Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/IV.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 44-61).


CHAPITRE IV.

M. Weller senior profère quelques opinions critiques concernant les compositions littéraires ; puis avec l’assistance de son fils Samuel, il s’acquitte d’une partie de sa dette envers le révérend gentleman au nez rouge.

Le 13 février, comme le savent aussi bien que nous les lecteurs de cette authentique narration, était la veille du jour désigné pour le jugement de l’action intentée par Mme Bardell. Ce fut une journée fatigante pour Samuel Weller, qui fut occupé sans interruption, depuis 9 heures du matin jusqu’à 2 heures de l’après-midi, inclusivement, à voyager de l’hôtel de M. Pickwick au cabinet de M. Perker, et réciproquement ; non pas qu’il y eût la moindre chose à faire, car les consultations avaient eu lieu, et l’on avait définitivement arrêté la marche qui devait être suivie, mais M. Pickwick se trouvant dans un état d’excitation excessive, persistait à envoyer constamment à son avoué de petites notes contenant seulement cette demande : Cher Perker, tout marche-t-il bien ? — À quoi M. Perker répondait invariablement : Cher Pickwick, aussi bien que possible. Le fait est, comme nous l’avons déjà fait entendre, que rien ne pouvait marcher, soit bien, soit mal, jusqu’à l’audience du jour subséquent. Mais on doit passer aux gens qui vont volontairement devant un tribunal, ou qui y sont traînés forcément pour la première fois, l’irritation temporaire et l’anxiété dont ils sont atteints. Sam n’ignorait pas cela, il savait se prêter philosophiquement aux faiblesses de la nature humaine ; aussi exécuta-t-il toutes les fantaisies de son maître, avec cette bonne humeur imperturbable qui formait l’un des traits les plus frappants et les plus aimables de son caractère.

Il s’était réconforté avec un petit dîner fort agréable, et attendait à la buvette la chaude mixture que M. Pickwick l’avait engagé à prendre pour noyer les fatigues de ses promenades matinales, lorsqu’un jeune garçon, dont la casquette à poil, la jaquette de flanelle et toute la tournure, annonçaient qu’il avait la louable ambition d’atteindre un jour la dignité de palefrenier, entra dans le passage du George et Vautour, et regarda d’abord sur l’escalier, ensuite le long du corridor puis enfin dans la buvette, comme s’il avait cherché quelqu’un pour qui il aurait eu une commission.

La demoiselle de comptoir ne considérant pas comme improbable que ladite commission eût pour objet l’argenterie de l’établissement, accosta en ces termes l’indiscret personnage :

« Eh bien ! jeune homme, qu’est-ce que vous voulez ?

— Y a-t-il ici quettes un appelé Sam ? répondit le gamin d’une voix de fausset.

— Et l’aut’ nom ? demanda Sam en se retournant.

— Est-ce que j’ sais, moi, rétorqua vivement le jeune gentleman à la casquette velue.

— Vous avez l’air joliment fin, mon p’tit, mais à vot’ place, je ne ferais pas trop voir ma finesse ici, on pourrait vouloir vous l’émousser. Qu’est-ce que ça veut dire de venir dans un hôtel, demander après Sam, avec autant de politesse qu’un sauvage indien ?

— Parce qu’i’ y a un vieux qui me l’a dit.

— Quel vieux ? demanda Sam avec un profond dédain.

— Celui-là qui conduit la voiture d’Ipswick et qui remise à not’ auberge. Il m’a dit hier matin de venir c’t’ après-midi au George et Vautour, et de demander Sam.

— C’est mon auteur, ma chère, dit Sam, en se tournant d’un air explicatif vers la demoiselle de comptoir. Dieu me bénisse s’il sait mon autre nom ! Eh bien ! jeune chou frisé qu’est-ce qu’il y a encore ?

— Y a qu’i’ dit que vous veniez chez nous à six heures, parce qu’i’ veut vous voir, à l’Ours Bleu, près du marché de Leadenhall. J’y dirai-t-i’ que vous viendrez ?

— Oui, monsieur, répliqua Sam avec une exquise politesse ; vous pouvez vous aventurer à dire cela. »

Ayant reçu ces pleins pouvoirs, le jeune gentleman s’éloigna, éveillant en chemin tous les échos de George Yard, par des imitations singulièrement sonores et correctes du sifflet d’un bouvier.

Sam obtint facilement un congé de M. Pickwick, car dans l’état d’excitation et de mécontentement où se trouvait notre philosophe, il n’était pas fâché de demeurer seul. Sam se mit donc en route, longtemps avant l’heure indiquée, et ayant du temps à revendre, s’en alla tout en flânant jusqu’à Mansion-House[1] Là, il s’arrêta et s’occupa à contempler, avec un calme philosophique, les nombreux cabriolets et les innombrables voitures de toute espèce qui stationnent aux environs, à la grande terreur et confusion des vieilles femmes du royaume uni de Grande-Bretagne et d’Irlande. Ayant musé dans cet endroit pendant une demi-heure, Sam se remit en route, et se dirigea vers le marché de Leadenhall, à travers une multitude de ruelles et de cours. Comme il travaillait à perdre son temps, et s’arrêtait devant presque tous les objets qui frappaient sa vue, on ne doit nullement s’étonner de ce qu’il fît une pose devant la demeure d’un petit papetier ; mais ce qui sans autre explication paraîtrait surprenant, c’est qu’à peine ses yeux s’étaient-ils arrêtés sur certaines peintures exposées aux vitres de la boutique, qu’il tressaillit violemment, frappa énergiquement de sa main droite sur sa cuisse, et s’écria avec grande véhémence : « Ma foi, j’aurais oublié de lui en envoyer un ! Je ne me serais pas rappelé que c’est demain la Saint-Valentin ![2] »

