est point de la main de mon ami, et j’ai peine à croire qu’il ne soit pas apocryphe : lisez-le, mon cher monsieur, et jugez par vous-même s’il a été réellement écrit par un maniaque, ou, ce qui me paraît plus probable, si les rêveries d’un de ces infortunés ont été recueillies par une autre personne. »

M. Pickwick reçut le manuscrit, et se sépara du bienveillant vieillard avec mille expressions d’estime et d’affection.

C’était une tâche bien plus difficile de prendre congé des habitants de Manoir-ferme, où nos voyageurs avaient été reçus avec tant d’hospitalité, avec des attentions si délicates. M. Pickwick embrassa les jeunes ladies. Nous allions dire, comme si elles avaient été ses propres filles, mais la comparaison pourrait bien n’être pas entièrement exacte, car peut-être y mit-il un peu plus de chaleur. Il embrassa la vieille lady avec une tendresse filiale, et en glissant dans la main des servantes quelques preuves substantielles de sa bienveillance, il tapota leurs joues rosées, d’une manière toute patriarcale. Ensuite, des protestations bien plus cordiales encore, bien plus prolongées, furent échangées avec leur excellent amphitryon et avec M. Trundle. Cependant M. Snodgrass était disparu ; et il fallut l’appeler plusieurs fois avant de le déterminer à sortir de certains corridors sombres.

Miss Emily rentra bientôt après, et ses yeux, ordinairement si brillants, paraissaient ternes et battus. Enfin les trois amis s’arrachèrent des bras de leurs aimables hôtes, et tout en s’éloignant lentement de la ferme, ils jetèrent en arrière bien des regards attendris. On prétend même que M. Snodgrass lança d’innombrables baisers dans les airs, en reconnaissance de quelque chose de blanchâtre qui continua à s’agiter à une des croisées de la maison, jusqu’au moment où un détour du chemin leur cacha la vieille demeure : ce quelque chose ressemblait beaucoup à un mouchoir de femme.

À Muggleton nos voyageurs prirent la voiture de Rochester, et lorsqu’ils arrivèrent dans ce dernier endroit, leur douleur s’était suffisamment apaisée pour leur permettre de faire un excellent dîner. Quelque temps après, ayant pris les informations nécessaires concernant le chemin qu’ils devaient suivre, ils se dirigèrent, en se promenant, vers Cobham.

C’était par une charmante soirée du mois de juin. La route, qui serpentait à l’ombre d’un bois, était égayée par le chant des oiseaux, et rafraîchie par l’haleine du zéphir ; le lierre grimpant et les mousses pendantes ornaient le tronc des vieux arbres ; la terre était revêtue d’un vert gazon, aussi délicat qu’un tapis de soie. En sortant du bois, nos voyageurs se trouvèrent dans un parc ouvert, au milieu duquel s’élevait un ancien château construit dans le style pittoresque et singulier du temps d’Élisabeth. De longs points de vue s’étendaient de tous les côtés, au milieu des chênes et des ormes gigantesques ; de nombreux troupeaux de daims paissaient l’herbe fraîche, et de temps en temps une biche effrayée traversait le chemin, légère comme l’ombre des nuages qui glisse rapidement sur un paysage inondé par la chaude lumière du soleil.

« Si tous ceux qui sont attaqués de la maladie de notre ami se retiraient dans cette contrée, dit M. Pickwick, en regardant autour de lui, je m’imagine que leur vieil attachement pour le monde renaîtrait bientôt.

— Je le pense aussi, dit M. Winkle.

— Et réellement, ajouta M. Pickwick, lorsqu’une demi-heure de marche les eut amenés dans le village, réellement, quoique choisi par un misanthrope, cet endroit me semble le plus joli et le plus séduisant que j’aie jamais rencontré. »

M. Winkle et M. Snodgrass s’associèrent sans restriction à ces louanges.

Bientôt après, ayant demandé la Bouteille de cuir, nos voyageurs furent dirigés vers une auberge d’assez bonne apparence, pour une auberge de village, et s’enquirent s’il s’y trouvait un gentleman nommé Tupman.

« Tom, dit l’hôtesse, menez ces messieurs, dans la salle. »

Sous la conduite d’un vigoureux paysan, les trois amis entrèrent dans une chambre longue et basse, dont les murailles étaient embellies d’une ribambelle de vieux portraits et d’images grossièrement coloriées, et dont le plancher était semé d’une multitude de chaises de cuir, d’une forme fantastique, au dos gigantesque. À l’extrémité de la salle une table se faisait remarquer par la blancheur éblouissante de sa nappe. Elle était décorée d’une volaille dodue, d’un jambon appétissant, d’un pot d’ale fraîche, etc. Et c’est à cette table séduisante qu’était assis M. Tupman, n’ayant en aucune façon l’air d’un homme qui a pris congé de ce monde.

À l’arrivée de ses amis, il posa son couteau, sa fourchette, et s’avança au-devant d’eux d’un air sombre.

« Je ne m’attendais pas à vous voir ici, dit-il en saisissant la main de M. Pickwick. C’est bien aimable.

— Ah ! fit M. Pickwick, en s’asseyant et en essuyant sur son front la sueur causée par sa promenade. Finissez votre dîner et venez dehors avec moi. Je désire vous parler, à vous seul. »

M. Tupman fit comme il lui était enjoint, et M. Pickwick s’étant rafraîchi d’un copieux coup d’ale, attendit le loisir de son ami. En moins d’une heure le dîner fut dépêché, et ils sortirent ensemble.

