Les Parisiennes de Paris/11

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Les Parisiennes de ParisMichel Lévy Frères (p. 87-112).

XI

LA VIEILLE FUNAMBULE


— Hébé Caristi —

Celle-là a été la sœur des comètes et des étoiles ; elle a fouetté de sa chevelure l’azur immense. Comme les dieux, elle s’est promenée dans l’éther, en déchirant les nuages avec son front olympien. Sa gloire a duré un quart de siècle, et pendant ce temps, suffisant pour faire et défaire tant de royaumes, de duchés et d’empires, elle a vu sous ses pieds le bandeau des rois et la neige des cimes, et elle a pu arrêter dans ses mains les oiseaux du ciel. Pendant de longs jours, cette funambule ivre d’orgueil a voltigé sur sa corde perdue dans l’empyrée, où les applaudissements confus des peuples montaient vers elle comme le murmure d’une mer domptée et frémissante. Hébé Caristi est morte récemment dans sa soixante-treizième année, car son acte de naissance porte la date fabuleuse du 22 juillet 1781. Elle est morte obscure, oubliée, ignorée ; et rien ne montre mieux le néant de la célébrité artistique, briguée si chèrement.

Ce nom, qui aujourd’hui ne nous représente rien, a été acclamé jadis avec tous les transports de l’admiration furieuse, et celle qui le portait a été applaudie par les mains qui pétrissent la destinée des empires. Sans doute, les lois implacables qui nous attachent à la terre n’existaient pas pour cette buveuse d’espace et d’infini, soutenue sur des ailes invisibles. Sa sérénité et sa bravoure intrépide en faisaient une créature surhumaine. Rivale, et rivale heureuse de madame Saqui, cette poétique figure qui fut tout de suite reléguée par elle au second plan, Hébé Caristi avait à elle seule, sans maîtres, sans précédents, sans inspiration autre que celle de son esprit exalté, créé tout un art, inouï, singulier, et parfois grandiose, le mimodrame funambulesque, prodigieux effort d’organisation et d’intelligence que personne ne lui avait enseigné et qu’elle n’a pu enseigner à personne. Mais saurai-je faire comprendre au lecteur ce que fut ce genre de drame dans lequel l’abstraction était certainement plus quintessenciée que dans la tragédie de Bérénice ou dans les symphonies les plus idéales ?

La grande funambule qui, même aux jours épiques de notre histoire, put devenir une des illustrations parisiennes, était née en Servie, dans une peuplade de bohémiens, qui tous exerçaient la profession de saltimbanques et de jongleurs nomades. Avant d’avoir atteint sa dixième année, comme son père et sa mère étaient morts, elle prit le gouvernement de leur troupe ambulante, et tous ces gentilshommes de la belle étoile, subjugués par sa danse merveilleuse, lui obéissaient aveuglément. D’ailleurs une sorcière, très-redoutée à Belgrade, avait fait à Hébé Caristi une prédiction dont l’effet fut immense sur ses compagnons. Elle et tous les siens devaient accomplir des prodiges d’audace et faire une rapide fortune. Elle serait complimentée par le plus grand roi du monde et aiderait à célébrer ses victoires. — Enfin, continua la bohémienne, tu auras les yeux de charbon rouge et le cœur de glace, et aussi tout doit te réussir, mais seulement jusqu’au jour où tu auras marché dans le sang.

La petite danseuse comptait bien n’y marcher jamais, et elle se réjouit de la prophétie en toute assurance, aveuglée d’ailleurs sur l’avenir, comme tous les personnages marqués pour une destinée fatale. S’il y avait sur les grandes routes une seule goutte de sang, ses compagnons la portaient à l’envi dans leurs bras, et croyaient tromper ainsi la restriction qui faisait tache dans son riche horoscope. Au bout de quatre ans, la jeune fille avait si bien travaillé pour le troupeau confié à ses soins, que toute cette bohème, enrichie grâce à elle, put se montrer vêtue et équipée avec un grand luxe, quand Hébé Caristi parut à la foire de Beaucaire en 1795.

C’était la première fois depuis la Révolution qu’on revoyait cette fête fameuse où les marchands d’Astracan, de Bagdad et de Mossoul se trouvaient réunis avec les pêcheurs de perles de la côte de Coromandel et les marchands d’aulx de Marseille, et à laquelle les rues étroites et bordées de maisons à hauts pignons gothiques faisaient un cadre si approprié et si pittoresque. Hébé Caristi n’en fut pas la moindre merveille. Elle avait le teint olivâtre avec des yeux de jais, de longues paupières brunes et des sourcils sans courbure. Son nez mince, ses lèvres épaisses et vivement contournées, sa chevelure crépue, son cou long et droit, ses formes accusées déjà malgré une sveltesse inouïe, lui donnaient l’aspect de ces figures égyptiennes serrées dans un fourreau de mousseline quadrillée, qui tiennent à la main une fleur de lotus. Pour coiffure elle portait des colliers en verre de Venise mêlés dans un fouillis de nattes bizarrement agencées, et elle était vêtue d’une façon barbare avec des tissus de soie rayée aux couleurs vives.

Elle fit sur une corde tendue l’ascension du clocher, mais cela avec tant de courage et de grâce, que ses représentations excitèrent ensuite un véritable délire. La foire de Beaucaire n’était pas finie, que son nom était déjà populaire dans toute la France. En 1800, Hébé, qui allait avoir vingt ans, n’était pas une seule fois retournée à l’étranger, et elle avait acquis une somme assez forte pour pouvoir faire construire à ses frais au coin de la rue d’Angoulême un théâtre dont elle obtint le privilége, et qu’elle nomma le Théâtre des Exploits militaires.