Le dessin colorié sur lequel s’étaient arrêtés les yeux de Sam, tandis qu’il parlait ainsi, représentait deux cœurs humains, hauts en couleur, fixés ensemble par une flèche, et qui cuisaient devant un feu ardent. Un couple de cannibales, mâle et femelle, en costume moderne (le gentleman vêtu d’un habit bleu et d’un pantalon blanc, la dame d’une pelisse rouge avec un parasol pareil), s’avançaient vers ce rôti, d’un air affamé et par un sentier couvert d’un sable fin. Un petit garçon fort immodeste (car il n’avait pour tout vêtement qu’une paire d’ailes), surveillait la cuisine. Dans le fond on distinguait le clocher de l’église de Langham ; bref, cela représentait une de ces lettres d’amour qu’on nomme un Valentin[3]. Il s’en trouvait dans la boutique un vaste assortiment, comme l’annonçait une inscription manuscrite collée au carreau, et le papetier s’engageait à les livrer à ses concitoyens au prix modéré d’un shilling six pence.

« Eh bien ! je n’aurais jamais songé à lui en envoyer un, » répéta Sam ; et en parlant ainsi, il entra tout droit dans la boutique, et demanda une feuille du plus beau papier à lettre doré sur tranche, ainsi qu’une plume taillée dur et garantie pour ne pas cracher. Ayant obtenu promptement ces objets, il se remit en route d’un bon pas, fort différent de l’allure nonchalante qu’il avait auparavant. Arrivé près du marché de Leadenhall, il regarda autour de lui, et vit une enseigne sur laquelle le peintre avait dessiné quelque chose qui ressemblait à un éléphant bleu de ciel, avec un nez aquilin au lieu de trompe. Conjecturant judicieusement que c’était l’Ours Bleu en personne, Sam entra dans la maison, et demanda l’auteur de ses jours.

« Il ne sera pas ici avant trois quarts d’heure, au plus tôt, répondit la jeune lady qui dirigeait les arrangements domestiques de l’Ours Bleu.

— Très-bien, ma chère, répliqua Sam. Faites-moi donner pour neuf pence d’eau-de-vie, avec de l’eau chaude, et l’encrier s’il vous plaît, miss. »

L’eau-de-vie et l’eau chaude avec l’encrier ayant été apportés dans le petit parloir, la jeune lady aplatit soigneusement le charbon de terre pour l’empêcher de flamber, et emporta le fourgon pour ôter toute possibilité d’attiser le feu, sans avoir obtenu préalablement le consentement et la participation de l’Ours Bleu. Pendant ce temps, Sam, assis dans une stalle, près du poële, tirait de sa poche la feuille de papier doré et la plume au bec dur, examinait soigneusement la fente de celle-ci, pour voir s’il ne s’y trouvait point de poil, époussetait la table, de peur qu’il n’y eût des miettes de pain sous son papier, relevait les parements de son habit, étalait ses coudes, et se préparait à écrire.

Écrire une lettre n’est pas la chose du monde la plus facile, pour les ladies et les gentlemen qui ne se dévouent pas habituellement à la science de la calligraphie. Dans des cas semblables, l’écrivain a toujours considéré comme nécessaire d’incliner sa tête sur son bras gauche, de manière à placer ses yeux, autant que possible, au même niveau que son papier, et, tout en considérant de côté les lettres qu’il construit, de former avec sa langue des caractères imaginaires pour y correspondre. Or, quoique ces mouvements favorisent incontestablement la composition, ils retardent quelque peu les progrès de l’écrivain. Aussi y avait-il plus d’une heure et demie que Sam s’appliquait à écrire, en caractères menus, effaçant avec son petit doigt les mauvaises lettres, pour en mettre d’autres à la place, et repassant plusieurs fois sur celles-ci, afin de les rendre lisibles, lorsqu’il fut rappelé à lui-même, par l’entrée du respectable M. Weller.

« Eh ben ! Sammy, dit le père.

— Eh bien ! Bleu de Prusse, répondit le fils, en déposant sa plume. Que dit le dernier bulletin de la santé de belle-mère ?

— Mme Weller a passé une bonne nuit ; mais elle est d’une humeur joliment massacrante ce matin. Signé z’avec serment Tony Weller, squire. Voilà le dernier bulletin, Sammy, répliqua M. Weller en dénouant son châle.

— Ça ne va donc pas mieux ?

