Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome I/XIV.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (Tome 1p. 185-202).

CHAPITRE XIV.

Contenant une courte description de la compagnie assemblée au Paon d’argent, et de plus une histoire racontée par un commis-voyageur.

C’est avec un plaisir toujours nouveau, qu’après avoir contemplé les tourments et les combats de la vie politique, on ramène son attention sur la tranquillité de la vie privée. Quoique en réalité, M. Pickwick ne tînt pas beaucoup à l’un ou à l’autre parti, il avait été assez enflammé par l’enthousiasme de Pott, pour appliquer ses immenses facultés intellectuelles aux opérations que nous venons de raconter, d’après son mémorandum. Pendant qu’il était ainsi occupé, M. Winkle ne restait pas oisif, mais il dévouait tout son temps à d’agréables promenades, à de petites excursions romantiques avec Mme Pott ; car, lorsque l’occasion s’en présentait, cette aimable dame ne manquait jamais de chercher quelque soulagement à l’ennuyeuse monotonie dont elle se plaignait avec tant d’amertume. M. Pickwick et M. Winkle, étant ainsi complétement acclimatés dans la maison de l’éditeur, M. Tupman et M. Snodgrass, se trouvèrent en grande partie réduits à leurs propres ressources. Prenant peu d’intérêt aux affaires publiques, ils eurent recours, pour charmer leurs loisirs, aux amusements que pouvait offrir le Paon d’argent. Ces amusements se composaient d’un jeu de bagatelle, au premier étage, et d’un solitaire jeu de quilles, dans l’arrière-cour. Grâce au dévouement de Sam, nos voyageurs furent graduellement initiés dans les mystères de ces passe-temps, beaucoup plus abstraits que ne le supposent les hommes ordinaires. C’est ainsi qu’ils parvinrent à charmer la lenteur des heures paresseuses, quoiqu’ils fussent en grande partie déshérités de la société de M. Pickwick.

C’était principalement le soir que le Paon d’argent offrait, aux deux amis, des attractions qui leur permettaient de résister aux invitations pressantes de l’éloquent, quoique verbeux, journaliste. C’était le soir que le café de l’hôtel se remplissait d’un cercle d’originaux, dont les caractères et les manières présentaient à M. Tupman des observations délicieuses et dont les discours et les actions étaient habituellement notés par M. Snodgrass.

On sait ce que sont ordinairement les cafés où se rassemblent messieurs les commis voyageurs. Celui du Paon d’argent ne sortait point de la règle commune. C’était une vaste pièce toute nue, dont le maigre ameublement avait, sans aucun doute, été meilleur lorsqu’il était plus neuf. Une curieuse collection de chaises, aux formes grotesques et variées, était distribuée autour d’une grande table placée au centre de la salle, et d’une infinité de petites tables rondes, carrées ou triangulaires, qui en occupaient tous les coins. Un vieux tapis de Turquie faisait, sur le plancher, l’effet d’un petit mouchoir de femme sur le plancher d’une guérite. Les murs étaient garnis de deux ou trois grandes cartes géographiques, et de plusieurs grosses houppelandes, qui pendaient à une rangée de champignons. On voyait, sur la cheminée, un livre de poste ; une histoire du Comté, moins la couverture ; les restes mortels d’une truite, contenus dans un cercueil de verre ; un encrier de bois, contenant un tronçon de plume, avec la moitié d’un pain à cacheter. Le buffet s’honorait de porter une quantité d’objets divers, parmi lesquels se faisaient remarquer principalement, une burette fort nuageuse ; deux ou trois fouets ; autant de châles de voyage ; un assortiment de couteaux et de fourchettes, et surtout la moutarde. Enfin, l’atmosphère, épaissie par la fumée de tabac, avait communiqué une teinte de bistre à tous les objets, et principalement à des rideaux rouges et poussiéreux, qui pendaient tristement aux croisées.

C’est là que MM. Tupman et Snodgrass buvaient et fumaient, dans la soirée qui suivit l’élection, avec plusieurs autres habitants temporaires de l’hôtel.

« Allons ! messieurs, dit ex abrupto, un grand et vigoureux personnage, qui ne possédait qu’un seul œil, mais un petit œil noir étincelant, comme quatre, de malice et de bonne humeur. Allons ! messieurs, à nos nobles santés ! Je propose toujours ce toast-là à la compagnie, mais dans mon for intérieur je bois à la santé de Mary. Pas vrai, Mary ?…

— Laissez-moi, monstre ! répondit la servante, qui, toutefois, était évidemment flattée du compliment.

— Ne vous en allez pas, Mary, reprit l’homme à l’œil noir.

— Laissez-moi tranquille, impertinent !

— Ne pleurez pas d’être obligée de me quitter, Mary, poursuivit le personnage à l’œil unique, tandis que la jeune fille quittait la chambre ; j’irai vous retrouver tout à l’heure, ne vous chagrinez pas, ma chère ! En disant ces mots il cligna son œil solitaire du côté de la compagnie, à la grande satisfaction d’un personnage assez âgé, qui avait une pipe de terre et un visage également culottés.

— Les femmes, c’est des drôles de créatures, dit l’homme au visage culotté, après une pause.

— Ah ! c’est fameusement vrai !  » s’écria, derrière son cigare, un second monsieur au visage couperosé.

Après ce petit bout de philosophie, il y eut une autre pause.