En effet, on y donnait uniquement des mimodrames représentant les batailles et les récentes victoires de Bonaparte : Montenotte, Millesimo, Lodi, Castiglione, Arcole, Rivoli, les Pyramides, Marengo ; le Premier Consul ne cessait pas de vaincre, et Hébé ne cessait pas d’écrire ; mais ces pièces militaires, pareilles à celles qu’on a représentées partout, composaient la partie la moins intéressante de son spectacle. Sa gloire et son réel triomphe, ce fut la tragédie, qu’elle jouait à elle toute seule, sur la corde tendue !

Pendant tout le temps que durèrent nos conquêtes et que notre domination transforma l’univers, pas de réjouissances, pas de fêtes, pas de Te Deum sans Hébé Caristi. Toujours, au bruit des canons et des fanfares, aux cris de joie d’un peuple idolâtre, aux lueurs des illuminations et des feux d’artifice, à cent pieds au-dessus de la Seine pavoisée et incendiée de mille feux, dans l’azur au milieu des étoiles frissonnantes, toujours passe, vêtue d’or et de pourpre, et dans ses mains agitant les drapeaux tricolores, cette déesse du ciel et des airs, qui semble l’âme de la ville elle-même célébrant les ivresses de la Force et de la Souveraineté.

Tout Paris est aux pieds d’Hébé Caristi ; mais ne lui parlez pas d’adorations, ne lui parlez pas d’amours. Ses amours, ce sont ces luttes insensées et superbes avec l’infini et avec le vertige ; c’est ce duel si éclatant avec la mort, pendant lequel elle regarde les yeux mêmes des astres et baise le front humide de la Nuit. Comme le lui disait la sorcière de Belgrade, Hébé porte sous son beau sein un cœur de glace. Ses passions, ses délires, ce sont les féeries au milieu desquelles elle proclame, à la hauteur où volent les aigles, le bulletin de nos dernières batailles. À la fête républicaine où la garde-consulaire, qui a marché depuis Marengo, arrive couverte de poussière et les vêtements en lambeaux, à la fête donnée pour célébrer la paix générale, à celle des drapeaux d’Austerlitz, je la revois jeune et svelte dans les flammes écarlates ; au mariage de l’Empereur et à la naissance du Roi de Rome, c’est elle encore dont la silhouette aérienne domine les Champs-Élysées affolés de foule et de lumière.

Jugez si les merveilleux d’alors durent se désespérer pour l’invincible froideur de cette Galatée qui avait eu toutes les gloires ! Oui, toutes les gloires, y compris celle d’avoir été comparée à un repas complet en une ingénieuse et interminable métaphore ! Elle s’était montrée aux Jeux Gymniques dans un intermède de La Reine de Persépolis, et elle avait contre-balancé le succès inouï des Ruines de Babylone ! Pendant huit jours, le Corneille de la Gaîté avait été jaloux des succès de la funambule. Le Colisée, le Vauxhall, la Redoute, les Soirées-Amusantes du boulevard, le spectacle de Pierre, le Cosmorama et le Panharmonico-Metallicon, tous les théâtres étaient aban donnés quand, radieuse en son fantasque habit de Persépolitaine, elle apparaissait sur la corde raide, insoucieuse de l’obstacle, émerveillée de sa propre grâce ! Et, malgré sa sagesse, à cause même peut-être de cette inexplicable et farouche sagesse, que de luxe jeté aux pieds d’Hébé, que de faste à l’entour de son excentrique existence ! À elle le cabriolet jaune potiron et le briska gris de lin ! À elle les dentelles de madame Colliau, les porcelaines de Degotty et les nécessaires de Garnesson. C’est pour son boudoir de la rue du Mont-Blanc qu’un ébéniste, entêté de cette Pallas, inventa les meubles en olivier. Il fallait la voir dans ce petit Temple du Goût, où pénétrait à peine un voluptueux demi-jour ! Les épaules couvertes d’un fichu-guimpe en tricot de Berlin, les cheveux accommodés par Palette, l’inventeur des nattes embrouillées, si justement surnommé le Lycophron des coiffeurs, elle recevait, couchée sur son lit de repos, auprès duquel se dressait une colonne tronquée. Survenait un jeune merveilleux en négligé paré : chapeau à la magicienne, chemise en oreilles de lièvre, cravate à l’artiste, pantalon à l’américaine, gilet à la matelote.

— Divine Hébé, s’écriait-il, vous faites sécher sur pied le cerf Coco de Franconi et tout le personnel du théâtre des Fabulistes !

Hébé souriante demandait ses essences de Riban, achetées au dépôt de la rue Helvétius, et elle jouait négligemment avec les bagues lithologiques de Mellerio, entassées sur son bonheur-du-jour. Puis elle sortait dans une calèche à parapluie de Pauly, pour aller essayer une redingote à l’Eugénie ou une toque à la Cortey !

C’était à ses pieds que les ducs de création nouvelle versaient les trésors de la nature que le sieur Tripet débitait aux amants de Flore dans ses serres de l’avenue de Neuilly ! C’était pour ses joues basanées que mademoiselle Chaumeton pétrissait son rouge serkis, et que le perruquier Hippolyte accommoda avec quatre rangs de perles la fameuse coiffure à l’Olympe. La vogue du physionotrace fut couronnée, dès qu’il eut popularisé les traits étranges de l’acrobate en ses atours d’Athénienne, telle qu’on la vit un jour à Feydeau, dansant au bénéfice de madame veuve Dozainville ! M. Meynier la prit pour modèle de la figure de la Volupté, dans son mémorable tableau de la Sagesse préservant l’Adolescence des traits de l’Amour ! M. Mollevaut lui déclara sa flamme sous le voile heureux de la métamorphose d’une nymphe en sensitive. Le cavalier Antonio Buttura, du département de Trasimène, pensa l’immortaliser en vers sciolti ! ! Au café du Bosquet et à celui des Francs-Bourgeois, les couplétiers mirent son nom en logogriphes ! Elle passa trois mois à Madrid, où elle eut la coquetterie de se laisser croire Française, et, à sa soirée d’adieu, le roi Joseph lui dit avec un sourire : « Hélas, madame, il y a encore des Pyrénées ! » Je vous dis qu’elle a eu toutes les gloires !