Pendant une demi-heure on put les voir passer et repasser dans le cimetière, tandis que M. Pickwick combattait la résolution de M. Tupman. Il serait inutile de répéter ses arguments, car quel langage pourrait rendre l’énergie que leur communiquait l’action de ce grand orateur ? Il n’est pas davantage nécessaire de savoir si M. Tupman était déjà fatigué de la solitude, ou s’il lui fut impossible de résister à l’éloquent appel qui lui fut adressé. En fait, il n’y résista pas.

« Il lui importait peu, dit-il, où il traînerait les misérables restes de son existence ; et puisque ses amis attachaient tant d’importance à son humble coopération, il consentait à partager leurs travaux. »

M. Pickwick sourit, une poignée de main fut échangée, et ils retournèrent auprès de leurs compagnons.

C’est en ce moment que M. Pickwick fit l’immortelle découverte qui sera à jamais un sujet d’orgueil pour ses amis, un sujet d’envie pour tous les antiquaires des quatre parties du monde. Ils avaient dépassé la porte de leur auberge, et ne se rappelant pas où elle était située, ils avaient été un peu plus loin dans le village. Comme ils revenaient sur leurs pas, les yeux de M. Pickwick tombèrent sur une petite pierre brisée et à moitié ensevelie dans la terre, sur le devant d’une chaumine.

M. Pickwick s’arrêta.

« Ceci est fort étrange ! dit-il.

— Qu’y a-t-il d’étrange ? demanda M. Tupman, en regardant avec empressement tous les objets qui l’entouraient, excepté celui dont il était question. Eh ! mais de quoi s’agit-il donc ? »

Cette dernière exclamation lui était arrachée par la vue de M. Pickwick qui, dans son enthousiasme pour sa découverte, se jetait à genoux devant la petite pierre, et en balayait la poussière avec son mouchoir.

« Il y a une inscription ici ! s’écria M. Pickwick.

— Est-il possible ? dit M. Tupman.

— Je puis distinguer, continua M. Pickwick, en frottant de toutes ses forces, et en regardant attentivement à travers ses lunettes, je puis distinguer, une croix, et un B, et ensuite un T. Ceci est très-important ! poursuivit M. Pickwick en se relevant. C’est une inscription fort ancienne, et qui existait peut-être longtemps avant les antiques Alms houses[1] de cette petite ville. Il ne faut pas laisser échapper cette trouvaille. »

Ayant ainsi parlé, M. Pickwick frappa à la porte de la chaumière. Un laboureur l’ouvrit.

« Mon ami, lui demanda le philosophe d’un ton bienveillant, savez-vous comment cette pierre est venue ici ?

— Nein, m’sieu, j’n’en savons rin, répondit l’homme civilement. All’ était là ben du temps avant moi, et avant l’pus ancien du village itou. »

M. Pickwick regarda son compagnon avec triomphe.

« Vous… vous n’y êtes pas bien attaché, j’imagine, poursuivit-il, en tremblant d’anxiété. Vous ne seriez pas fâché de la vendre ?

— Ah ! ben oui ! qui voudrait l’acheter ? répondit l’homme avec une expression de visage qu’il s’imaginait probablement rendre très-rusée.

— Je vous en donnerai une demi-guinée sur-le-champ, reprit M. Pickwick, si vous voulez la retirer de terre. »

Lorsque la petite pierre eut été déracinée, moyennant quelques coups de bêche, M. Pickwick l’enleva de ses propres mains, à grand’peine, et au grand étonnement de tout le village. Il la porta dans l’auberge, et après l’avoir soigneusement lavée, il la déposa sur la table.

Les transports de joie des pickwickiens ne connurent plus de bornes quand ils virent couronner de succès leur patience et leur assiduité, leurs lavages et leurs grattages. La pierre était anguleuse et brisée, les lettres mal alignées et peu régulières, mais cependant on pouvait déchiffrer le fragment suivant d’inscription :


Message mystérieux
Message mystérieux

Les prunelles de M. Pickwick étincelèrent de délice lorsqu’il s’assit auprès de la table, en couvant des yeux le trésor qu’il avait déterré. Il avait atteint le plus grand objet de son ambition. Dans un comté connu pour être couvert par des restes de l’antiquité, dans un village où il existait encore quelques gages des anciens temps, lui, le président du Pickwick-Club, avait découvert une étrange et curieuse inscription, d’une antiquité incontestable, et qui avait entièrement échappé aux observations de tous les savants hommes qui l’avaient précédé. Il pouvait à peine en croire l’évidence de ses sens.

« Ceci, dit-il, ceci me détermine. Nous retournerons à la ville dès demain.

— Demain ! s’écrièrent ses disciples pleins d’admiration.

— Demain, répéta M. Pickwick. Ce trésor doit être déposé sur-le-champ dans un endroit où il puisse être complétement étudié et convenablement compris. J’ai une autre raison pour cette démarche. Dans quelques jours une élection doit avoir lieu pour le bourg d’Eatanswill. Un gentleman que j’ai rencontré dernièrement, M. Perker, est l’agent d’un des candidats. Nous contemplerons, nous étudierons minutieusement une scène intéressante pour quiconque est Anglais.