— Tous les symptômes agravés, dit le père en hochant la tête. Mais qu’est-ce que vous faites donc là Sammy ? Instruction primaire, hein ?

— J’ai fini maintenant, répondit Sam avec un léger embarras ; j’étais en train d’écrire.

— Je le vois bien, pas à une jeune femme, j’espère ?

— Ma foi, ça ne sert à rien de dissimuler, c’est un Valentin.

— Un quoi ? s’écria le père, que le son de ces mots semblait frapper d’horreur.

— Un Valentin.

— Samivel, Samivel ! reprit le père d’un ton plein de reproches, je n’aurais pas cru cela de toi, après l’exemple que tu as eu des penchants vicieux de ton père, après tout ce que je t’ai raisonné sur ce sujet ici, après avoir vécu toi-même avec ta belle-mère, qu’est une leçon morale qu’un homme ne doit pas oublier, jusqu’à la fin de ses jours ; je ne pensais pas que tu aurais fait cela, Samivel, non, je ne l’aurais pas cru ! »

Ces réflexions étaient trop pénibles pour l’infortuné père ; il porta le verre de Sam à ses lèvres, et en but le contenu, tout d’un trait.

« Comment ça va-t-il maintenant ? lui demanda son fils.

— Ah ! Sammy, ça sera une furieuse épreuve de voir ça à mon âge ! Heureusement que je suis passablement coriace, et c’est une consolation, comme disait le vieux dindon, quand le fermier l’avertit qu’il était obligé de le tuer pour le porter au marché.

— Qu’est-ce qui sera une épreuve ?

— De te voir marié, Sammy ; de te voir comme une victime abusée, qui s’imagine que tout est rose. C’est une épreuve effroyable pour les sentiments d’un père, Sammy !

— Bêtises ! je ne suis pas pour me marier ; ne vous vexez pas pour cela. Demandez plutôt votre pipe, je m’en vas vous lire ma lettre ; là ! »

Nous ne saurions dire positivement si le chagrin de M. Weller fut calmé par la perspective de sa pipe ou par la pensée qu’il y avait dans sa famille une propension fatale au mariage, contre laquelle il était inutile de vouloir lutter. Nous sommes porté à croire que cet heureux résultat fut atteint à la fois par ces deux sources combinées de consolation, car il répéta fréquemment la seconde à voix basse, pendant qu’il sonnait pour se faire apporter la première. Ensuite il se débarrassa de sa houppelande, alluma sa pipe, et se plaça le dos au feu, de manière à en recevoir toute la chaleur et à s’appuyer en même temps sur le manteau de la cheminée ; puis il tourna vers Sam son visage notablement adouci par la bénigne influence du tabac, et l’engagea à démarrer.

Sam plongea sa plume dans l’encre pour être prêt à faire des corrections, et commença d’un air théâtral.

« Aimable… »

« Halte ! dit M. Weller en tirant la sonnette. Un double verre de l’invariable, ma chère.

— Très-bien, monsieur, répondit la jeune fille ; et avec une singulière prestesse elle disparut, revint et redisparut.

— Ils ont l’air de connaître vos idées, ici, fit observer Sam.

— Oui, répondit son père ; j’y ai z’été qué’que fois dans ma vie. Allons Sam. »

« Aimable créature… »

« Est-ce que c’est des verses ?

— Non, non.

— Tant mieux. Les verses, ce n’est pas naturel. I’ n’y a pas un homme qui parle en verses, excepté la circulaire du bedeau, le jour des étrennes, les annonces du cirage de Warren, ou l’huile de Macassar, ou qué’que gens de ce poil là. Ne te laisse jamais aller à parler en verses, mon garçon, c’est trop commun ! Recommence-moi un peu ça, Sammy. »

Cela dit, M. Weller reprit sa pipe avec une solennité d’Aristarque, et Sam, recommençant pour la troisième fois, lut ainsi qu’il suit :

« Aimable créature, je sens que mon cœur est bigrement… »

« Cela n’est pas convenable, interrompit M. Weller, en ôtant sa pipe de sa bouche.

— Non, ça n’est pas bigrement, dit Sam, en tournant la lettre plus au jour. C’est joliment ; il y a un pâté là. Je sens que mon cœur est joliment tonteux.

— Très-bien, marchez.

— Est joliment tonteux et sir… J’ai oublié le mot qu’il y a là, dit Sam, en se grattant l’oreille avec sa plume.

— Pourquoi ne le regardes-tu pas alors ?

— C’est ce que je fais, mais il y a un autre pâté. Il y a un s et un i et un r.

— Circonscrit, peut-être ? suggéra M. Weller.

— Non ce n’est pas cela. Sirconvenu voilà.

— Ça n’est pas un aussi beau mot que circonscrit, dit M. Weller gravement.

— Vous croyez ?

— Sûr et certain.

— Vous ne trouvez pas que ça dit plus de choses ?

— Eh ! Eh ! fit M. Weller après un moment de réflexion. C’est peut-être un mot plus tendre. Va toujours, Sammy. »

« — Mon cœur est joliment tonteux et sirconvenu quant je me rat pelle de vous, car vous ête un joli brain de fille, et je voudrais bien qu’on vînt me dire le contraire… »

« Voilà une belle pensée, dit M. Weller, en ôtant sa pipe, pour laisser sortir cette remarque.