« Malgré cela, voyez-vous, il y a dans ce monde des choses plus drôles que les femmes, reprit l’homme à l’œil noir, en remplissant gravement une pipe hollandaise d’une énorme dimension.

— Êtes-vous marié ? demanda le visage culotté.

— Pas que je sache.

— Je m’en avais douté. »

En parlant ainsi, l’homme au visage culotté tomba dans une extase de joie, occasionnée par sa propre répartie ; ce en quoi il fut imité par un individu à la voix douce, au visage pacifique, qui avait pour principe d’être toujours d’accord avec tout le monde.

« Après tout, gentlemen, dit l’enthousiaste M. Snodgrass, les femmes sont le charme et la consolation de notre existence.

— Cela est vrai, répliqua le personnage à l’air doucereux.

— Quand elles sont de bonne humeur, ajouta le visage culotté.

— Oh ! cela est très-vrai, dit le gentleman pacifique.

— Je repousse cette restriction ! reprit M. Snodgrass dont la pensée retournait rapidement vers Emily Wardle. Je la repousse avec dédain. Montrez-moi l’homme qui profère quelque chose contre les femmes, en tant que femmes, et je déclare hardiment qu’il n’est pas un homme. En prononçant ces mots, M. Snodgrass ôta son cigare de sa bouche, et frappa violemment sur la table avec son poing fermé.

— Voilà un bon argument, dit l’homme pacifique.

— Contenant une assertion que je nie, interrompit le visage culotté.

— Et il y a certainement aussi beaucoup de vérité dans ce que vous observez, monsieur, répliqua le pacifique.

— Votre santé, monsieur, reprit le commis voyageur, à l’œil unique, en le dirigeant amicalement vers M. Snodgrass.

Le pickwickien répondit à cette politesse comme il convenait.

« J’aime toujours à entendre un bon argument, continua le commis voyageur ; un argument frappant comme celui-ci. C’est fort instructif. Mais cette petite discussion sur les femmes m’a fait souvenir d’une histoire que j’ai entendu raconter à mon oncle. C’est ce qui m’a fait dire tout à l’heure qu’il y a des choses plus drôles que les femmes.

— Je voudrais bien entendre cette histoire-là, dit l’homme au cigare et au visage rouge.

— Votre parole d’honneur ? répliqua laconiquement le commis voyageur ; et il continua à fumer avec grande véhémence.

— Et moi aussi, ajouta M. Tupman, qui parlait pour la première fois, et qui était toujours désireux d’augmenter son bagage d’expérience.

— Et vous aussi ? Eh bien ! je vais vous la raconter. Pourtant ce n’est pas trop la peine ; je suis sûr que vous ne la croirez pas. »

Et pendant que le commis voyageur parlait ainsi, son œil solitaire clignait d’une façon singulièrement malicieuse.

« Si vous m’assurez que l’histoire est vraie, je la croirai certainement, dit M. Tupman.

— Moyennant cette condition, je vais vous la raconter. Avez-vous entendu parler de la maison Bilson et Slum ? Au reste, que vous en ayez entendu parler ou non, cela ne fait pas grand’chose, puisqu’ils sont retirés du commerce depuis longtemps. Il y a quatre-vingts ans que l’histoire en question arriva à un commis voyageur de cette maison ; il était ami intime avec mon oncle, et mon oncle m’a raconté l’histoire à peu près comme vous allez l’entendre. Il l’appelait

L’HISTOIRE DE TOM SMART, LE COMMIS VOYAGEUR.

Par une soirée d’hiver, au moment où l’obscurité commençait à tomber, on aurait pu voir sur la route qui traverse le plateau de Marlborough, une carriole, et dans cette carriole un homme qui pressait son cheval fatigué. Je dis qu’on aurait pu voir, et je n’ai pas le moindre doute qu’on aurait vu, s’il était passé par là quelque personne qui n’eût pas été aveugle. Mais la saison était si froide et la nuit si pluvieuse, qu’excepté l’eau qui tombait il n’y avait pas un chat dehors. Si un commis voyageur de cette époque avait rencontré ce casse-cou de petite carriole, avec sa caisse grise, ses roues écarlates, et sa jument baie à l’allure allongée, au caractère capricieux, qui avait l’air de descendre d’un cheval de boucher et d’une rosse de la petite poste, il aurait conclu du premier coup, que le conducteur de la carriole était nécessairement Tom Smart, de la grande maison Bilson et Slum, de Cateaton-Street, dans la Cité ; mais comme il ne se trouvait là aucun commis voyageur, personne ne se doutait de l’affaire, et Tom Smart, sa carriole grise, ses roues écarlates et sa jument capricieuse, gardaient mutuellement leur secret, en cheminant de compagnie.

Même dans ce triste monde, il y a bien des endroits plus agréables que la plaine de Marlborough, quand le vent souffle violemment. Si vous y joignez une sombre soirée d’hiver, une route défoncée et fangeuse, une pluie froide et battante, et que vous en fassiez l’expérience sur votre propre individu, vous comprendrez toute la force de cette observation.