— Nous vous suivrons !  » s’écrièrent en même temps trois voix, qui semblaient n’en former qu’une.

M. Pickwick promena ses regards autour de lui. L’attachement, la ferveur de ses disciples allumèrent dans son sein le feu de l’enthousiasme. Il était leur maître, et il le sentit.

« Célébrons, reprit-il, célébrons cette réunion fortunée par des libations amicales. » Cette nouvelle proposition ayant été également accueillie par des applaudissements unanimes, M. Pickwick déposa l’importante pierre dans une petite boîte de sapin, qu’il eut le bonheur d’obtenir de l’hôtesse ; puis il se plaça dans un fauteuil au haut bout de la table, et la soirée tout entière fut consacrée à la gaieté et à la conversation.

Il était onze heures passées, heure indue pour le petit village de Cobham, lorsque M. Pickwick se retira dans la chambre à coucher qui lui avait été préparée. Il leva la jalousie, et, posant sa lumière sur la table, il se laissa aller à de profondes méditations sur les nombreux événements des deux journées précédentes.

L’heure et l’endroit étaient favorables à la contemplation et M. Pickwick n’en fut tiré que par le bruit de l’horloge de l’église, qui frappait lentement minuit. Le premier coup de la cloche retentit à son oreille d’une manière solennelle et lugubre à la fois ; mais quand elle cessa de tinter, le silence lui parut insupportable. Il lui semblait qu’il venait de perdre un compagnon chéri. Son système nerveux était excité et dérangé ; il le sentit et, s’étant déshabillé rapidement, il plaça sa lumière dans la cheminée et entra dans son lit.

Tout le monde a éprouvé cet état désagréable dans lequel une sensation de lassitude corporelle lutte vainement contre l’insomnie : telle était la situation de M. Pickwick en ce moment. Il se tourna sur un côté, puis sur l’autre ; il tint ses yeux fermés avec persévérance, comme pour s’engager à dormir : mais ce fut en vain. Soit que cela provînt de la fatigue inaccoutumée qu’il avait soufferte, ou de la chaleur, ou du grog, ou du changement de lit, le sommeil s’enfuyait loin de ses paupières. Ses pensées se reportaient malgré lui et avec une obstination pénible sur les peintures effrayantes qu’il avait vues dans la salle d’en bas, sur les vieilles légendes qui avaient été racontées dans le cours de la soirée. Après s’être vainement agité pendant une demi-heure, il arriva à la triste conviction qu’il ne pourrait pas parvenir à s’endormir. Il se rhabilla donc en partie, regardant comme la pire des situations d’être étendu dans son lit à imaginer toutes sortes d’horreurs. Une fois habillé, il mit la tête à la fenêtre ; le temps était affreusement sombre : il se promena dans sa chambre ; elle était déplorablement solitaire.

Il avait fait quelques promenades de la porte à la fenêtre et de la fenêtre à la porte, lorsque le manuscrit du vieux ministre lui revint à la mémoire. C’était une bonne pensée. Si ce manuscrit ne l’intéressait pas, il pourrait toujours l’endormir. Notre philosophe le tira donc de la poche de sa redingote, approcha une petite table de son lit, moucha la chandelle, mit ses lunettes et s’arrangea pour lire. L’écriture était étrange ; le papier froissé et taché. Le titre du manuscrit fit courir un frisson dans tous les membres de M. Pickwick, et il ne put s’empêcher de jeter un regard inquiet autour de sa chambre. Cependant, réfléchissant à l’absurdité de céder à de semblables idées, il moucha de nouveau sa chandelle, et lut ce qui suit :


MANUSCRIT D’UN FOU.

« Oui, d’un fou ! — Comme ces mots m’auraient glacé jusqu’au fond du cœur, il y a quelques années ! Comme ils auraient réveillé cet effroi qui faisait bourdonner et bouillonner mon sang dans mes veines, jusqu’à ce que mon front se couvrît de larges gouttes d’une sueur froide, jusqu’à ce que mes genoux s’entre-choquassent d’épouvante ! Et pourtant j’aime ce nom maintenant, c’est un beau nom ! Montrez-moi le monarque dont le front courroucé ait jamais causé autant de peur que le regard brillant d’un fou ; dont la hache et la corde aient fait la besogne aussi sûrement que les serres d’un fou. Oh ! oh ! c’est une grande chose d’être fou, d’être regardé comme un lion sauvage à travers des barreaux, de grincer des dents et de hurler pendant les longues nuits silencieuses, et de se rouler sur la paille, aux sons joyeux d’une lourde chaîne. Hourra pour la maison des fous ! C’est un charmant endroit.

« Je me rappelle le temps où j’avais peur de devenir fou ; où je m’éveillais en sursaut, pour tomber sur mes genoux, et demander au ciel de me délivrer du fléau de toute ma race ; où je fuyais la vue de la gaieté et du bonheur pour me cacher dans un coin solitaire, et consumer les heures pesantes à guetter les progrès de la fièvre qui devait dévorer mon cerveau. Je savais que la folie était mêlée dans mon sang même, et jusque dans la moelle de mes os ; qu’une génération avait passé sans qu’elle reparût dans ma famille, et que j’étais le premier chez qui elle devait revivre. Je savais que cela devait être ainsi, que cela avait toujours été et devait toujours être de même ; et quand je m’isolais dans l’angle d’un salon plein de monde, quand je voyais les invités parler bas et tourner les yeux vers moi, je savais qu’ils s’entretenaient du fou prédestiné. Je m’enfuyais alors et j’allais me nourrir de mes tristes pensées dans la solitude.