Mais quoi ! le madrigal, venu même de si haut, ne touchait guère celle qui, en étendant les mains, pouvait cueillir ses bouquets de roses à la porte du paradis ! Quel encens eût satisfait celle qui s’envolait elle-même aux ravissements de son apothéose ? On peut lire encore dans le Mercure de France l’analyse enthousiaste d’un mimodrame dansé par Hébé au théâtre des Exploits-Militaires. C’est le fameux Siège de Saragosse, le chef-d’œuvre de ce genre destiné à mourir avec celle qui en fut à la fois le poëte et l’interprète.

Son décor était encore moins réaliste que l’écriteau de Shakspeare, car il se composait d’une simple corde, où les spectateurs devaient voir tour à tour le camp de Suchet, la tente de Junot, les places publiques de Saragosse avec les potences élevées par Palafox et par ses moines fanatiques, le pont de la Huerba, la rue de Santa-Engracia, théâtre d’une horrible tuerie, et la porte de Portillo, par laquelle la garnison espagnole sortit en déposant ses armes. Quant à Hebé, costumée en Bellone à cuirasse d’écailles, elle représentait tour à tour tous les personnages : ici, le marquis de Lassan excitant les assiégés ; là, le maréchal Lannes haranguant l’armée française ; puis les femmes, les bourgeois, les capitaines, et cette mère héroïque et farouche qui combat sur le rempart en serrant sur son sein un enfant qu’elle protége de son glaive éperdu. Même elle était, lorsqu’il le fallait, les personnages d’abstraction pure : tantôt l’Épouvante et la Fureur, ou la Charge qui entraîne à l’assaut de la brèche les légions frémissantes. Sans paroles, sans rien autre chose que ses gestes et ses attitudes, elle exprimait la ville ravagée par l’épidémie, les cruautés de la populace frénétique, les assauts des couvents, la guerre des maisons, les combats, les escarmouches, les passages bruyants de l’artillerie, l’ivresse des dernières luttes avec leurs innombrables épisodes, puis la capitulation, le défilé triste et grandiose des ennemis vaincus, puis enfin, dans toute sa magnificence symbolique, la Victoire elle-même faisant éclater ses clairons sonores, et agitant sous les brises ses drapeaux conquis, embrasés de soleil ! Si l’on pense que le visage, ce merveilleux clavier de la passion, ne comptait pas dans cette pantomime vue au théâtre à quinze pieds en l’air, et sur la place publique à cent pieds au-dessus des têtes de la foule, et que tout ce récit épique était imaginé, exprimé et compris au moyen de gestes, d’attitudes et de courses sur un fil, on comprendra l’admiration qu’il excitait. En vain madame Saqui voulut lutter en donnant son Moine du mont Saint-Bernard, mimodrame de corde où elle tentait de représenter l’élégie du voyageur perdu sous les avalanches, et son sauvetage par les bons religieux aidés de leurs chiens dévoués, la vogue était à Hébé Caristi, et lui resta.

Pas toujours, pourtant. Un tout jeune colonel de hussards, beau et fier comme un lion, avec sa tête d’enfant décorée par une large balafre reçue à Austerlitz, devint éperdument amoureux de la comédienne. Il offrit résolument le mariage, mais en vain. C’était une de ces passions ardentes qui tuent leur homme ; celui-là se sentit perdu, et, comme rien n’avait pu toucher les rigueurs de sa maîtresse, il voulut en finir tout de suite, et se brûla la cervelle en plein théâtre des Exploits-Militaires. En retournant chez elle, Hébé mit ses deux pieds dans le sang dont le seuil du théâtre avait été inondé lorsqu’on emportait le corps de sa victime. Ce tragique événement causa une impression telle, que depuis ce jour, Hébé fut détestée et haïe autant qu’elle avait été adorée. Elle eut beau quitter la France, la malédiction du meurtre la poursuivit sans relâche. Sa brillante fortune s’était écroulée comme par magie ; partout elle rencontrait la haine, le mépris et la misère : Paris, où tout souvenir s’efface si vite, l’avait complétement oubliée depuis plus de trente ans, lorsqu’une circonstance inattendue vint remettre en lumière non-seulement le nom, mais aussi la personne de cette funambule, dont la mort devait servir de dénoûment à une lamentable histoire.

Ce conte émouvant, et tiré des entrailles mêmes de la vie parisienne, je l’ai entendu faire à la fin d’un souper, par Martirio, une femme étrange, qui a voulu rester écuyère au Cirque après avoir signé ses belles compositions musicales. Il était d’ailleurs écouté religieusement, comme une page d’histoire mise en œuvre sans charlatanisme. Très-sympathiquement belle avec ses yeux bruns, son visage doré et ses cheveux noirs ondés, si fins et si doux, auxquels de très-rares fils d’argent donnent un attrait mélancolique ; sage d’ailleurs comme la déesse Vesta, dans un théâtre de chevaux et de clowns, l’Espagnole Martirio est une de ces figures attachantes et originales que Paris adore.

— « Vous vous rappelez, dit-elle, la singulière exhibition de madame Saqui, faite l’année dernière à l’Hippodrome. Le directeur du Cirque avait peur d’être distancé ; il voulut trouver une attraction encore plus grande, et il la trouva. M. Arnault avait évoqué madame Saqui et son Ascension au mont Saint-Bernard, M. Dejean ressuscita le Siège de Saragosse avec Hébé Caristi, âgée de soixante-treize ans.

