Les Parisiennes de Paris/3

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III

L’INGÉNUE DE THÉÂTRE


—Émérance —


« À mademoiselle Jacqueline Bouron, artiste dramatique en représentation à Bourges.



» Mon cher trésor,


» Il paraît que tu as un succès à tout casser, là-bas ! et, s’il en était autrement, la ville de Jacques Cœur serait un peu bien difficile, surtout pour une ville qui est morte. Depuis que l’omnibus du chemin de fer brouette à l’hôtel du Bœuf-Enragé des célébrités parisiennes, ils n’ont pas vu souvent, j’imagine, une servante de Molière qui se porte comme celle-là, en vraie fille de Toinon et de Dorine ! Si ces trépassés ne s’étaient pas réveillés un peu en voyant tes yeux d’enfer et tes noirs sourcils et tes lèvres que rougissent toutes les ardeurs de la santé et de l’amour, s’ils n’étaient pas restés extasiés devant ce chignon de cheveux noirs, assez lourd pour courber une tête moins fière que la tienne ; enfin, comme dit ma tante, si leur sang n’avait pas fait trois tours lorsqu’ils ont entendu ta voix hardie et superbe, c’est qu’ils auraient été glacés et refroidis à jamais, et il n’y avait plus d’espérance. Mais quoi ! la nature a eu soin de te poser sur la joue une mouche assassine que t’envient toutes les femmes réelles ; partout où il y aura un homme, prince ou charbonnier, tu triompheras et vaincras par ce signe !

» Donc, c’est convenu, à Bourges comme partout, tu es enviée, fêtée, applaudie, et, ce qui vaut mieux, aimée, et, ce qui vaut mieux, heureuse ! Rapporte-nous des tombereaux de fleurs et surtout beaucoup d’argent, et même, si tu veux, des souvenirs. Mais, ô Jacqueline fortunée entre toutes les comédiennes, est-ce que tu as le temps d’avoir des souvenirs, toi déesse et reine de l’heure présente, toujours occupée à presser dans le cristal de ta coupe quelque grappe fraîchement cueillie !

» D’ailleurs, ce n’est pas de toi, mais de moi que je veux te parler aujourd’hui. Je t’écrirai une lettre tout égoïste, et j’ai besoin de te confier tout, car aussi bien j’étouffe, et je me meurs d’ennui, de dégoût et de désespoir. Oui, ma chérie ! et, si ça n’était pas trop bête, je crois que j’irais me jeter à l’eau comme une grisette ; mon âme est triste jusqu’au suicide et jusqu’au réchaud de charbon des repasseuses. Ce n’est pas que je sois lasse de vivre, non ! mais, tu le sais, toi qui me connais jusque dans la moelle des os, au contraire, je suis lasse de ne pas vivre, de m’agiter dans une éternelle fiction et d’être rivée à un mensonge qui ne finit pas. Oh ! Jacqueline, quel sort !

» Ne prends pas le temps de t’étonner, écoute-moi bien. Je t’écris après une rupture, encore ! après une rupture lâche, assassine, entourée d’hypocrisie comme tout ce qui est ma vie. Mon cœur est déchiré en deux, et personne ne peut me plaindre pour la catastrophe d’un amour que je n’ai avoué à personne, et que d’ailleurs j’ai brisé moi-même. Il y a bien ma mère qui sait tout ; mais, ma mère !…

» Hein, les poëtes qui se sont plu à raconter les destinées ironiques et à mettre des pleurs dans les yeux de Triboulet, s’ils connaissaient la vie d’une ingénue de théâtre !… Mais, excepté nous deux, qui la connaîtrait ? Oui, tout saigne en moi, et il faut que je te fasse toucher une à une toutes mes blessures ; je veux te montrer le calice que j’épuise goutte à goutte, grand Dieu ! depuis dix années.

» Pour une femme qui joue les ingénues, les petites grues, comme tu dis si bien, ces anges domestiques, Rose, Emma, Adèle, douées par les auteurs de toutes les grâces enfantines, on croit que la comédie est finie quand le rideau est baissé ; hélas, c’est là qu’elle commence ! Avoir pris pendant quatre heures des inflexions et des moues de petite fille, avoir couru après les papillons en menaçant de s’envoler soi-même, avoir caché son cœur et sa gorge sous cette robe de mousseline blanche et sous ce ridicule tablier de soie à bretelles qui au théâtre sont le symbole de la jeunesse, ce n’est rien encore !