Le vent ne soufflait pas en face, ni par derrière, quoique ce soit assez mauvais, mais il venait en travers de la route, poussait la pluie obliquement, comme les lignes qu’on traçait dans nos cahiers d’écriture pour nous apprendre à bien pencher nos lettres : il s’apaisait par instants, et le voyageur commençait à se flatter qu’épuisé par sa furie, il s’était enfin endormi. Mais pfffouh ! il recommençait à hurler et à siffler au loin ; il arrivait en roulant par-dessus les collines ; il balayait la plaine, et s’approchant avec une violence toujours croissante, il tourbillonnait autour de l’homme et du cheval ; il fouettait dans leurs yeux, dans leurs oreilles, des bouffées d’une pluie froide et piquante ; il soufflait son haleine humide et glacée jusque dans la moelle de leurs os ; puis, quand il les avait dépassés il tempêtait au loin avec des mugissements étourdissants, comme s’il avait voulu se moquer de leur faiblesse, et se glorifier de sa puissance.

La jument baie pataugeait dans la boue, les oreilles pendantes, et de temps en temps secouait la tête, comme pour exprimer le dégoût que lui inspirait la conduite inconvenante des éléments. Cependant elle allait toujours d’un bon pas, quand tout à coup, entendant venir un tourbillon, plus furieux que tous les autres, elle s’arrêta court, écarta ses quatre pieds, et les planta solidement sur la terre. Ce fut par une grâce spéciale de la Providence qu’elle agit ainsi, car la carriole était si légère, Tom-Smart si mince, et la jument capricieuse si efflanquée qu’une fois enlevés par l’ouragan, tous les trois auraient infailliblement roulé, l’un par-dessus l’autre, jusqu’à ce qu’ils eussent atteint les bornes de la terre, ou jusqu’à ce que le vent se fût apaisé. Or, dans l’une comme dans l’autre hypothèse, il est probable que ni la jument capricieuse, ni Tom Smart, ni la carriole grise aux roues écarlates, n’auraient jamais pu être remis en état de service.

« Par mes sous-pieds et mes favoris ! s’écria Tom Smart (Il avait parfois la mauvaise habitude de jurer) ; par mes sous-pieds et mes favoris ! s’écria Tom, voilà un temps gracieux, que le diable m’évente ! »

On me demandera probablement pourquoi Tom Smart exprimait le vœu d’être éventé sur nouveaux frais, lorsqu’il était soumis à ce genre de traitement depuis si longtemps. Je n’en sais rien : seulement je sais que Tom Smart parla de la sorte, ou du moins raconta à mon oncle, qu’il avait ainsi parlé ; ce qui revient au même.

« Que le diable m’évente ! » dit Tom Smart ; et la jument renifla comme si elle avait été précisément du même avis.

« Allons ! ma vieille fille, reprit Tom, en lui caressant le cou avec le bout de son fouet ; il n’y a pas moyen d’avancer cette nuit. Nous resterons à la première auberge. Ainsi plus tu iras vite, plus vite ça sera fini. Oh ! oh ! bellement ! bellement ! »

La jument capricieuse était-elle assez habituée à la voix de son maître pour comprendre sa pensée, ou trouvait-elle qu’il faisait plus froid à rester en place qu’à marcher, c’est ce que je ne saurais dire ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que Tom avait à peine cessé de parler, qu’elle releva ses oreilles et recommença à trotter. Elle allait grand train et secouait si bien la carriole grise, que Tom s’attendait à chaque instant à voir les rayons rouges de ses roues voler à droite et à gauche, et s’enfoncer dans le sol humide. Tout bon conducteur qu’il était, Tom ne put ralentir sa course jusqu’au moment où la courageuse bête s’arrêta d’elle-même devant une auberge, à main droite de la route, à environ deux milles des collines de Marlborough.

Le voyageur déposa son fouet, et jeta les rênes au valet d’écurie, tout en examinant la maison. C’était un drôle de vieux bâtiment, construit avec une sorte de cailloutage et des poutres entre-croisées. Les fenêtres, surmontées d’un petit toit pointu, s’avançaient sur la route ; la porte était basse, et pour entrer dans la maison, il fallait descendre deux marches assez raides, sous un porche obscur, au lieu de monter un perron extérieur, comme c’est l’usage moderne. Cependant l’auberge avait l’air confortable ; il s’échappait de la fenêtre de la salle commune une lumière réjouissante, qui rayonnait sur la route et jusque sur la haie opposée. Une seconde clarté, tantôt vacillante et faible, tantôt vive et ardente, perçait à travers les rideaux fermés d’une croisée de la même salle, indice flatteur de l’excellent feu qui flambait dans l’intérieur. Remarquant ces petits symptômes avec l’œil d’un voyageur expérimenté, Tom descendit aussi agilement que le lui permirent ses membres à moitié gelés, et s’empressa d’entrer dans la maison.