» L’annonce seule de son arrivée causa chez nous une profonde surprise, car nous l’avions crue morte depuis un siècle. Mais comment vous rendre l’impression abominable que je sentis lorsqu’elle parut ? Je vis une Carabosse tout exiguë, tellement racornie et rapetissée par l’âge qu’on aurait voulu la remettre dans sa boîte ! Sur sa peau parcheminée et recroquevillée, les rides formaient une série de dessins et de labyrinthes inextricables ; ses yeux encore vifs, mais éraillés et dépourvus de cils, disparaissaient sous de rudes sourcils en forêt, qui repoussaient blancs sous leur teinture prétentieuse. Mais sa parure ! Oh ! qui dira l’effet de ses faux cheveux tellement noirs et lisses, et de ses fausses dents, blanches comme la neige ! Et elle était vêtue à la dernière mode la plus agaçante. Sur une robe taffetas pompadour fond blanc à dessins de fleurs, de fruits et d’oiseaux, elle portait un mantelet de tulle quadrillé de velours, avec deux grands volants de Chantilly ! Ses pieds déjetés étouffaient dans d’étroites bottines de soie noire, et ses vieilles mains dans des gants maïs d’une fraîcheur exquise. Son élégant chapeau en paille de riz était garni avec une touffe de camellias roses, et elle taquinait une ombrelle blanche recouverte de guipure. Il y avait dans tout son ajustement une intention évidente de plaire, qui donnait la chair de poule. Ne semblait-il pas voir quelque stryge partant pour Cythère, et embarquant sur la nef de Watteau une cargaison de crapauds et de vipères sifflantes !

» Cependant, quand la vieille funambule répéta devant nous, sur une corde posée à peu de distance du sol, son éternel Siège de Saragosse, le dégoût que nous avait inspiré sa coquetterie funèbre ne tarda pas à s’évanouir, car ce jour-là, comme le lendemain à la représentation, elle fut sublime ; mais je ne devais pas tarder à retomber dans le détestable cauchemar. Il m’était réservé de voir dans toute son abjection un spectacle qui dépassa les épouvantes de Macbeth où, du moins, les sorcières font tranquillement leur cuisine, et ne s’attifent pas avec des rubans couleur de rose. Mais voir une momie en délire respirant des parfums d’Ess-bouquet, tandis qu’on est suffoqué par l’odeur du bitume et du soufre et entendre les suppliciés hurler des marivaudages parmi les outils et les engins de torture du septième enfer ! n’est-ce pas un luxe de monstruosité par trop impossible et capable d’apitoyer les pierres ?

» Il y a au Cirque une belle fille nommée Emma Fleurdelix, qui, pendant un moment, a ravi les Parisiens du dimanche dans une scène intitulée Jeanne d’Arc, et jouée debout sur un cheval libre, une vraie composition d’écuyer du Cirque ! Comme beaucoup de ses pareilles, Emma aime un sacripant, admirable jeune homme arrangé en Malek-Adel de pendule, qui la vole, qui la bat, et qui la trompe. Un jour, il avait dépassé ses espiègleries ordinaires ; il était parti pour Londres, en compagnie de je ne sais quelle figurante. Or, le matin même, Emma n’avait pas trouvé ses diamants à leur place, et elle avait cru seulement à une étourderie de sa femme de chambre ; elle comprit toute la vérité en recevant au Cirque même, comme elle s’habillait pour monter à cheval, un billet d’adieu tendrement hypocrite. En se voyant si audacieusement quittée et bafouée, elle ne put retenir une explosion de douleur ; elle éclata en pleurs et en sanglots.

» Toute costumée déjà sous les haillons poétiques de la vierge de Vaucouleurs, mais déchevelée et meurtrie, car elle s’enfonçait les ongles dans la chair, elle poussait des cris de désolation, et cinq à six péronnelles, couvertes de satin et de cliquant, la consolaient en bavardant comme des pies, en lui frappant dans les mains et en lui faisant respirer des sels. Hébé Caristi entra dans la loge au milieu de ce beau désordre, et elle fut bien vite au courant de la situation. — Ah ! pauvre fille, dit-elle de sa voix de marionnette, c’est votre amoureux qui nous cause tout ce chagrin-là ! Allez, ça me connaît ; le mien ne m’en fait pas d’autres. Si je vous le disais ! Eh bien oui, mon Raphaël, à qui j’ai tout sacrifié, se moque de moi avec des laiderons. Va, ma pauvre chérie, continua-t-elle en soupirant, nous n’avons pas fini de souffrir.

» Certes, les danseuses qui étaient là furent étonnées, effrayées et ahuries en écoutant ces paroles mignardes prononcées par une ruine vivante qui offrait l’image même de la caducité. Mais sur Emma Fleurdelix, malade et énervée par ses gémissements, l’effet de cette fantasmagorie décupla de violence. Elle ouvrit démesurément les yeux, regarda Hébé Caristi, et se mit à rire ; elle rit, elle rit démesurément, et toujours ce rire farouche, interminable, tyrannique, augmenta d’intensité ; sa bouche écumait, ses yeux étaient blancs, ses membres tordus, et elle riait encore. La crise se termina par des spasmes cruels et par une longue attaque de nerfs, à la suite de laquelle Emma dut être reconduite chez elle et confiée aux soins d’un médecin.