— Oui, je crois qu’elle n’est pas mauvaise, répondit son fils, singulièrement flatté.

— Ce que j’aime dans ton style, c’est que tu ne donnes pas un tas de noms aux gens ; tu n’y mets pas de Vénus, ni d’autres machines de ce genre-là. À quoi sert d’appeler une jeune femme une Vénus ou un ange, Sammy ?

— Ah ! oui, à quoi bon !

— Pourquoi ne pas l’appeler tout de suite griffon ou licorne, qu’est bien connu pour être des animaux métaphysiques.

— Ça vaudrait tout autant.

— Roulez toujours, Sammy. »

Sam obéit, et continua à lire, tandis que son père continuait à fumer, avec une physionomie de sagesse et de contentement tout à fait édifiante.

« — Avent de vous havoir vu je pansais que toute les fames fucent pareils… »

« Elles le sont, » fit observer M. Weller, entre parenthèses.

« Mai maintenant je vois quel fichu bêtte de corps nid chond j’ai zété, car il nid a pas dent tout le monde une pèrresone come vous quoi que je vous ême come tout ! »

« J’ai pensé que je ferais bien de mettre cela un peu fort, » dit Sam en levant la tête.

M. Weller fit un signe approbatif, et son fils poursuivit :

« In scie je prrends le privilaije du jour, ma chair Mary, come dit le genman dent l’embarrat, qui ne sortais que la nuit pour vous dire que la Ie et leunnuque foie que je vous et vu vot porterait et aimprimé dent mont cueur en couleur ben pus vive et ben pus vitte qu’y ni a jamet eu dé portret fait par la machinne à porfil (don vous avet peu taître entendu parler ma chair Mary) qui fabrique le porttrait et met le quadre avec un annot ô boue pour la crocher en 2 minutes un cart. »

« J’ai peur que ça ne frise le poétique, fit observer M. Weller d’un air dubitatif.

— Pas du tout, » répondit Sam, en recommençant promptement à lire pour éviter toute discussion.

« Acceptez moi Mary ma chair pour votre Valentin et panset a se que je vous et dit. Ma chair Mary je vais conclure maintenan. — Voilà tout. »

« Ça s’arrête un peu court, il me semble, Sammy

— Pas du tout. Elle souhaitera qu’il y en ait plus long ; et voilà le grand art d’écrire des lettres !

— Eh ! ben, i’ y a qué’que chose là dedans. Je voudrais seulement que ta belle-mère conduise sa conversation sur ce principe ici. Est-ce que vous n’allez pas signer.

— C’est la difficulté, ça. Je ne sais pas ce que je vas signer.

— Signe : Weller, dit le vieux propriétaire de ce nom.

— Ça n’ira pas : il ne faut jamais signer un Valentin avec son propre nom.

— Signe : Pickwick alors, c’est un très-bon nom et facile à épeler.

— Voilà l’affaire. Si je finissais par des verses, hein ?

— Je n’aime pas ça, mon garçon ; je n’ai jamais connu un respectable cocher qu’a écrit de la poésie, excepté un qu’a fait un morceau de verses attendrissant, le jour avant qu’il a été pendu, pour un vol de grand chemin, et encore c’était seulement un homme de Cambervell. Ainsi ça ne compte pas. »

Cependant Sam ne put être dissuadé de l’idée poétique qui lui était survenue, il signa donc sa lettre ainsi qu’il suit :

L’amour me pique,
Piquewique.

Ayant ensuite fermé son épître d’une manière très-compliquée, il y mit obliquement l’adresse :

Miss Mary fam de chambre ché monsieur Nupkins mère à Ipswick Suffolk. Puis après l’avoir cachetée il la fourra dans sa poche, toute prête pour la poste.

Cette importante affaire étant terminée, M. Weller senior commença à développer celle pour laquelle il avait convoqué son héritier.

« La première histoire regarde ton gouverneur, Sammy, lui dit-il. Il va être jugé demain, n’est-il pas vrai ?

— Sûr comme ache.

— Eh bien ! je suppose qu’il aura besoin de qué’ques témoins pour jurer ses mœurs, ou bien peut-être pour prouver un allébi. J’ai retourné tout cela dans ma tête, et y peut se tranquilliser, Sammy. J’ai ramassé qué’ques amis qui feront son affaire, pour les deux choses. Mais voilà mon avis à moi. Vous inquiétez pas des mœurs, et raccrochez vous à l’allébi. Rien comme un allébi, Sammy, rien. »

Ayant délivré cette opinion légale d’un air singulièrement profond, M. Weller ensevelit son nez dans son verre, et fit par-dessus le bord de rapides clins d’œil à son fils étonné.

« Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda celui-ci. Est-ce que vous vous imaginez qu’il va passer en cour d’assises ?