En moins de cinq minutes, il était établi dans la salle (c’était bien celle qu’il avait rêvée), en face du comptoir, et non loin d’un feu substantiel, composé d’à peu près un boisseau de charbon de terre et d’assez de broussailles pour former une douzaine de buissons fort décents. Ces combustibles étaient empilés jusqu’à la moitié de la cheminée, et ronflaient, en pétillant, avec un bruit qui aurait suffi pour réchauffer le cœur de tout homme raisonnable. Cela était confortable, mais ce n’était pas tout ; car une piquante jeune fille, à l’œil brillant, au pied fin, à la mise coquette, mettait sur la table une nappe parfaitement blanche. De plus, Tom, ses pieds dans ses pantoufles et ses pantoufles sur le garde-feu, le dos tourné à la porte ouverte, voyait, par réflexion dans la glace de la cheminée, la charmante perspective du comptoir, avec ses délicieuses rangées de fromages, de jambons bouillis, de bœuf fumé, de bouteilles portant des inscriptions d’or, de pots de marinades et de conserves ; le tout disposé sur des tablettes d’une manière séduisante. Eh bien ! cela était confortable ; mais cela n’était pas encore tout, car dans le comptoir une veuve appétissante était assise pour prendre le thé, à la plus jolie petite table possible, près du plus brillant petit feu imaginable, et cette veuve, qui avait à peine quarante-huit ans et dont le visage était aussi confortable que le comptoir, était évidemment la dame et maîtresse de l’auberge, l’autocrate suprême de toutes ces agréables possessions. Malheureusement il y avait une vilaine ombre à ce charmant tableau : c’était un grand homme, un homme très-grand, en habit brun à énormes boutons de métal, avec des moustaches noires et des cheveux noirs bouclés. Il prenait le thé à côté de la veuve, et, comme on pouvait le deviner sans grande pénétration, il était en beau chemin de prendre la veuve elle-même, en lui persuadant de confier à Sa Grandeur le privilège de s’asseoir dans ce comptoir, à perpétuité.

Le caractère de Tom Smart n’était nullement irritable ni envieux, et pourtant, d’une manière ou d’une autre, le grand homme à l’habit brun fit fermenter le peu d’humeur qui entrait dans sa composition. Ce qui le vexait surtout, c’était d’observer de temps en temps dans la glace certaines petites familiarités innocentes, mais affectueuses, qui s’échangeaient entre la veuve et le grand homme, et qui le posaient évidemment comme le favori de la dame. Tom aimait le grog chaud — je puis même dire qu’il l’aimait beaucoup ; — aussi, après s’être assuré que sa jument avait de bonne avoine et de bonne litière, après avoir savouré, sans en laisser une bouchée, l’excellent petit dîner que la veuve avait apprêté pour lui de ses propres mains, Tom demanda un verre de grog, par manière d’essai. Or, s’il y avait une chose que la veuve sut fabriquer mieux qu’une autre, parmi toutes les branches de l’art culinaire, c’était précisément cet article-là. Le premier verre se trouva donc adapté si heureusement au goût de Tom, qu’il ne tarda pas à en ordonner un second. Le punch chaud est une chose fort agréable, gentlemen, une chose fort agréable dans toutes les circonstances ; mais dans ce vieux parloir si propre, devant ce feu si pétillant, au bruit du vent qui rugissait en dehors à faire craquer tous les ais de la vieille maison, Tom trouva son punch absolument délicieux. Il en demanda un troisième verre, puis un quatrième, puis un cinquième ; je ne sais pas trop s’il n’en ordonna pas encore un autre après celui-là. Quoi qu’il en soit, plus il buvait de punch, plus il s’irritait contre le grand homme.

« Le diable confonde son impudence ! pensa Tom Smart en lui-même ; qu’a-t-il à faire dans ce charmant comptoir, ce vilain museau ? Si la veuve avait un peu de goût, elle pourrait assurément ramasser un gaillard mieux tourné que cela. » Ici les yeux de Tom quittèrent la glace et tombèrent sur son verre de punch. Il le vida, car il devenait sentimental, et il en ordonna encore un.

Tom Smart, gentlemen, avait toujours ressenti le noble désir de servir le public. Il avait longtemps ambitionné d’être établi dans un comptoir qui lui appartînt, avec une grande redingote verte, en culottes de velours à côtes et des bottes à revers. Il se faisait une haute idée de présider à des repas de corps ; il s’imaginait qu’il parlerait joliment dans une salle à manger qui serait à lui, et qu’il donnerait de fameux exemples à ses pratiques, en buvant avec intrépidité. Toutes ces choses passèrent rapidement dans l’esprit de Tom, pendant qu’il sirotait son punch, auprès du feu jovial, et il se sentit justement indigné contre le grand homme, qui paraissait sur le point d’acquérir cette excellente maison, tandis que lui, Tom Smart, en était aussi éloigné que jamais. En conséquence, après s’être demandé, pendant ses deux derniers verres, s’il n’avait pas le droit de chercher querelle au grand homme pour s’être insinué dans les bonnes grâces de l’appétissante veuve, Tom Smart arriva finalement à cette conclusion peu satisfaisante, qu’il était un pauvre homme fort maltraité, fort persécuté, et qu’il ferait mieux de s’aller jeter sur son lit.

La jolie fille précéda Tom dans un large et vieil escalier : elle abritait sa chandelle avec sa main, pour la protéger contre les courants d’air qui, dans un vieux bâtiment aussi peu régulier que celui-là, auraient certainement pu trouver mille recoins pour prendre leurs ébats, sans venir précisément souffler la lumière. Ils la soufflèrent cependant, et donnèrent ainsi aux ennemis de Tom une occasion d’assurer que c’était lui, et non pas le vent, qui avait éteint la chandelle, et que, tandis qu’il prétendait souffler dessus pour la rallumer, il embrassait effectivement la servante. Quoi qu’il en soit, la chandelle fut rallumée, et Tom fut conduit, à travers un labyrinthe de corridors, dans l’appartement qui avait été préparé pour sa réception. La jeune fille lui souhaita une bonne nuit, et le laissa seul.