» Pour moi qui avais évité la fin de cette scène, en entrant dans le cirque, car je faisais la haute école sur mon joli cheval arabe, je n’avais plus conscience de rien ; je me croyais menée au sabbat par quelque Méphistophélès ironique, et je regardais stupidement l’écuyer au long fouet et à l’habit boutonné, en m’attendant à voir sortir de sa bouche une souris écarlate. Tout en faisant machinalement mes exercices, je regardais les becs de gaz avec l’idée qu’ils se métamorphoseraient en comètes sanglantes ; les applaudissements qui retentissaient à mes oreilles me semblaient les mugissements d’un tonnerre infernal ; je voyais les spectateurs avec des faces vertes. Raphaël ! Raphaël ! Raphaël ! je répétais involontairement jusqu’à m’en rendre folle ce nom devenu pour moi plus extraordinaire que ceux de tous les monstres antédiluviens exterminés aux âges fabuleux par les oiseaux héroïques. Ô ciel ! quel pouvait être ce Raphaël amoureux d’Hébé Caristi, et qui lui faisait souffrir les martyres de l’amour contrarié ? En fermant les yeux, j’essayais de me le figurer, mais jamais je ne pouvais me le figurer avec une face humaine ! » Cependant, cette malheureuse vieille femme continua à nous étaler sa poignante folie. Tantôt elle venait avec des bouquets destinés à être offerts par elle au sortir de la répétition, ou elle nous consultait sur des cravates et sur des bijoux d’hommes ; elle nous montrait des bagues plates avec le Dieu vous garde, ou des alliances récemment achetées au Palais-Royal et portant les deux noms d’Hébé et de Raphaël. Chaque fois que j’assistais à ces infernales facéties, j’éprouvais ce mal de cœur indicible qui vous saisit au bord d’un abîme profond de mille toises, lorsque le pied vous manque tout à coup et qu’on va rouler dans l’effroyable vide. J’évitais, je fuyais par tous les moyens les confidences de la vieille funambule. Mais comment les fuir ; elle s’attachait à moi et elle parlait avec l’ingénuité d’un enfant, persuadée que pour tout le monde rien n’était plus intéressant que de lui entendre roucouler son Oaristis !

» Ô fureur ! ô délire ! vengeance de l’amour acharné sur sa proie hideuse ! Ces conversations, je ne pourrais pas les raconter, et cependant elles me poursuivent, elles se cousent à mes rêves, elles se substituent aux phrases que je veux prononcer, elles m’obsèdent, comme, parfois, tel vers d’une chanson imbécile que, malgré soi, on répète mentalement pendant des jours entiers. Je les ai oubliées et elles me dévorent, elles m’assassinent en évoquant dans mon âme une impression durable, pareille à celle qu’on éprouve dans un souterrain obscur et fétide, où brillent les toiles d’araignée et les yeux des crapauds, et où on sent vaguement courir les reptiles glacés. Non-seulement le Raphaël, heureusement resté dans la coulisse, mais Hébé non plus ne me semblait pas réelle ; à chaque instant je croyais que j’allais la voir se disloquer en morceaux ou s’évanouir en fumée, et que, le noir enchantement disparu, le calme renaîtrait à la fois dans mon esprit et dans le ciel. Mais non, tout cela est arrivé ; Hébé Caristi a vécu, car je l’ai vue mourir.

» Parfois elle arrivait, vêtue de vert pomme ou de lilas tendre ; elle essayait un sourire à la Pompadour ; sa perruque était frisée en nuage ; elle rayonnait de joie. — Ah ! ma chère, disait-elle, je m’étais trompée, il m’aime, il m’est fidèle. Si vous saviez comme je suis heureuse, il m’a apporté un bouquet ravissant ! Et cette Florentine que je croyais sa maîtresse ; ah ! comme j’avais tort de me monter la tête ! Une amie de sa sœur tout simplement. Mais comme vous prenez peu de part à ma joie ! Ah ! Martirio, vous êtes froide ; véritablement, vous n’avez pas de cœur.

» Ainsi le visage et les ajustements d’Hébé étaient le thermomètre de sa félicité affreuse, et disaient exactement en quels termes elle était avec son Raphaël. Par cette avidité inexplicable qui nous pousse vers les choses perverses, j’avais parfois une poignante curiosité de voir cet être sans nom dont le sobriquet déshonore à jamais le souvenir du plus beau des hommes. Et pourtant je sentais que s’il se fût trouvé derrière moi sur la plate-forme des tours Notre-Dame, j’aurais sauté en bas pour ne pas le regarder ! Heureusement, mon inquiétude n’a jamais été assouvie, et je n’ai pas eu à mesurer la dose d’horreur qu’il nous est possible de subir. J’ai lu L’Enfer d’un poëte romantique, avec ses ingénieux appareils de tenailles, de scies, d’hommes en fer rouge, et de chaudières à cuire la chair humaine. C’est un beau livre, mais il est incomplet ; l’auteur, qui a tant d’imagination pour les supplices, a oublié d’inventer dans son Tartare un supplice pour Raphaël !

» Sans doute ce parfait Dorante défila bien vite le chapelet de ses roueries, car avec une fatale rapidité la toilette d’Hébé Caristi se mit à pousser au noir ; le noir l’envahit et la domina, et quel noir ! Coup sur coup et comme par magie, disparurent le velours, la soie, les robes à jolis bouquets roses, les bijoux à devises, le tour bien frisé, les petits cachemires. Pâle, verte, défaite, oubliant de mettre du rouge, la vieille funambule, noyée de larmes, abrutie par le chagrin, se montra avec des hardes misérables. Ce fut sa période de folie où, comme l’Ophélia de Shakspeare, on l’entendait murmurer des chansons interrompues et dire des lambeaux de phrases poétiques, parfumées de romarin et de violettes ! Ce malheureux spectre était voué par le destin à toutes les parodies et à toutes les profanations. Comme les victimes poursuivies par les dieux sauvages de Léda et de Pasiphaë et marquées pour les embrassements d’un monstre, elle se tordait au fond de son néant, condamnée à la douleur risible, à une torture ridicule, à des tourments dont la vue produisait un effet grotesque. Certes, celle-là a reculé les limites du malheur humain !