— Ça ne fait rien à l’affaire, Sammy. N’importe où ce qui sera jugé, mon garçon ; un allébi voilà la chose. Nous avons sauvé Tom Wildspark d’un meurtre, avec un allébi, quand toutes les grosses perruques disaient que rien ne pouvait le tirer d’affaire. Et vois-tu, Sammy, mon opinion est que si ton gouverneur ne prouve pas un allébi, il se trouvera couronné des deux jambes. »

Comme M. Weller entretenait la conviction ferme et inaltérable que le Old Bailey était la cour suprême de judicature de l’Angleterre, et que ses formes de procédure réglaient toutes les autres cours de justice sans exception, il n’écouta en aucune manière les assurances et les arguments de son fils pour lui prouver que l’alibi était inadmissible ; mais il continua à protester avec véhémence que M. Pickwick allait être victimisé. Trouvant qu’il était inutile de discuter davantage cette matière, Sam changea de sujet, et demanda quel était le second topique, sur lequel son vénérable parent désirait le consulter.

« C’est un point de politique domestique, Sammy, répondit celui-ci. Tu sais bien ce Stiggins ?

— L’homme au nez rouge ?

— Le même. Cet homme au nez rouge, Sammy, visite ta belle-mère avec une bonté et une constance comme je n’en ai jamais vu. Il aime tant notre famille que, quand il s’en va, il ne peut pas être confortable, à moins qu’il n’emporte qué’que chose pour se souvenir de nous.

— Et si j’étais que de vous, interrompit Sam, je lui donnerais qué’que chose qu’il s’en souviendrait pendant dix ans.

— Une minute : j’allais te dire qu’à présent il apporte toujours une bouteille plate, qui tient à peu près une pinte et demie, et qu’avant de s’en aller il la remplit soigneusement avec notre rhum.

— Et il la vide toujours avant de revenir, je suppose ?

— Juste, il n’y laisse rien que le bouchon et l’odeur. Fie-toi à lui pour cela, Sammy. Maintenant, mon garçon, ces gaillards ici vont tenir ce soir l’assemblée mensuelle de la branche de Brick-Lane de la grande union Ebenezer, à l’association de Tempérance. Ta belle-mère était pour y aller Sammy, mais elle a attrapé le rhumatique, et elle ne peut pas ; et moi j’ai attrapé les deux billets qu’on y avait envoyés. »

M. Weller communiqua ce secret avec une immense jouissance, et ensuite se mit à cligner de l’œil, si infatigablement que Sam commença à penser qu’il avait le tic douloureux dans la paupière droite.

« Eh bien ! dit le jeune gentleman.

— Eh bien ! continua son père en regardant avec précaution autour de lui, nous irons ensemble, ponctuels à l’heure, Sammy. Le substitut du berger ne le sera pas ! Le substitut du berger ne le sera pas ! »

Ici M. Weller fut saisi d’un paroxysme de ricanement qui s’approcha graduellement de la suffocation, autant que cela se peut chez un vieux gentleman, sans amener d’accident. Pendant ce temps, Sam frottait le dos de son père, assez vivement pour l’enflammer par la friction, s’il eût été un peu plus sec.

« Vraiment, dit-il, je n’ai jamais vu un vieux revenant comme ça de mes jours, ni de ma vie. Qu’est-ce que vous avez donc à rire, corpulence ?

— Chut ! Sammy, répondit M. Weller, en regardant autour de lui, avec encore plus de défiance, et en parlant à voix basse. Deux de mes amis, qui travaillent sur la route d’Oxford, et qu’est fameux pour toutes sortes de farces, ont pris le substitut du berger à la remorque, et quand il viendra à la grande union Ebenezer (ce qu’il est bien sûr de faire, car ils le reconduiront jusqu’à la porte, et ils le feront monter, bon gré malgré, si c’est nécessaire), il sera embourbé dans le rhum aussi fort qu’il l’a jamais été au marquis de Granby, et c’est pas peu dire. »

Ici, M. Weller recommença à rire immodérément, et en conséquence retomba sur nouveaux frais dans un état de suffocation partielle.

Rien ne pouvait mieux s’accorder avec les idées de Sam que le projet de démasquer les penchants et les qualités réelles de l’homme au nez rouge. L’heure désignée pour la réunion approchant, le père et le fils se dirigèrent immédiatement vers Brick-Lane, et pendant le chemin Sam n’oublia pas de jeter sa lettre à la poste.

L’assemblée mensuelle de la branche de l’Association de Tempérance de Brick-Lane, embranchement de la grande union Ebenezer, se tenait dans une vaste chambre, située d’une manière agréable et aérée au sommet d’une échelle sûre et commode. Le président était le juste M. Anthony Humm, pompier converti, maintenant maître d’école, et occasionnellement prédicant-voyageur. Le secrétaire était M. Jonas Mudge, garçon chandelier, vase d’enthousiasme et de désintéressement, qui vendait du thé aux membres de l’association. Préalablement au commencement des opérations, les dames étaient assises sur des tabourets et buvaient du thé, aussi longtemps qu’elles croyaient pouvoir le faire, tandis qu’une large tirelire de bois était placée en évidence sur le tapis vert du bureau, derrière lequel le secrétaire se tenait debout, reconnaissant par un gracieux sourire, chaque addition à la riche veine de cuivre que la boîte renfermait dans ses flancs.