Il se trouvait dans une grande chambre, accompagnée de placards énormes ; le lit aurait pu servir pour un bataillon tout entier ; les deux armoires, en chêne bruni par le temps, auraient contenu le bagage d’une petite armée : mais ce qui frappa le plus l’attention de Tom, ce fut un étrange fauteuil, au dos élevé, à l’air refrogné, sculpté de la manière la plus bizarre, couvert d’un damas à grands ramages, et dont les pieds étaient soigneusement enveloppés dans de petits sacs rouges, comme s’ils avaient eu la goutte dans les talons. De tout autre fauteuil singulier, Tom aurait pensé simplement que c’était un singulier fauteuil ; mais il y avait dans ce fauteuil-là quelque chose, — il lui aurait été impossible de dire quoi, — quelque chose qu’il n’avait jamais remarqué dans aucune autre pièce d’ameublement, quelque chose qui semblait le fasciner. Il s’assit auprès du feu et il regarda de tous ses yeux le vieux fauteuil, pendant plus d’une demi-heure. Damnation sur ce fauteuil ! C’était une vieillerie si étrange, qu’il n’en pouvait pas détacher ses regards.

« Sur ma foi ! dit Tom en se déshabillant lentement et en considérant toujours le vieux fauteuil, qui se tenait d’un air mystérieux auprès du lit, je n’ai jamais vu rien de si drôle de ma vie ni de mes jours ; farcement drôle ! dit Tom, qui, grâce au punch, était devenu singulièrement penseur. Farcement drôle ! » Il secoua la tête avec un air de profonde sagesse et regarda le fauteuil sur nouveaux frais ; mais il eut beau regarder, il n’y pouvait rien comprendre. Ainsi, il se fourra dans son lit, se couvrit chaudement, et s’endormit.

Au bout d’une demi-heure, Tom s’éveilla en sursaut au milieu d’un rêve confus de grands hommes et de verres de punch. Le premier objet qui s’offrit à son imagination engourdie, ce fut l’étrange fauteuil.

« Je ne veux plus le regarder, » se dit Tom à lui-même, en fermant solidement ses paupières ; et il tâcha de se persuader qu’il allait se rendormir. Impossible ! une quantité de fauteuils bizarres dansaient devant ses yeux, battaient des entrechats avec leurs pieds, jouaient à saute-mouton et faisaient toutes sortes de bamboches.

« Autant voir un fauteuil réel que deux ou trois douzaines de fauteuils imaginaires, » pensa Tom, en sortant sa tête de dessous la couverture.

L’objet de son étonnement était toujours là, fantastiquement éclairé par la lumière vacillante du feu.

Tom le contemplait fixement, lorsque soudain il le vit changer de figure. Les sculptures du dossier prirent graduellement les traits et l’expression d’une face humaine, vieillotte et ridée ; le damas à ramages devint un antique gilet flamboyant ; les pieds s’allongèrent, enfoncés dans des pantoufles rouges ; et le fauteuil, enfin, offrit l’apparence d’un très-vieux et très-vilain bourgeois du siècle précédent, qui se serait campé là, les poings sur les hanches. Tom s’assit sur son lit et se frotta les yeux, pour chasser cette illusion. Mais non ! le fauteuil était bien réellement un vieux gentleman ; et qui plus est, il commença à cligner de l’œil en regardant Tom Smart.

Tom était naturellement un gaillard audacieux, et par-dessus le marché il avait dans l’estomac cinq verres de punch. Quoiqu’il eût été d’abord un peu démoralisé, il sentit que sa bile s’échauffait en voyant l’antique gentleman le lorgner ainsi d’un air impudent. À la fin, il résolut de ne pas le souffrir et comme la vieille face continuait à cligner de l’œil aussi vite qu’un œil peut cligner, Tom lui dit d’un ton courroucé :

« Pourquoi diantre me faites-vous toutes ces grimaces-là ?

— Parce que cela me plaît, Tom Smart, » répondit le fauteuil, ou le vieux gentleman, comme vous voudrez l’appeler. Cependant il cessa de cligner de l’œil, mais il se mit à ricaner en montrant ses dents, comme un vieux singe décrépit.

« Comment savez-vous mon nom, vieille face de casse-noisettes ? demanda Tom un peu ébranlé, quoiqu’il voulût avoir l’air de faire bonne contenance.

— Allons ! allons ! Tom, ce n’est pas comme cela qu’on doit parler à de l’acajou massif. Dieu me damne ! on ne traiterait pas ainsi le plus mince plaqué. » En disant ces mots, le vieux gentleman avait l’air si féroce, que Tom commença à s’effrayer.

« Je n’avais pas l’intention de vous manquer de respect, monsieur, répondit-il d’un ton beaucoup plus humble.

— Bien ! bien ! reprit le bonhomme ; je le crois, je le crois. Tom ?

— Monsieur ?

— Je sais toute votre histoire, Tom ; toute votre histoire. Vous n’êtes pas riche, Tom.

— C’est vrai ; mais comment savez-vous… ?

— Cela n’y fait rien. Écoutez-moi, Tom : Vous aimez trop le punch. »

Tom était sur le point de protester qu’il n’en avait pas tâté une goutte depuis le dernier anniversaire de sa fête, lorsque ses yeux rencontrèrent ceux du fauteuil. Il avait l’air si malin, que Tom rougit, et garda le silence.

« Tom ! la veuve est une belle femme : une femme bien appétissante ! eh ! Tom ? » En parlant ainsi, le vieil amateur tourna la prunelle, fit claquer ses lèvres, et releva une de ses petites jambes grêles d’un air si roué, que Tom prit en dégoût la légèreté de ses manières, à son âge surtout.