» Alors, dans ces moments affreux où elle vit s’enfuir sa dernière et stupide espérance, Hébé Caristi se cramponnait encore à moi, et m’adressait des supplications insensées. — Oh dites, dites-le-moi, Martirio, s’écriait-elle, croyez-vous qu’il existe vraiment des philtres pour se faire aimer et pour retenir un amant infidèle ? On m’avait parlé d’une sorcière et de cœurs sanglants, mais ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? D’ailleurs j’ai essayé, cela ne m’a pas réussi. Mais enfin, il doit y avoir quelque chose ! C’est impossible qu’il n’y ait pas un moyen. Se consumer d’amour et n’être pas aimée, c’est un trop grand supplice. Martirio, Martirio, dites-moi un moyen pour qu’il m’aime encore ! » Ainsi parlait Hébé dans ses délires. Et, bien entendu, je me taisais. Que répondre à ces cris de démence ? Alors, son vieux visage, déjà plus plissé qu’il n’est possible de le supposer, se plissait encore sous les éclairs d’une furieuse ironie. — Ah ! oui, disait-elle avec l’expression du dédain et de la haine, j’oubliais que vous ne connaissez rien de tout cela ! Moi aussi, quand j’étais jeune, ai-je été assez fière et heureuse, et orgueilleuse, de ne rien sentir s’agiter dans mes veines ; mais la vieillesse viendra, soyez tranquille ! — Et moi, pendant qu’elle me faisait cette prophétie sinistre, je voyais passer devant mes yeux une foule de pâles figures portant le stigmate du Vice ; et, le regard fixe, je contemplais les uns après les autres ces hideux visages, que mon imagination prêtait tour à tour au fabuleux Raphaël.

» Bientôt la vieille funambule porta tout à fait la livrée de la misère. Les dernières robes, les dernières chaussures avaient été dévorées ; et, chose horrible à raconter, Hébé, pour se vêtir, tirait de ses cartons, enfouis sous la poussière d’un demi-siècle, des robes du premier empire taillées en tuniques, des fourreaux de satin bleu ciel, attachés sous la gorge avec des ceintures en cheveux et des chapeaux en auvents de maisons, auxquels nous ne croirions pas si les gravures de modes n’étaient restées pour nous attester leur existence. Elle se traînait, attifée avec d’anciens déjeuners-de-soleil dont le soleil avait déjeuné sous les yeux de Murat et du maréchal Lannes, le lendemain de la bataille d’Iéna ! Ses yeux ahuris étaient tout à fait sanglants ; une toux sèche la minait ; elle était devenue poitrinaire à un âge où la maladie elle-même nous dédaigne, et se mourait comme une héroïne de roman. Vouée, comme le modèle de Marguerite Gautier, aux camellias blancs et aux poses penchées, elle aussi parlait fiévreusement de l’avenir et souriait avec mélancolie à la chute des feuilles. Mais, à ce moment-là, elle ne fut plus ridicule ; bien plutôt, elle parut terrible, comme toutes les personnes transfigurées par une passion violente, car elle mettait à trouver de l’argent la rage frénétique du lion affamé de proie dans les gorges de l’Atlas. Elle sentait que ses dernières minutes d’illusion étaient à ce prix, et elle défendait sa vie avec des rugissements. Alors l’ancienne directrice des Exploits-Militaires se réveillait ; il fallait l’entendre discuter les questions de salaire avec M. Dejean ; elle était adroite, violente, éloquente, dissimulée, impérieuse, insinuante, inépuisable ; elle parlait deux heures sans fatigue apparente, en se tamponnant les lèvres avec son mouchoir inondé de sang.

» Mais elle devint trop malade pour continuer ses représentations, et elle dépensa toute son énergie à emprunter de l’argent parmi nous, exécutant sur des natures brutales des miracles inénarrables de séduction. Depuis les cent francs jusqu’aux sommes les plus minimes, elle épuisa tout ; rien ne lassait sa patience, elle buvait la honte comme un cher calice. À la fin on la fuyait, on se sauvait quand on la voyait venir, et quand sa victime s’échappait ainsi, elle s’arrêtait immobile, lançant au ciel une dernière imprécation, regardant si la nue allait se déchirer ou la terre s’ouvrir pour lui jeter un dernier secours !

» Moi-même, j’avais fait pour elle le possible et l’impossible ; acharnée à combler le gouffre ouvert sous ses pas, je m’étais endettée gravement, et j’avais vu arriver ce moment suprême où il faut devenir insensible, quoi qu’il nous en coûte. Hébé arriva chez moi, et entra malgré ma femme de chambre. Elle n’osa rien me demander, mais ses yeux semblaient vouloir décrocher les tentures. Elle s’agitait machinalement, en répétant : C’est fini, je n’ai plus rien, je n’ai plus rien ; Raphaël va me quitter ! Comme je détournais la tête, péniblement affectée, j’aperçus du coin de l’œil la lueur d’un éclair rougeâtre. Hébé s’était jetée sur une broche de rubis, posée sur le coin de la cheminée, et l’avait cachée sous son châle. Si rapide qu’eut été mon regard, il s’était croisé avec celui d’Hébé ; elle vit que je la voyais ; elle resta calme, mais comme foudroyée. Moi, pour retourner la tête vers elle et pour parler, je crus qu’il me faudrait mille ans, et il me sembla que j’avais à faire un effort plus pénible que pour soulever un monde. J’aurais voulu que cette seconde d’anxiété fût éternelle. Enfin, je pus rompre le silence, et je murmurai : Si cette bagatelle vous plaît, Hébé, je suis trop heureuse de vous l’offrir. — Eh bien, dit-elle, je la prends !

» Ses yeux s’étaient levés avec l’expression d’une suprême détresse. Farouche, elle montrait qu’elle avait tout offert en holocauste ! Pourtant, en me voyant verser une larme, elle fut attendrie ; avant de sortir elle prit ma main et la baisa en sanglotant. Moi, j’étais persécutée par l’idée de Raphaël, et je me disais : En ce moment-ci, que peut-il faire ? Et j’entendais encore dans mon escalier la toux déchirante d’Hébé Caristi.