Dans la présente occasion, les dames commencèrent par boire une quantité de thé presque alarmante, à la grande horreur de M. Weller qui, méprisant les signes de Sam, promenait autour de lui des regards où pouvaient se lire, avec facilité, son étonnement et son mépris.

« Sammy, murmura-t-il à son fils, si qué’ques uns de ces gens ici n’ont pas besoin d’être opérés pour l’hydropisie, demain matin, je ne suis pas ton père ! Vois-tu cette vieille lady, assise auprès de moi ? elle se noie avec du thé.

— Est-ce que vous ne pouvez pas vous tenir tranquille ? chuchota Sam.

— Sammy, reprit M. Weller au bout d’un moment et avec un accent d’agitation profonde, fais attention à ce que je te dis, mon garçon ; si ce secrétaire continue encore cinq minutes, il va crever à force d’avaler des rôties et de l’eau chaude.

— Eh bien ! laissez-le, si ça lui fait plaisir. Ce n’est pas votre affaire.

— Si ça dure plus longtemps, Sammy, poursuivit M. Weller à voix basse, je sens que c’est mon devoir comme homme et comme chrétien, de me lever et d’adresser qué’ques paroles au président. Il y a là une jeune femme, au troisième tabouret, qui a bu neuf tasses et demie ; je la vois qui gonfle visiblement à l’œil nu. »

Il n’y a nul doute que M. Weller eût exécuté ses bienveillantes intentions, si un grand bruit, occasionné par le choc des tasses, n’avait pas heureusement annoncé que le thé était terminé. La faïence ayant été enlevée et la table à la serge verte apportée au centre de la chambre, les opérations de la soirée furent entamées par un petit homme chauve, en culotte de velours de coton, qui grimpa soudainement à l’échelle, au hasard imminent de briser ses jambes maigrelettes.

« Ladies et gentlemen, dit le petit homme chauve, je porte au fauteuil notre excellent frère, M. Anthony Humm. »

À cette proposition les dames agitèrent une élégante collection de mouchoirs, et l’impétueux petit homme porta littéralement au fauteuil M. Humm, en le prenant par les épaules et le poussant vers un ustensile d’acajou, qui avait autrefois représenté cette pièce d’ameublement. L’agitation des mouchoirs fut renouvelée, et M. Humm, qui avait un visage blafard et luisant, en état de transpiration perpétuelle, salua gracieusement l’assemblée, à la grande admiration des femelles, et prit gravement son siége. Le silence fut alors réclamé par le petit homme, puis M. Humm se leva, et dit qu’avec la permission des frères et des sœurs de la branche de Brick-Lane, alors présents, le secrétaire lirait le rapport du comité de la branche de Brick-Lane, proposition qui fut encore accueillie par un trépignement de mouchoirs.

Le secrétaire ayant éternué d’une manière très-expressive, et la toux qui saisit toujours une assemblée, quand il va se passer quelque chose d’intéressant, ayant eu son cours régulier, on entendit la lecture du document suivant :

Rapport du Comité de la Branche de Brick-Lane de la Grande Union Ebenezer de l’Association de Tempérance.

« Votre comité a poursuivi ses agréables travaux, durant le mois passé, et a l’inexprimable plaisir de vous rapporter les cas suivants de nouveaux convertis à la tempérance.

« H. Walker, tailleur, sa femme et ses deux enfants. Quand il était plus à son aise, il confesse qu’il avait l’habitude de boire de l’ale et de la bière. Il dit qu’il n’est pas certain s’il n’a pas siroté pendant vingt ans, deux fois par semaine, du nez de chien, que votre comité trouve, sur enquête, être composé de porter chaud, de cassonade, de genièvre et de muscade. (Ici une femme âgée pousse un gémissement en s’écriant : c’est vrai !) Il est maintenant sans ouvrage et sans argent ; il pense que ce doit être la faute du porter (applaudissements) ou la perte de l’usage de sa main droite ; il ne peut pas dire lequel des deux, mais il regarde comme très-probable que s’il n’avait bu que de l’eau toute sa vie, son camarade ne l’aurait pas piqué avec une aiguille rouillée, ce qui a occasionné son accident (immenses applaudissements). Il n’a plus rien à boire que de l’eau claire, et ne se sent jamais altéré (grands applaudissements).

« Betzy Martin, veuve, n’a qu’un enfant et qu’un œil, va en journée comme femme de ménage et blanchisseuse : n’a jamais eu qu’un œil, mais sait que sa mère buvait solidement, ne serait pas étonnée si cela en était la cause (terribles applaudissements). Ne regarde pas comme impossible qu’elle eût deux yeux maintenant, si elle s’était toujours abstenue de spiritueux (applaudissements formidables). Était habituée à recevoir par jour 1 shilling et 6 pence, une pinte de porter et un verre d’eau-de-vie, mais depuis qu’elle est devenue membre de la branche de Brick-Lane elle demande toujours à la place 3 shillings et 6 pence (l’annonce de ce fait intéressant est reçue avec le plus étourdissant enthousiasme).