« Tom ! reprit le vieux gentleman, je suis son tuteur.

— Vraiment ?

— J’ai connu sa mère, Tom, et sa grand’mère aussi. Elle était folle de moi. C’est elle qui m’a fait ce gilet-là, Tom.

— Oui-da !

— Et ces pantoufles-là, continua le vieux camarade en levant un de ses échalas. Mais n’en parlez pas, Tom ; je ne voudrais pas qu’on sût combien elle m’était attachée ; cela pourrait occasionner quelques désagréments dans sa famille. » En disant ces mots, le vieux débauché avait l’air si impertinent, que Tom a déclaré depuis qu’il aurait pu s’asseoir dessus sans le moindre remords.

« J’étais la coqueluche des femmes dans mon temps. J’ai tenu bien des jolies femmes sur mes genoux pendant des heures entières ! Eh ! Tom, qu’en dites-vous ? » Le vieux farceur allait poursuivre et raconter sans doute quelque exploit de sa jeunesse, lorsqu’il lui prit un si violent accès de craquements qu’il lui fut impossible de continuer.

« C’est bien fait, vieux libertin ! pensa Tom. Mais il ne dit rien.

— Ah ! reprit son étrange interlocuteur, cette maladie m’incommode beaucoup maintenant. Je deviens vieux, Tom, et j’ai perdu presque tous mes bâtons. On m’a fait dernièrement une vilaine opération : on m’a mis dans le dos une petite pièce. C’était une épreuve terrible, Tom.

— Je le crois, monsieur.

— Mais il ne s’agit point de cela, Tom ; je veux vous marier à la veuve.

— Moi ! monsieur ?

— Vous.

— Que Dieu bénisse vos cheveux blancs ! (le fauteuil conservait encore une partie de ses crins). Elle ne voudrait pas de moi ! Et Tom soupira involontairement, car il songeait au comptoir.

— Allons donc ! dit le vieux gentleman avec fermeté.

— Non, non. Il y a un autre vent qui souffle : un damné coquin, d’une taille superbe, avec des favoris noirs !

— Tom ! reprit le vieillard solennellement, il ne l’épousera jamais !

— Ah ! si vous aviez été dans le comptoir, vieux gentleman, vous conteriez un autre conte.

— Bah ! bah ! je sais toute cette histoire-là…

— Quelle histoire ?

— Les baisers dérobés derrière la porte, et cætera, » dit le vieillard avec un regard impudent qui fit bouillonner le sang de Tom ; car, je vous le demande, messieurs, y a-t-il rien de plus vexant que d’entendre parler de la sorte un homme de cet âge, qui devrait s’occuper de choses plus convenables.

« Je sais tout cela, Tom ; j’en ai vu faire autant à bien d’autres, que je ne veux pas nommer ; mais, après tout, il n’en est rien résulté.

— Vous devez avoir vu de drôles de choses dans votre temps ? »

— Vous pouvez en jurer, Tom, répondit le vieillard avec une grimace fort compliquée. Puis il ajouta en poussant un profond soupir : hélas ! je suis le dernier de ma famille.

— Était-elle nombreuse ?

— Nous étions douze gaillards solidement bâtis, nous tenant droits comme des i. Quelle différence avec vos avortons modernes ! Et nous avions reçu un si beau poli (quoique je ne dusse peut-être pas le dire moi-même), un si beau poli, qu’il vous aurait réjoui le cœur.

— Et que sont devenus les autres, monsieur ? »

Le vieux gentleman appliqua son coude à son œil, et répondit tristement : « Défunts ! Tom, défunts ! Nous avons fait un rude service, et ils n’avaient pas tous ma constitution. Ils ont attrapé des rhumatismes dans les pieds et dans les bras, si bien qu’on les a relégués à la cuisine et dans d’autres hôpitaux. L’un d’eux, par suite de longs services et de mauvais traitements, devint si disloqué, si branlant, qu’on prit le parti de le mettre au feu. Une fin bien rude, Tom !

— Épouvantable ! »

Le pauvre vieux bonhomme fit une pause. Il luttait contre la violence de ses émotions. Enfin, il continua en ces termes :

« Il ne s’agit point de cela, Tom. Ce grand homme est un coquin d’aventurier. Aussitôt qu’il aurait épousé la veuve, il vendrait tout le mobilier, et il s’en irait. Qu’arriverait-il ensuite ? Elle serait abandonnée, ruinée, et moi je mourrais de froid dans la boutique de quelque brocanteur.

— Oui, mais…

— Ne m’interrompez pas, Tom. J’ai de vous une opinion bien différente. Je sais que si une fois vous étiez établi dans une taverne vous ne la quitteriez jamais, tant qu’il y resterait quelque chose à boire.

— Je vous suis très-obligé de votre bonne opinion, monsieur.

— C’est pourquoi, reprit le vieux gentleman d’un ton doctoral, c’est pourquoi vous l’épouserez et il ne l’épousera point.

— Et qui l’en empêchera ? demanda Tom avec vivacité.

— Une petite circonstance : il est déjà marié.

— Comment pourrai-je le prouver ? s’écria Tom, en sautant à moitié de son lit.