» Huit jours après, je la revis dans le cabinet de M. Dejean, qui lui avait vainement défendu sa porte. Elle voulait absolument donner une dernière représentation pour laquelle elle demandait cinq cents francs ; et, la voyant mourante, le directeur refusait, par humanité. Mais elle emporta d’assaut ce marché épouvantable, et le jour fut choisi. L’annonce de cette dernière apparition de la vieille funambule avait attiré beaucoup de monde au Cirque ; Paris, qui sait tout, savait son histoire, et on était curieux de savoir jusqu’où va l’héroïsme désespéré. Quand je vis Hébé coiffée du casque d’or, cuirassée d’écailles, toute ruisselante d’émail, d’argent et d’écarlate, fagotée dans son cher costume de Pallas, elle me parut rajeunie de dix ans : son visage était éclairé, elle songeait au billet de cinq cents francs qu’elle sentirait frissonner dans sa main en descendant de la corde roide !

» Mais sa fatigue était excessive ; elle toussait, crachait le sang ; elle s’évanouit trois fois pendant le quart d’heure qui précéda son apparition. Ces évanouissements n’avaient rien de pareil à tous ceux que j’ai vus. Habituellement, lorsqu’une personne tombe en syncope, on sent que sa vie est suspendue, mais seulement pour un temps ; chez Hébé, c’était une véritable mort, complète, absolue. On eût dit qu’elle était depuis bien des années un cadavre auquel les enchantements d’un magicien avaient prêté les apparences de la vie, et que, le sortilége fini, elle redevenait la proie légitime du trépas. Son cœur ne battait plus d’une manière appréciable ; son haleine ne ternissait pas le miroir collé sur ses lèvres ; elle était blanche, glacée et rigide.

— » Madame, lui dit le médecin du théâtre, lorsqu’elle revint à elle pour la dernière fois, vous ne pouvez monter sur la corde aujourd’hui, et surtout, moi, je ne dois pas le permettre. Comprenez que je ne puis assumer cette grave responsabilité.

» La vieille Hébé fit un bond sauvage, comme si elle eût été mordue par une tarentule.

— » Malheureux, s’écria-t-elle, c’est toi qui veux ma mort ! Puis, avec un sourire funèbre : Allons, mon petit docteur, vous êtes trop gentil pour vouloir contrarier une dame !

» Enfin, tout à fait hors d’elle, elle tira de sa poche un petit poignard et reprit avec égarement : Je vous jure, par les os de ma mère, que, si vous empêchez ma représentation, je me tue avec ceci.

» Le médecin du Cirque est un homme fort, qui a vu des drames comme ceux-là, et bien d’autres encore, depuis trente ans qu’il met du baume sur les âcres morsures faites par les passions parisiennes. Aussi ne fut-il pas ébranlé par le petit couteau de la funambule. Malheureusement, il fut requis en toute hâte pour donner ses soins à un personnage illustre qui, dans la salle même, venait d’être frappé d’un coup de sang. Hébé profita de cette diversion pour gagner le cirque, et elle monta, chancelante, l’échelle qui la conduisit sur sa corde roide, à trente pieds de tout secours humain.

» Aux premiers pas qu’elle fit sur la corde, ce fut un grand cri d’admiration ; car, sur son théâtre idéal, cette déesse de la mimique retrouva sa souplesse, son ardeur inouïe, son agilité de panthère, sa puissance extraordinaire à faire d’elle-même une représentation et un symbole multiples. Oui, au bruit des clairons, au chant orgueilleux des fanfares, cette femme, cette Pallas, cette guerrière à l’aigrette rougissante, c’est l’armée française elle-même, oubliant ses souffrances de six mois et s’avançant vers les âpres ivresses de la conquête. Tantôt elle est le général qui contient l’ardeur de ses troupes, et alors son œil est dominateur, sa bouche immobile et sévère ; puis elle est le soldat heureux de jouer sa vie ; puis le jeune tambour qui bat la charge et à qui la première bataille apparaît comme dans les roses vives d’une aurore ! Ainsi on suivait sur le visage d’Hébé Caristi les péripéties de la tragédie militaire ; tout à coup la funambule s’arrête, roide, tout d’une pièce, comme figée ou changée en statue de sel. Par un geste désespéré, elle leva à la fois au ciel ses deux bras, et en même temps le sang envahit son visage ; du fond même de l’amphithéâtre, on put la voir devenir toute rouge.

» Un soupir immense sortit de six mille poitrines ; tout le monde ferma les yeux : pour tout le monde, elle avait dû être précipitée de la hauteur effroyable où la maintenait la Volonté, tomber sur le sable de l’arène et s’y briser. Mais après ce mouvement d’épouvante, quand les regards se levèrent de nouveau, on revit la saltimbanque vivante et debout : par un effort surhumain, dont elle-même n’eut pas conscience, elle avait pu garder l’équilibre au moment où la vie l’abandonnait, miracle plus prodigieux que tous les tours de force avec lesquels elle avait émerveillé les empereurs, au temps de sa fougueuse jeunesse. Oui, elle se tenait debout, mais comme un soldat frappé au cœur et qui marche encore quelques pas sous le vertige même de la mort. Enfin, ses membres se détendirent, ses reins plièrent, elle tomba en arrière, mais sur la corde, où elle se coucha avec grâce encore, en s’y cramponnant d’une main, comme lorsqu’elle jouait la scène épisodique du trompette blessé. Mais ses forces étaient tout à fait épuisées ; pour retourner jusqu’à l’échelle, il lui fallut ramper, se traîner sur les genoux, marcher à quatre pattes sur cette corde que, tout à l’heure elle avait foulée d’un pied insolemment dédaigneux et superbe.

» Pour les spectateurs, ce dernier effort fut mille fois plus poignant que la minute même où on l’avait crue morte, car maintenant elle ressemblait à un oiseau qui balaye la terre de son ventre souillé et de ses ailes fracassées.Elle arriva, mais n’ayant plus figure humaine, sentant le froid dans ses os et enveloppée dans un noir linceul d’horreur.