« J’ai fait cela pendant des années, de longues, de pénibles années. Les nuits sont longues ici quelquefois, très-longues ; mais ce n’est rien auprès des nuits sans repos, des rêves épouvantables, qui me tourmentaient dans ce temps-là. J’ai froid quand j’y pense. De grandes figures sombres rampaient dans tous les coins de ma chambre ; et pendant la nuit leurs visages grimaçants et moqueurs se penchaient sur ma couche, pour me faire perdre l’esprit. Ils me disaient, en murmurant tout bas, que le plancher de notre vieille maison était souillé du sang de mon grand père, versé par ses propres mains, dans un accès de fureur. J’enfonçais mes doigts dans mes oreilles, de peur de les entendre, mais leurs voix s’élevaient comme la tempête, et elles me criaient que la folie avait sommeillé pendant une génération avant mon grand-père, et que son grand-père, à lui, avait vécu pendant des années, avec ses mains enchaînées à la terre, pour l’empêcher de se déchirer lui-même. Je savais que c’était la vérité ; je le savais bien, je l’avais découvert nombre d’années auparavant, quoiqu’on s’efforçât de me le cacher. Ah ! ah ! j’étais trop malin pour eux, quoiqu’ils me crussent fou.

« À la fin la folie vint sur moi, et je m’étonnai de l’avoir jamais redoutée. Je pouvais aller dans le monde, et rire, et plaisanter, avec les plus brillants d’entre eux. Je savais que j’étais fou, mais eux ils ne s’en doutaient pas. Comme je jouissais, en moi-même, du tour que je leur jouais, après tous leurs chuchotements et tous leurs airs effrayés, lorsque je n’étais pas fou, lorsque je craignais seulement de le devenir ! Comme je riais, quand j’étais seul, en pensant que je gardais si bien mon secret ; en pensant à la terreur de mes bons amis, s’ils avaient seulement soupçonné la vérité ! Lorsque je dînais en tête-à-tête avec quelque beau garçon tapageur, j’aurais pu hurler de délice, en songeant comme il serait devenu pâle et comme il se serait enfui, s’il avait su que ce cher ami, assis près de lui et qui aiguisait un couteau effilé, était un fou, avec la puissance et presque la volonté de lui plonger sa lame dans le cœur. Oh ! c’était une joyeuse vie.

« D’immenses richesses devinrent mon partage, et je m’enivrai de plaisirs qui étaient rehaussés mille fois par la conscience du secret que je gardais si bien. J’héritai d’un château ; la loi aux yeux de lynx, la loi elle-même fut déçue ; elle remit entre les mains d’un fou une fortune prodigieuse et contestée. Où donc était l’esprit des hommes sages et clairvoyants ? Où était la dextérité des hommes de loi, si habiles à découvrir le moindre vice de forme ? La malice d’un fou les avait tous abusés.

« J’avais de l’argent : comme j’étais courtisé ! Je le dépensais largement : comme j’étais loué ! comme ces trois frères orgueilleux s’humiliaient devant moi ! Le vieux père aussi, avec sa tête blanche ! Tant de déférence, tant de respect, tant d’amitié dévouée ! Véritablement ils m’idolâtraient. Le vieux homme avait une fille ; les jeunes gens avaient une sœur ; et tous les cinq étaient pauvres, et j’étais riche, et quand j’épousai la jeune fille, je vis un sourire de triomphe sur le visage de ses avides parents. Ils pensaient à leur plan, si bien conduit, à la bonne prise qu’ils avaient faite : c’était à moi de sourire… de sourire ?… De rire aux éclats, et de me rouler sur la terre, en m’arrachant les cheveux avec des cris de joie ! Ils ne se doutaient guère qu’ils l’avaient mariée à un fou.

« Un moment… S’ils l’avaient su, aurait-elle été sauvée ? Le bonheur d’une sœur contre l’or de son mari ? Le plus léger duvet qui vole dans l’air contre la superbe chaîne qui orne mon corps !

« Sur un point, cependant, je fus trompé, malgré toute ma malice. Si je n’avais pas été fou… car, nous autres fous, quoique nous soyons assez rusés, nous nous embrouillons quelquefois… si je n’avais pas été fou, je me serais aperçu que la jeune fille aurait mieux aimé être placée, roide et froide, dans un cercueil de plomb, que d’être amenée, riche et noble mariée, dans ma maison fastueuse. J’aurais su que son cœur était avec le jeune homme aux yeux noirs, dont je lui ai entendu murmurer le nom pendant son sommeil agité ; j’aurais su qu’elle m’était sacrifiée pour secourir la pauvreté de son père aux cheveux blancs, et de ses frères orgueilleux.