— Il ne se doute guère qu’il a laissé dans le gousset droit d’un pantalon enfermé dans cette armoire, une lettre de sa malheureuse femme, qui le supplie de revenir pour donner du pain à ses six,… remarquez bien, Tom, à ses six enfants, tous en bas âge. »

Lorsque le vieux gentleman eut prononcé ces mots avec solennité, ses traits devinrent de moins en moins distincts et sa personne plus vaporeuse ; un voile semblait s’étendre sur les yeux de Tom ; l’antique gilet du vieillard se résolut en un coussin de damas ; ses pantoufles rouges devinrent de petites enveloppes : toute sa personne, enfin, reprit l’apparence d’un vieux fauteuil. Alors la lumière du feu s’éteignit, et Tom Smart, retombant sur son oreiller, s’endormit profondément.

Le matin le tira du sommeil léthargique qui s’était emparé de lui, après la disparition du vieil homme. Il s’assit sur son lit, et, pendant quelques minutes, il s’efforça vainement de se rappeler les événements de la soirée précédente. Tout d’un coup ils lui revinrent à la mémoire. Il regarda le fauteuil ; c’était certainement un meuble gothique, sombre, fantastique, mais il aurait fallu une imagination plus ingénieuse que celle de Tom pour y découvrir quelque ressemblance avec un vieillard.

« Comment ça va-t-il, vieux garçon ? » dit Tom, car il se trouvait plus brave à la lumière, comme il arrive à la plupart des hommes.

Le fauteuil resta immobile et ne répondit pas un seul mot.

« Vilaine matinée ! » continua Tom.

Motus. Le fauteuil ne voulait pas se laisser entraîner à causer.

« Quelle armoire m’avez-vous montrée ? poursuivit Tom. Vous pouvez bien me dire cela ? »

Même rengaine, le fauteuil ne consentait pas à souffler un seul mot.

« Quoi qu’il en soit, il n’est pas bien difficile de l’ouvrir », pensa Tom. Il sortit du lit résolument et s’approcha d’une des armoires. La clef était à la serrure ; il la tourna et ouvrit la porte. Il y avait dans l’armoire un pantalon ; Tom fourra sa main dans la poche et en tira la lettre même, dont le vieux gentleman avait parlé.

« Drôle d’histoire, dit Tom en regardant d’abord le fauteuil, ensuite l’armoire, puis la lettre, et en revenant enfin au fauteuil. Drôle d’histoire ! » Mais il avait beau regarder, cela n’en devenait pas plus clair et il pensa qu’il ferait aussi bien de s’habiller et de terminer l’affaire du grand homme, simplement pour ne pas le laisser en suspens.

En descendant au parloir il examina les localités avec l’œil scrutateur du maître, pensant qu’il n’était pas impossible que toutes ces chambres, avec leur contenu, devinssent avant peu sa propriété. Le grand homme était debout dans le séduisant comptoir, ses mains derrière son dos, comme chez lui. Il sourit à Tom, d’un air distrait. Un observateur superficiel aurait pu supposer qu’il n’agissait ainsi que pour montrer ses dents blanches, mais Tom pensa qu’un sentiment de triomphe remuait l’endroit où aurait dû être l’esprit du grand homme, si toutefois il en avait. Tom lui rit au nez et appela l’hôtesse.

« Bonjour, madame, dit Tom Smart, en fermant la porte du petit parloir, après que la veuve fut entrée.

— Bonjour, monsieur, répondit la veuve, que voulez-vous prendre pour déjeuner, monsieur ? »

Tom ne répondit point, car il cherchait de quelle manière il devait entamer l’affaire.

« Il y a un excellent jambon, reprit la veuve, et une excellente volaille froide. Vous les enverrai-je, monsieur ? »

Ces mots firent cesser les réflexions de Tom, et son admiration pour la veuve s’en augmenta. Soigneuse créature ! prévoyante ! confortable !

« Madame, demanda-t-il, qui est ce monsieur dans le comptoir ?

— Il s’appelle Jinkins, monsieur, répondit la veuve en rougissant un peu.

— C’est un grand homme.

— C’est un très-bel homme, monsieur, et un gentleman fort distingué.

— Hum ! fit le voyageur.

— Désirez-vous quelque chose, monsieur, reprit la veuve un peu embarrassée par les manières de son interlocuteur.

— Mais oui, vraiment, répliqua-t-il. Ma chère dame voulez-vous avoir la bonté de vous asseoir un instant ? »

La veuve parut fort étonnée, mais elle s’assit, et Tom s’assit auprès d’elle. Je ne sais pas comment cela se fit, gentlemen, et mon oncle avait coutume de dire que Tom Smart ne savait pas lui-même comment cela s’était fait ; mais d’une manière ou d’une autre, la paume de sa main tomba sur le dos de la main de la veuve et y resta tout le temps de la conférence.

« Ma chère dame, dit Tom, car il savait fort bien se rendre aimable ; ma chère dame, vous méritez un excellent mari, en vérité.

— Seigneur ! monsieur ! s’écria la veuve ; et elle n’avait pas tort : cette manière d’entamer la conversation était assez inusitée, pour ne pas dire plus, surtout si l’on considère qu’elle n’avait jamais vu Tom avant la soirée précédente. Seigneur ! monsieur !

— Je ne suis point un flatteur, ma chère dame. Vous méritez un mari parfait et ce sera un homme bien heureux. »

Tandis que Tom parlait ainsi, ses yeux s’égaraient involontairement du visage de la veuve sur les objets confortables qui l’environnaient.