« Henry Beller a été pendant nombre d’années maître d’hôtel pour différents dîners de corporations. En ce temps-là il buvait une grande quantité de vins étrangers. Il en a peut-être emporté quelquefois une bouteille ou deux chez lui. Il n’est pas tout à fait certain de cela, mais il est sûr que s’il les a emportées, il en a bu le contenu. Il se trouve très-mal disposé et mélancolique, est agité la nuit et éprouve une soif continuelle. Il pense que ce doit être le vin qu’il avait l’habitude de boire (applaudissements). Il est sans emploi maintenant, et ne tâte jamais une seule goutte de vins étrangers (applaudissements épouvantables).

« Thomas Burten, marchand de mou du lord maire, des schérifs et de plusieurs membres du Common council (le nom de ce gentleman est entendu avec un intérêt saisissant). Il a une jambe de bois : il trouve qu’une jambe de bois coûte bien cher quand on marche sur le pavé. Il avait l’habitude d’acheter des jambes de bois d’occasion, et buvait régulièrement chaque soir un verre d’eau et de genièvre chaud ; quelquefois deux (profonds soupirs). Il s’est aperçu que les jambes d’occasion se fendaient et se pourrissaient très-promptement ; il est fermement persuadé que leur constitution était minée par l’eau et le genièvre (applaudissements prolongés). Il achète maintenant des jambes de bois neuves, et ne boit rien que de l’eau et du thé léger. Les nouvelles jambes de bois durent deux fois aussi longtemps que les anciennes, et il attribue cela uniquement à ses habitudes de tempérance (applaudissements triomphants). »

Après cette lecture, Anthony Humm proposa à l’assemblée de se régaler d’une chanson. Il l’invita à se joindre à lui pour chanter les paroles du joyeux batelier, adaptées à l’air du centième psaume par le frère Mordlin, en vue de favoriser les jouissances morales et rationnelles de la société (grands applaudissements). M. Anthony Humm saisit cette opportunité d’exprimer sa ferme persuasion que feu M. Dibdin[4], reconnaissant les erreurs de sa jeunesse, avait écrit cette chanson pour montrer les avantages de l’abstinence. « C’est une chanson de tempérance (tourbillon d’applaudissements). La propreté du costume de l’intéressant jeune homme, son habileté, comme rameur, la désirable disposition d’esprit qui lui permettait, suivant la belle expression du poëte, de ramer tout le jour en ne pensant à rien ; tout se réunit pour prouver qu’il devait être buveur d’eau (applaudissements). Oh ! quel état de vertueuses jouissances (applaudissements enthousiastes) ! et quelle fut la récompense du jeune homme ! que tous les jeunes gens présents remarquent ceci :

« Les jeunes filles s’empressaient d’entrer dans son bateau (bruyants applaudissements, surtout parmi les dames). Quel brillant exemple ! Les jeunes filles se pressant autour du jeune batelier et l’escortant dans le sentier du devoir et de la tempérance. Mais étaient-ce seulement les jeunes filles de bas étage, qui le soignaient, qui le consolaient, qui le soutenaient ? Non !

Il était le rameur chéri
Des plus belles dames du monde.

(immenses applaudissements). Le doux sexe se ralliait comme un seul homme… Mille pardons, comme une seule femme… autour du jeune batelier, et se détournait avec dégoût des buveurs de spiritueux (applaudissements). Les frères de la Branche de Brick-Lane sont des bateliers d’eau douce (applaudissements et rires). Cette chambre est leur bateau ; cette audience représente les jeunes filles, et l’orateur, quoique indigne, est leur rameur chéri (applaudissements frénétiques et interminables). »

« Sammy, qu’est-ce qui veut dire par le doux sexe ? demanda M. Weller à voix basse.

— La femme, répondit Sam du même ton.

— Pour ça, il n’a pas tort ; faut qu’elle soit joliment douce pour se laisser plumer par des olibrius comme ça. »

Les observations mordantes du vieux gentleman furent interrompues par le commencement de la chanson que M. Anthony Humm psalmodiait, deux lignes par deux lignes, pour l’instruction de ceux de ses auditeurs qui ne connaissaient point la légende. Pendant qu’on chantait, le petit homme chauve disparut, mais il revint aussitôt que la chanson fut terminée, et parla bas à M. Anthony Humm avec un visage plein d’importance.

« Mes amis, dit M. Humm en levant la main d’un air suppliant, pour faire taire quelques vieilles ladies qui étaient en arrière d’un vers ou deux ; mes amis, un délégué de la branche de Dorking, de notre société, le frère Stiggins, est en bas. »

Les mouchoirs s’agitèrent de nouveau et plus fort que jamais, car M. Stiggins était extrêmement populaire parmi les dames de Brick-Lane.

« Il peut entrer, je pense, dit M. Humm en regardant autour de lui avec un sourire fixe. Frère Tadger, il peut venir auprès de nous et remplir sa mission. »

Le petit homme chauve, qui répondait au nom de frère Tadger, dégringola l’échelle avec grande rapidité, puis immédiatement après, on l’entendit remonter avec le révérend M. Stiggins.