« Je ne me rappelle plus les visages maintenant, mais je sais que la jeune fille était belle. Je le sais, car pendant les nuits où la lune brille, quand je me réveille en sursaut et que tout est tranquille autour de moi, je vois dans un coin de cette cellule une figure maigre et blanche, qui se tient immobile et silencieuse. Ses longs cheveux noirs, épars sur ses épaules, ne sont jamais agités par le vent. Ses yeux, qui fixent sur moi leur regard brûlant, ne clignent jamais, et ne se ferment jamais… Silence ! mon sang se gèle dans mon cœur, en écrivant ceci. Cette figure, c’est elle !… Son visage est très-pâle et ses prunelles sont vitreuses ; mais je la connais bien… Cette figure ne bouge jamais, elle ne fronce point ses sourcils, elle ne grince pas des dents comme les autres fantômes qui peuplent souvent ma cellule ; et cependant elle est bien plus affreuse pour moi que tous les autres ; elle est plus affreuse que les esprits qui me tentaient jadis ; elle sort de sa tombe, et la mort est sur son visage.

« Pendant près d’un an je vis les couleurs de ses joues se ternir de jour en jour ; pendant près d’un an je vis des larmes silencieuses couler de ses yeux battus. Je n’en savais pas la cause, mais je la découvris à la fin. Ils ne purent pas me la cacher plus longtemps. Elle ne m’avait jamais aimé ; je n’avais pas pensé qu’elle m’aimât. Elle méprisait mes richesses, et détestait la splendeur où elle vivait ; je ne m’étais pas attendu à cela. Elle en aimait un autre ; cette idée ne m’était pas entrée dans la tête. D’étranges sentiments s’emparèrent de moi ; des pensées inspirées par quelque pouvoir secret bouleversèrent ma cervelle. Je ne la haïssais pas, quoique je haïsse le jeune homme qu’elle pleurait encore. J’avais pitié… oui, j’avais pitié de la vie misérable à laquelle ses égoïstes parents l’avaient condamnée. Je savais qu’elle ne vivrait pas longtemps, mais la pensée qu’avant sa mort elle pouvait donner naissance à un être infortuné destiné à transmettre la folie à ses enfants… Cette pensée me détermina… Je résolus de la tuer.

« Pendant plusieurs semaines je voulus la noyer ; puis je songeai au poison, puis au feu. Quel beau spectacle, de voir la grande maison tout en flammes, et la femme du fou réduite en cendres ! Quelle bonne charge de promettre, pour la sauver, une grande récompense, et ensuite de faire pendre, comme incendiaire, quelque homme sage et innocent ! et tout cela par la malice d’un fou. J’y rêvais souvent, mais j’y renonçai à la fin. Oh ! quel plaisir de repasser tous les jours le rasoir, d’essayer comme il était bien affilé et de penser à l’entaille que pourrait faire un seul coup de cette lame brillante !

« À la fin les esprits qui avaient été si souvent avec moi auparavant, chuchotèrent dans mon oreille que le temps était venu. Ils me mirent un rasoir tout ouvert dans la main ; je le serrai avec force ; je me levai doucement du lit et me penchai sur ma femme endormie. Son visage était caché dans ses mains ; je les écartai doucement, et elles tombèrent nonchalamment sur son sein. Elle avait pleuré, les traces de ses larmes étaient encore visibles sur ses joues pâles ; cependant son visage était calme et heureux, et tandis que je la regardais, un tranquille sourire éclairait ses traits amaigris. Je posai doucement ma main sur son épaule ; elle tressaillit, mais sans entr’ouvrir ses longues paupières. Je la touchai de nouveau : elle poussa un cri et s’éveilla.

« Un mouvement de ma main, et elle n’aurait jamais fait entendre un autre son ; mais je fus surpris, et je reculai. Ses yeux étaient fixés sur les miens. Je ne sais pas comment cela se fit, ils m’intimidèrent, j’étais dompté par ce regard. Elle se leva de son lit, en me regardant fixement et continuellement. Je tremblai, le rasoir était dans ma main, mais je ne pouvais faire aucun mouvement. Elle se dirigea vers la porte. Quand elle en fut proche elle se détourna, et retira ses yeux de dessus moi. Le charme était brisé : je fis un bond et je la saisis par le bras ; elle tomba par terre en poussant des cris désespérés.

« Alors j’aurais pu la tuer sans résistance, mais la maison était alarmée, j’entendais des pas sur l’escalier ; je remis le rasoir à sa place, j’ouvris la porte et j’appelai moi-même du secours.

« On vint, on la releva, on la plaça sur le lit. Elle resta sans connaissance pendant plusieurs heures, et quand elle recouvra la vie et la parole, elle avait perdu l’esprit, elle délirait avec des transports furieux.

« Des médecins furent appelés, de savants hommes qui roulaient jusqu’à ma porte dans d’excellents carrosses, avec des domestiques revêtus d’une livrée brillante. Ils restèrent près de son lit pendant des semaines. Il y eut une grande consultation, et ils conférèrent ensemble d’une voix solennelle. J’étais dans la pièce voisine ; l’un des plus célèbres, parmi eux, vint m’y trouver, me prit à part, et, me disant de me préparer à la plus funeste nouvelle, m’apprit à moi, le fou ! que ma femme était folle. Le docteur était seul avec moi, tout auprès d’une fenêtre ouverte, ses yeux fixés sur mon visage, sa main posée sur mon bras. D’un seul effort j’aurais pu le précipiter dans la rue, ç’aurait été une fameuse farce ! mais mon secret était en jeu et je le laissai partir. Quelques jours après, on me dit que je devrais la faire surveiller, lui choisir un gardien, moi ! Je m’en allai dans la campagne où personne ne pouvait m’entendre, et je poussai des éclats de rire, qui retentissaient au loin.