À peine fut-elle descendue de l’échelle, on s’empressa pour la soigner, pour la consoler, pour s’informer des indicibles terreurs qu’elle avait dû subir. Il s’agissait bien de cela ! Hébé Caristi était déjà à la caisse et réclamait ses cinq cents francs, comme une tigresse du désert réclame ses petits, avec des regards qui auraient fondu les lingots de la Banque de France.

— Mais, lui dit le caissier, M. Raphaël est venu les toucher tout à l’heure, avec un mot de vous ; il avait même votre reçu, que j’ai enregistré, comme vous voyez.

— Ah ! cria seulement la vieille funambule. Bien que cette syllabe eût pu être prise par le caissier comme exprimant une approbation, l’enfer sait ce qu’elle contenait de suprême misère et de rage épouvantée.

Hébé sortit. Une heure après, comme je me disposais à me mettre à table, on introduisit près de moi une mégère affublée de haillons sordides. C’était la portière de la maison où demeurait Hébé Caristi. Elle m’apprit que cette malheureuse femme allait mourir et demandait à me voir encore une fois.

Arrivée à une masure infecte de la rue de Venise, je montai, sur les indications du vieux savetier ivre qui gardait cet antre. Quand je fus au haut de l’escalier de pierre, taillé à vis, quand j’eus lâché la corde graisseuse qui servait de rampe, j’entrai dans une petite antichambre sans meubles. Ce cabinet, tendu d’un papier en lambeaux, précédait le galetas où expirait la funambule.

Là, involontairement je m’arrêtai, car j’entendis une discussion ardente dans laquelle se mêlaient deux voix. L’une était douce et hypocrite, l’autre violente, énergique, impérieuse, quoique brisée par la souffrance. Celle-là était celle d’Hébé. Longtemps j’écoutai, me croyant sérieusement la proie d’un cauchemar ; je n’avais plus le sentiment de ma propre vie.

— Écoutez, fit la voix douce, voici les quatre billets de cent francs, et, réellement, c’est mon dernier mot. Voulez-vous signer ?

J’entendis le bruit de la plume sur le papier ; je devinai le geste avec lequel Hébé mettait ses griffes sur les billets de banque.

— Maintenant, cria-t-elle, va-t-en, bourreau ! Et je vis passer devant moi un jeune homme presque chauve, au front pensif et dévasté.

Je venais d’assister à la dernière torture d’Hébé Caristi, au marché par lequel elle vendait son cadavre à un jeune chirurgien déjà célèbre, dont l’âme est avide et implacable comme la Science.

Je tournai la clef et j’entrai. Je m’assis près du lit de sangle où agonisait celle qui avait senti ondoyer sur ses épaules le cachemire de la princesse Borghèse.

— Vous avez entendu ? murmura-t-elle faiblement.

Et, comme je lui répondais oui, en détournant les yeux : — N’est-ce pas, reprit-elle, que ce n’est pas un sacrilège ? N’est-ce pas que je ne suis pas coupable ? D’ailleurs, il me l’a dit lui-même : tout est permis dans l’intérêt de la science ! Mais, Martirio, écoutez, moi, je n’ai besoin de rien ni à présent, ni (ajouta-t-elle en ricanant) après ma mort. Un jour, je vous ai follement menacée d’une vieillesse pareille à la mienne. Depuis une heure je prie Dieu d’écarter de vous ce calice, et je vous bénis ; voulez-vous me pardonner ?

Je baisai pieusement le front de la pauvre victime qui avait eu le bonheur de souffrir de telles expiations, et je sortis pour me mettre en quête des secours spirituels et matériels que réclamaient ses derniers moments. La nuit alors était presque venue. Sur l’escalier, j’entendis à quelques marches au-dessous de moi une voix éraillée qui fredonnait la dernière chanson de Nadaud, avec d’ignobles fioritures.

Je fermai les yeux, mais trop tard ; aux dernières lueurs du crépuscule, j’avais entrevu un béret de velours bleu, une cravate rouge, une face pâle comme le masque de Boswell. Cette vision, c’était Raphaël, sans doute. Je me collai au mur pour le laisser passer, retenant mon souffle, et je ne rouvris pas les yeux avant que je n’eusse entendu se refermer la porte d’Hébé Caristi.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée quand je revins de nouveau. Le prêtre et le médecin montèrent, et je les attendis en bas, dans la voiture. Au bout de quelques minutes, le médecin redescendit seul. Hébé Caristi était morte. Le docteur Crestié est pour moi un vieil ami ; je le chargeai de prendre toutes les dispositions nécessaires et de rompre, si cela était encore possible, l’odieux marché signé au bord d’une fosse ouverte ; mais je n’eus pas la force de rentrer dans la chambre où s’était accompli ce pacte de sang. Bien des fois depuis, j’ai reconnu en rêve le pâle visage que j’avais entrevu ce jour-là dans l’escalier de la rue de Venise, et voilà pourquoi je suis invulnérable ; car, si quelque danger trop attrayant me sollicite, je songe toujours à cette ignoble figure sous laquelle m’est apparu le démon infâme de la Perversité. »

Quand Martirio eut ainsi raconté l’histoire de celle qui a été, en même temps que madame Saqui, la déesse de la corde raide, nous demeurâmes plongés dans une sorte de stupeur. Rosier surtout paraissait très-bouleversé.

— Ma foi, dit-il à Martirio, je comprends que ce drame du ruisseau vous ait vivement impressionnée ; car, enfin, nous savons que vous avez reçu le don exceptionnel de ne pas souiller vos petits pieds en traversant la fange du théâtre ! Eh bien ! si absurde que fût la prédiction d’Hébé Caristi, ce rapport entre sa jeunesse et la vôtre devait vous donner à réfléchir.

— Oui, répondit en rêvant Martirio. Mais je suis Espagnole et j’ai du sang noble dans les veines… Moi, je me tuerais.