« Le voilà qui vient, Sammy, chuchota M. Weller, dont le visage était pourpre d’une envie de rire supprimée.

— Ne lui dites rien, répartit Sam, je ne pourrais pas me retenir. Il est près de la porte ; je l’entends qui se cogne la tête contre la cloison. »

Pendant que Sam parlait, la porte s’ouvrit et le frère Tadger parut, immédiatement suivi par le révérend M. Stiggins. L’entrée de celui-ci fut accueillie par des bravos, par des trépignements, par des agitations de mouchoirs. Mais, à toutes ces manifestations de délices, le frère Stiggins ne répondit pas un mot, se contentant de regarder avec un sourire hébété la chandelle qui fumait sur la table, et balançant en même temps son corps d’une manière irrégulière et alarmante.

« Est-ce que vous n’allez pas bien, frère Stiggins ? lui dit tout bas M. Anthony Humm.

— Je vais très-bien, monsieur, répliqua M. Stiggins d’une voix aussi féroce que le permettait l’épaisseur de sa langue. Je vais parfaitement, monsieur.

— Tant mieux, tant mieux, reprit M. Anthony Humm, en reculant de quelques pas.

— J’espère que personne ici ne se permet de dire que je ne suis pas bien ?

— Oh ! certainement non.

— Je les engage à ne pas le dire, monsieur, je les y engage. »

Pendant ce colloque, l’assemblée était restée parfaitement silencieuse, attendant avec une certaine anxiété la reprise de ses travaux ordinaires.

« Frère, dit M. Humm avec un sourire engageant, voulez-vous édifier l’assemblée ?

— Non, » répliqua M. Stiggins.

L’assemblée leva les yeux au ciel et un murmure d’étonnement parcourut la salle.

« Monsieur, dit M. Stiggins, en déboutonnant son habit, et en parlant très-haut ; j’ai dans l’opinion que cette assemblée s’est honteusement soûlée. — Frère Tadger, continua-t-il avec une férocité croissante, et en se tournant brusquement vers le petit homme chauve ; vous êtes soûl, monsieur. »

En disant ces mots, M. Stiggins dans le louable dessein d’encourager la sobriété de l’assemblée, et d’en exclure toute personne indigne, lança sur le nez de frère Tadger un coup de poing, si bien appliqué, que le petit secrétaire disparut en un clin d’œil. Il avait été précipité la tête première en bas de l’échelle.

À ce mouvement oratoire, les femmes poussèrent des cris déchirants, et se précipitant par petits groupes autour de leurs frères favoris, les entourèrent de leurs bras pour les préserver du danger. Cette preuve d’affection touchante devint presque fatale au frère Humm, car il était extrêmement populaire, et il s’en fallut de peu qu’il ne fût étouffé par la foule des séides femelles qui se pendirent à son cou, et l’accablèrent de leurs caresses. La plus grande partie des lumières furent promptement éteintes, et l’on n’entendit plus, de toutes parts, qu’un tumulte épouvantable.

« Maintenant, Sammy, dit M. Weller en ôtant sa redingote d’un air délibéré, allez-vous-en me chercher un watchman.

— Et qu’est-ce donc que vous allez faire, en attendant ?

— Ne vous inquiétez pas de moi, Sammy ; je vas m’occuper à régler un petit compte avec ce Stiggins ici. »

Ayant ainsi parlé, et avant que Sam pût le retenir, l’héroïque vieillard pénétra dans le coin de la chambre où se trouvait le révérend M. Stiggins, et l’attaqua avec une admirable dextérité.

« Venez-vous-en, dit Sam.

— Avancez donc ! » s’écria M. Weller, et sans autre avertissement, il administra au révérend M. Stiggins une tape sur la tête, puis se mit à danser autour de lui, avec une légèreté parfaitement admirable chez un gentleman de cet âge.

Voyant que ses remontrances étaient inutiles, Sam enfonça solidement son chapeau, jeta sur son bras l’habit de son père, et saisissant le gros cocher par la ceinture, l’entraîna de force le long de l’échelle, et de là dans la rue, sans le lâcher, et sans lui permettre de s’arrêter. Comme ils arrivaient au carrefour, ils entendirent le tumulte occasionné par la dispersion, dans différentes directions, des membres de la branche de Brick-Lane de la grande union d’Ebenezer à l’association de Tempérance, et virent bientôt après passer le révérend M. Stiggins, que l’on emmenait parmi les huées de la populace, afin de lui faire passer la nuit dans un logement fourni par la cité.





  1. Hôtel du maire de Londres ou hôtel de ville.
  2. Tous les papetiers exposent pendant une quinzaine de jours avant la Saint-Valentin des déclarations enjolivées dont le prix varie de deux sols à trois ou quatre francs, lesquelles sont destinées aux amoureux et amoureuses qui n’ont pas assez d’imagination pour composer eux-mêmes une des épîtres qu’on expédie par centaines de milliers en cette saison.
  3. Parce qu’elles se terminent presque toujours par ces mots : Voulez-vous de moi pour votre Valentin ?
  4. Auteur de chansons célèbres.