« Elle mourut le lendemain. Le vieillard aux cheveux blancs suivit son cercueil, et les frères orgueilleux laissèrent tomber des larmes sur le corps insensible de celle dont ils avaient contemplé la souffrance avec des muscles d’airain. Tout cela nourrissait ma gaieté secrète et, en retournant à la maison, je riais derrière le mouchoir blanc que je tenais sur mon visage, je riais tant que les larmes m’en venaient aux yeux.

« Mais quoique j’eusse atteint mon but en la tuant, j’étais inquiet et agité ; je sentais que mon secret devait m’échapper avant longtemps. Je ne pouvais cacher la joie sauvage qui bouillonnait dans mon sang ; et qui, lorsque j’étais seul à la maison, me faisait sauter et battre des mains, et danser, et tourner, et rugir comme un lion. Quand je sortais et que je voyais la foule affairée se presser dans les rues ou au théâtre, quand j’entendais les sons de la musique, quand je regardais les danseurs, je ressentais des transports si joyeux, que j’étais tenté de me précipiter au milieu d’eux et d’arracher leurs membres pièce à pièce, et de hurler avec les instruments. Mais alors, je grinçais des dents, je frappais du pied sur le plancher, j’enfonçais mes ongles aigus dans mes mains, je maîtrisais la folie et personne ne se doutait encore que j’étais un fou.

« Je me rappelle… quoique ce soit une des dernières choses que je puisse me rappeler… car maintenant je mêle mes rêves avec les faits réels, et j’ai tant de choses à faire ici et je suis si pressé que je n’ai pas le temps de mettre un peu d’ordre dans cette étrange confusion… je me rappelle comment cela éclata à la fin. Ha ! ha ! il me semble que je vois encore leurs regards effrayés ! Avec quelle facilité je les rejetai loin de moi ; comme je meurtrissais leur visage avec mes poings fermés, et comme je m’enfuis avec la vitesse du vent, les laissant huer et crier bien loin derrière moi. La force d’un géant renaît en moi, lorsque j’y pense. Là ! voyez comme cette barre de fer ploie sous mon étreinte furieuse ! Je pourrais la briser comme un roseau ; mais il y a ici de longues galeries, avec beaucoup de portes, je crois que je ne pourrais pas y trouver mon chemin, et même si je pouvais le trouver, il y a en bas des grilles de fer qu’ils tiennent soigneusement fermées, car ils savent quel fou malin j’ai été, et ils sont fiers de m’avoir pour me montrer aux visiteurs.

« Voyons… oui c’est cela… j’étais allé dehors ; la nuit était avancée quand je rentrai à la maison, et je trouvai le plus orgueilleux des trois orgueilleux frères, qui m’attendait pour me voir. Affaire pressante disait-il : je me le rappelle bien. Je haïssais cet homme avec toute la haine d’un fou ; souvent, bien souvent, mes mains avaient brûlé de le mettre en pièces. On m’apprit qu’il était là ; je montai rapidement l’escalier. Il avait un mot à me dire ; je renvoyai les domestiques.

« Il était tard et nous étions seuls ensemble, pour la première fois !

« D’abord je détournai soigneusement les yeux de dessus lui, car je savais, ce qu’il n’imaginait guère, et je me glorifiais de le savoir… que le feu de la folie brillait dans mes yeux comme une fournaise. — Nous restâmes assis en silence pendant quelques minutes. Il parla à la fin. Mes dissipations récentes et d’étranges remarques, faites aussitôt après la mort de sa sœur, étaient une insulte à sa mémoire. Rassemblant beaucoup de circonstances qui avaient d’abord échappé à ses observations, il pensait que je n’avais pas bien traité la défunte, il désirait savoir s’il devait en conclure que je voulais jeter quelques reproches sur elle, et manquer au respect dû à sa famille. Il devait à l’uniforme qu’il portait de me demander cette explication.

« Cet homme avait une commission dans l’armée ; une commission achetée avec mon argent, avec la misère de sa sœur ! C’était lui qui avait été le plus acharné dans le complot pour m’enlacer et pour s’approprier ma fortune. C’était pour lui surtout, et par lui, que sa sœur avait été forcée de m’épouser, quoiqu’il sût bien qu’elle avait donné son cœur à ce jeune homme sentimental. — Il devait à son uniforme ! — Son uniforme ! La livrée de sa dégradation ! Je tournai mes yeux vers lui, je ne pus pas m’en empêcher, mais je ne dis pas un mot.

« Je vis le changement soudain que mon regard produisit dans sa contenance. C’était un homme hardi, et pourtant son visage devint blafard. Il recula sa chaise, je rapprochai la mienne plus près de lui, et comme je me mis à rire (j’étais très-gai alors), je le vis tressaillir. Je sentis que la folie s’emparait de moi : lui, il avait peur.

« Vous aimiez beaucoup votre sœur quand elle vivait, lui dis-je. Vous l’aimiez beaucoup ? »

« Il regarda avec inquiétude autour de lui, et je vis que sa main droite serrait le dos de sa chaise ; cependant il ne répondit rien.

« Misérable ! m’écriai-je, je vous ai deviné ! J’ai découvert votre complot infernal contre moi. Je sais que son cœur était avec un autre lorsque vous l’avez forcée de m’épouser. Je le sais, je le sais ! »

« Il se leva brusquement, brandit sa chaise devant lui et me cria de reculer ; car je m’étais approché de lui, tout en parlant.