La veuve eut l’air plus embarrassé que jamais ; elle fit un mouvement pour se lever ; mais Tom pressa doucement sa main comme pour la retenir et elle resta sur son siége. Les veuves, messieurs, sont rarement craintives, comme disait mon oncle.

« Vraiment, monsieur, je vous suis bien obligée, de votre bonne opinion, dit-elle en riant à moitié ; et si jamais je me marie…

— Si ? interrompit Tom en la regardant très-malignement du coin droit de son œil gauche.

— Eh bien ! quand je me marierai, j’espère que j’aurai un aussi bon mari que vous le dites.

— C’est-à-dire Jinkins ?

— Seigneur ! monsieur !

— Allons ! ne m’en parlez point, je le connais…

— Je suis sûre que ceux qui le connaissent ne connaissent pas de mal de lui, reprit la dame un peu piquée par l’air mystérieux du voyageur.

— Hum ! » fit Tom.

La veuve commença à croire qu’il était temps de pleurer. Elle tira donc son mouchoir et elle demanda si Tom voulait l’insulter ; s’il croyait que c’était l’action d’un gentleman de dire du mal d’un autre gentleman, en arrière ; pourquoi, s’il avait quelque chose à dire, il ne l’avait pas dit à son homme, comme un homme, au lieu d’effrayer une pauvre faible femme de cette manière, etc., etc.

« Je ne tarderai pas à lui dire deux mots à lui-même, répondit Tom. Seulement je désire que vous m’entendiez auparavant.

— Eh bien ! dites, demanda la veuve en le regardant avec attention.

— Je vais vous étonner, répliqua-t-il, en mettant la main dans sa poche.

— Si c’est qu’il n’a pas d’argent, je sais cela déjà et ce n’est pas la peine de vous déranger.

— Pouh ! cela n’est rien. Moi non plus, je n’ai point d’argent ! Ce n’est pas ça.

— Oh ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est donc ? s’écria la pauvre femme.

— Ne vous effrayez pas, reprit Tom en tirant la lettre. Et ne criez pas : poursuivit-il en dépliant lentement le papier.

— Non ! non ! laissez-moi voir.

— Vous n’allez pas vous trouver mal ni vous livrer à d’autres démonstrations de ce genre ?

— Non, je vous le promets.

— Ni vous précipiter vers la salle commune pour lui dire son affaire ? ajouta Tom ; car, voyez-vous, je ferai tout ça pour vous : ce n’est donc pas la peine de vous agiter.

— Allons, allons, fit la veuve, laissez-moi lire.

— Voilà, » répliqua Tom Smart, qui plaça la lettre dans les mains de la veuve.

Les lamentations de la pauvre femme, quand elle en eut pris lecture, auraient percé un cœur de pierre. Tom avait toujours eu le cœur très-tendre, aussi fut-il percé de part en part. La veuve se roulait sur sa chaise en se tordant les mains.

« Oh ! la trahison ! oh ! la scélératesse des hommes ! s’écriait-elle.

— Effroyables, ma chère dame ; mais calmez-vous.

— Non ! Je ne veux pas me calmer ! sanglotait la veuve. Je ne trouverai jamais personne que je puisse aimer comme lui.

— Si, si, oh ! si, ma chère dame ! » s’écria Tom Smart en laissant tomber une pluie d’énormes larmes sur les infortunes de la veuve. Il avait passé un bras autour de sa taille, dans l’énergie de sa compassion ; et la veuve, dans son transport de chagrin, avait serré la main de Tom. Elle regarda le visage du voyageur et elle sourit à travers ses larmes : Tom se pencha vers elle, il contempla ses traits, et il sourit aussi à travers ses pleurs.

Je n’ai jamais pu découvrir si Tom embrassa la veuve dans ce moment-là. Il disait souvent à mon oncle qu’il n’en avait rien fait, mais j’ai des doutes là-dessus. Entre nous, messieurs, je m’imagine qu’il l’embrassa.

Quoi qu’il en soit, Tom jeta le grand homme à la porte, et il épousa la veuve dans le mois. On le voyait souvent se promener aux environs avec sa jument capricieuse, qui traînait lestement la carriole grise aux roues écarlates. Après beaucoup d’années il se retira des affaires et s’en alla en France avec sa femme. L’antique maison fut alors abattue.

Un vieux gentleman curieux prit la parole après le commis voyageur.

« Voulez-vous me permettre, lui dit-il, de vous demander ce que devint le fauteuil ?

— On remarqua qu’il craquait beaucoup le jour de la noce, mais Tom Smart ne pouvait pas dire positivement si c’était de plaisir ou par suite de souffrances corporelles. Cependant il pensait plutôt que c’était pour la dernière cause, car il ne l’entendit plus parler depuis.

— Et tout le monde crut cette histoire-là, hein ? demanda le visage culotté en remplissant sa pipe.

— Tout le monde, excepté les ennemis de Tom. Ceux-ci disaient que c’était une blague. D’autres prétendirent qu’il était gris, qu’il avait rêvé tout cela et qu’il s’était trompé de culotte. Mais personne ne s’arrêta à ce qu’ils disaient.

— Tom Smart soutint que tout était vrai ?

— Chaque mot.

— Et votre oncle ?

— Chaque lettre.

— Ça devait faire deux jolis gaillards tous les deux.

— Oui, deux fameux gaillards, répondit le commis voyageur. Deux fameux gaillards, véritablement. »