« Je hurlais plutôt que je ne parlais, et je sentais bouillonner dans mes veines le tumulte des passions ; j’entendais le vieux chuchotement des esprits qui me défiaient d’arracher son cœur.

« Damnation ! m’écriai-je en me précipitant sur lui. J’ai tué ta sœur ! Je suis fou ! Mort ! Mort ! Du sang, du sang ! J’aurai ton sang ! »

« Je détournai la chaise, qu’il me lança dans sa terreur ; je l’empoignai corps à corps, et nous roulâmes tous les deux sur le plancher.

« Ce fut une belle lutte, car il était grand et fort ; il combattait pour sa vie, et moi j’étais un fou puissant, altéré de vengeance. Je savais qu’aucune force humaine ne pouvait égaler la mienne, et j’avais raison, raison, raison ! quoique fou ! Sa résistance s’affaiblit ; je m’agenouillai sur sa poitrine, je serrai fortement avec mes deux mains son cou musculeux ; son visage devint violet, les yeux lui sortaient de la tête, et il tirait la langue comme s’il voulait se moquer. Je serrais toujours plus fort.

« Tout à coup la porte s’ouvrit avec un grand bruit ; beaucoup de gens se précipitèrent dans la chambre en criant : « Arrêtez le fou ! » Mon secret était découvert ; il fallait lutter maintenant pour la liberté ; je fus sur mes pieds avant que personne pût me saisir ; je m’élançai parmi les assaillants, et je m’ouvris un passage d’un bras vigoureux. Ils tombaient tous devant moi comme si je les avais frappés avec une massue. Je gagnai la porte, je sautai par-dessus la rampe ; en un instant j’étais dans la rue.

« Je courus devant moi, droit et roide, et personne n’osait m’arrêter. J’entendais le bruit des pas derrière moi, et je redoublais de vitesse. Ce bruit devenait de plus en plus faible, à mesure que je m’éloignais, et enfin il s’éteignit entièrement. Moi, je bondissais toujours par-dessus les ruisseaux et les mares, par-dessus les murs et les fossés, en poussant des cris sauvages, qui déchiraient les airs et qui étaient répétés par les êtres étranges dont j’étais entouré. Les démons m’emportaient dans leurs bras, au milieu d’un ouragan qui renversait en passant les haies et les arbres ; ils m’emportaient en tourbillonnant, et je ne voyais plus rien autour de moi, tant j’étais étourdi par le fracas et la rapidité de leur course. À la fin, ils me lancèrent loin d’eux, et je tombai pesamment sur la terre.

« Quand je me réveillai, je me trouvai ici… ici dans cette gaie cellule, ou les rayons du soleil viennent rarement, où les rayons de la lune, quand ils s’y glissent, ne servent qu’à me faire mieux voir les ombres menaçantes qui m’entourent, et cette figure silencieuse, toujours debout dans ce coin. Quand je suis éveillé, je puis entendre quelquefois des cris étranges, des gémissements affreux, qui retentissent dans ces grands bâtiments antiques. Ce que c’est, je l’ignore ; mais ils ne viennent pas de cette pâle figure et n’ont aucun rapport avec elle, car depuis les premières ombres du crépuscule jusqu’aux lueurs matinales de l’aurore, elle reste immobile à la même place, écoutant l’harmonie de mes chaînes de fer, et contemplant mes gambades sur mon lit de paille. »


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


À la fin du manuscrit la note suivante était écrite d’une autre main.

« L’infortuné dont on vient de lire les rêveries est un triste exemple du résultat que peuvent avoir des passions effrénées et des excès prolongés, jusqu’à ce que leurs conséquences deviennent irréparables. La dissipation, les débauches répétées de sa jeunesse, amenèrent la fièvre et le délire. Le premier effet de celui-ci fut l’étrange illusion par laquelle il se persuada qu’une folie héréditaire existait dans sa famille. Cette idée, fondée sur une théorie médicale bien connue, mais contestée aussi vivement qu’elle est appuyée, produisit chez lui une humeur atrabilaire qui, avec le temps, dégénéra en folie, et se termina enfin par la fureur. J’ai lieu de croire que les événements racontés par lui sont réellement arrivés, quoiqu’ils aient été défigurés par son imagination malade. Ce qui doit étonner davantage ceux qui ont eu connaissance des vices de sa jeunesse, c’est que ses passions, lorsqu’elles n’ont plus été contrôlées par la raison, ne l’aient point poussé à commettre des crimes encore plus effroyables. »


La chandelle de M. Pickwick s’enfonçait dans la bobèche, précisément au moment où il achevait de lire le manuscrit du vieil ecclésiastique ; et comme la lumière s’éteignit tout d’un coup, sans même avoir vacillé, l’obscurité soudaine fit une impression profonde sur ses nerfs déjà excités. Il tressaillit et ses dents claquèrent de terreur. Ôtant donc avec vivacité les vêtements qu’il avait mis pour se relever, il jeta autour de la chambre un regard craintif et se fourra promptement entre ses draps, où il ne tarda pas à s’endormir.

Lorsqu’il se réveilla, le soleil faisait resplendir tous les objets dans sa chambre et la matinée était déjà avancée. La tristesse qui l’avait accablé le soir précédent s’était dissipée avec les ombres qui obscurcissaient le paysage ; toutes ses pensées, toutes ses sensations étaient aussi gaies et aussi gracieuses que le matin lui-même. Après un solide déjeuner, les quatre philosophes, suivis par un homme qui portait la pierre dans sa boîte de sapin, se dirigèrent à pied vers Gravesend, où leur bagage avait été expédié de Rochester. Ils atteignirent Gravesend vers une heure, et ayant été assez heureux pour trouver des places sur l’impériale de la voiture de Londres, ils y arrivèrent, sains et saufs, dans la soirée.

Trois ou quatre jours subséquents furent remplis par les préparatifs nécessaires pour leur voyage au bourg d’Eatanswill ; mais comme cette importante entreprise exige un chapitre séparé, nous emploierons le petit nombre de lignes qui nous restent à raconter, avec une grande brièveté, l’histoire de l’antiquité rapportée par M. Pickwick.

Il résulte des mémoires du club, que M. Pickwick parla sur sa découverte, dans une réunion générale qui eut lieu le lendemain de son arrivée, et promena l’esprit charmé de ses auditeurs sur une multitude de spéculations ingénieuses et érudites, concernant le sens de l’inscription. Il paraît aussi qu’un artiste habile en exécuta le dessin, qui fut gravé sur pierre et présenté à la Société royale des antiquaires de Londres et aux autres sociétés savantes ; que des jalousies et des rivalités sans nombre naquirent des opinions émises à ce sujet ; que M. Pickwick lui-même écrivit un pamphlet de quatre-vingt-seize pages, en très-petits caractères, où l’on trouvait vingt-sept versions différentes de l’inscription ; que trois vieux gentlemen, dont les fils aînés avaient osé mettre en doute son antiquité, les privèrent de leur succession, et qu’un individu enthousiaste fit ouvrir prématurément la sienne, par désespoir de n’en avoir pu sonder la profondeur ; que M. Pickwick fut élu membre de dix-sept sociétés savantes, tant nationales qu’étrangères, pour avoir fait cette découverte ; qu’aucune des dix-sept sociétés savantes ne put en tirer la moindre chose, mais que toutes les dix-sept s’accordèrent pour reconnaître que rien n’était plus curieux.

Il est vrai que M. Blotton, et son nom sera dévoué au mépris éternel de tous ceux qui cultivent le mystérieux et le sublime ; M. Blotton, disons-nous, vétilleux et méfiant, comme le sont les esprits vulgaires, se permit de considérer la chose sous un point de vue aussi dégradant que ridicule. M. Blotton, dans le vil dessein de ternir le nom éclatant de Pickwick, entreprit en personne le voyage de Cobham. À son retour, il déclara ironiquement au club, qu’il avait vu l’homme dont la pierre avait été achetée ; que cet individu la croyait ancienne, mais qu’il niait solennellement l’ancienneté de l’inscription, et assurait avoir gravé lui-même, dans un instant de désœuvrement, ces lettres grossières, qui signifiaient tout bonnement : Bill Stumps, sa marque. M. Blotton ajoutait que M. Stumps ayant peu l’habitude de la composition, et se laissant guider par le son des mots plutôt que par les règles sévères de l’orthographe, n’avait mis qu’un l à la fin de son prénom, et avait remplacé par un k les lettres qu et e du nom marque.

Les illustres membres du Pickwick-Club, comme on pouvait l’attendre d’une société aussi savante, reçurent cette histoire avec le mépris qu’elle méritait, chassèrent de leur sein l’ignorant et présomptueux Blotton, et votèrent à M. Pickwick une paire de besicles en or, comme un gage de leur admiration et de leur confiance. Pour reconnaître cette marque d’approbation, M. Pickwick se fit peindre en pied, et fit suspendre son portrait dans la salle de réunion du club, portrait que, par parenthèse, il n’eut aucune envie de voir disparaître lorsqu’il fut moins jeune qu’on ne l’y représentait.

M. Blotton était expulsé, mais il ne se tenait pas pour battu. Il adressa aux dix-sept sociétés savantes un pamphlet dans lequel il répétait l’histoire qu’il avait émise, et laissait apercevoir assez clairement qu’il regardait comme des gobe-mouches les membres des dix-sept sociétés susdites.

À cette proposition malsonnante, les dix-sept sociétés furent remplies d’indignation. Il parut plusieurs pamphlets nouveaux. Les sociétés savantes étrangères correspondirent avec les sociétés savantes nationales ; les sociétés savantes nationales traduisirent en anglais les pamphlets des sociétés savantes étrangères ; les sociétés savantes étrangères traduisirent dans toutes sortes de langages les pamphlets des sociétés savantes nationales, et ainsi, commença cette lutte scientifique, si connue de tout l’univers sous le nom de Controverse pickwickienne.

Cependant les efforts calomnieux destinés à perdre M. Pickwick retombèrent sur la tête de leur méprisable auteur. Les dix-sept sociétés savantes votèrent unanimement que le présomptueux Blotton n’était qu’un tatillon ignorant, et écrivirent contre lui des opuscules sans nombre ; enfin la pierre elle-même subsiste encore aujourd’hui, monument illisible de la grandeur de M. Pickwick et de la petitesse de ses détracteurs.






  1. Petites maisons où les vieillards pauvres sont logés gratuitement.