» Le public est féroce et veut plus que cela. Je gagne quinze mille francs, soit ; et les journaux proclament que je suis, depuis mademoiselle Anaïs Aubert, la première et la seule ingénue ; sais-tu à quel prix ? Tu te rappelles dans la Physiologie du Mariage ces phrases décisives comme le couteau de la guillotine, au-dessus desquelles Balzac écrit le mot Axiomes en lettres capitales ? Eh bien, écoutes-en une comme ça ; celle-là, je suis payée pour pouvoir la faire ! »

AXIOME

« La réputation de talent d’une ingénue au théâtre, est en raison directe de sa réputation d’ingénuité à la ville. »

« Ces quelques mots ne te disent-ils pas toute l’horreur de ma vie ?

» Si elle a plus de dix-sept ans,

» Si elle prend un amant,

» Si elle se marie,

» Si elle se montre coiffée à la Russe,

» Si elle cesse une minute de s’habiller en baby et de parler gnan-gnan,

» Si ses cheveux brunissent,

» S’il lui vient, comme à tout le monde, des bras et des épaules, et le reste ; si ses mains s’achèvent,

» Si on la rencontre dans la rue donnant le bras à un ami de son père (ce qui arrive aux plus honnêtes jeunes filles),

» Enfin,

» Si elle est soupçonnée d’en savoir plus qu’Agnès,

»Et d’avoir lu autre chose que les Contes de Perrault et Paul et Virginie,

» L’ingénue n’existe plus, le théâtre n’en veut plus, les auteurs n’en veulent plus, les journaux n’en veulent plus, elle n’a qu’à faire ses malles et à aller jouer les duègnes en province !

» Pour les autres comédiens, quand la pièce est finie, tout est fini. M. Beauvallet n’est pas forcé d’être terrible, ni M. Hyacinthe bouffon lorsqu’ils se promènent sur le boulevard ; moi, je ne peux jamais quitter mon masque, et je couche avec ! Toi, n’est-ce pas ? tu as vingt-deux ans, tu l’avoues, et tu te pares de ton éclatante jeunesse. Ces magnifiques sourcils dont je te parlais, et qui sont une de tes beautés, tu les vois sans crainte épaissir encore et se rejoindre en arc, comme ceux d’une femme amoureuse et jalouse. En s’achevant, tes formes sont devenues luxuriantes et splendides comme celles de la maîtresse de Titien, et Molière ne s’en plaint pas. À seize ans, tu as aimé, et pour ceux qui te voyaient, pareille à une poétique bacchante des anciens âges, ardente et franche Bourguignonne de Joigny, fille de vignerons à la noire chevelure, il aurait pour ainsi dire semblé monstrueux qu’il en fût autrement. Mais moi ! je le répète, j’ai dix-sept ans et il faut que j’aie dix-sept ans ; j’y suis condamnée. Mais, me diras-tu, pendant combien de temps ? pendant toujours ! Mais si on se souvient que j’avais dix-sept ans l’année dernière, et que depuis cela il s’est écoulé une année ? Ah ! oui, question terrible ! Eh bien ! voilà la réponse, il ne faut pas qu’on s’en souvienne. Mais si mon cœur parle, si mon cœur bat ? Il ne faut pas qu’il batte ! Rose, Emma et Adèle n’ont pas de cœur chez M. Scribe, et moi je suis Rose, je suis Emma, je suis Adèle ! Tout au plus peuvent-elles répondre en baissant les yeux aux madrigaux murmurés par un fiancé qui est leur cousin ou par un cousin qui est leur fiancé, sur l’air de La Robe et les Bottes, et c’est ce que je peux faire comme elles si le cœur m’en dit, car ma mère m’a déniché pour cela un cousin qui est né avec des gants, et qui copie ses habits, ses cravates, son sourire et jusqu’à ses moustaches absentes et à ses airs de tête sur ceux de M. Berton, du Gymnase !

» Sans ironie, à présent, Jacqueline, voici la réalité de mon atroce existence. Je me nomme, sur mon acte de naissance, Henriette-Cécile, de beaux noms, comme tu vois, et pour avoir une allure enfantine, il m’a fallu accepter le ridicule nom d’Émérance, emprunté à un roman de madame Ancelot. Il m’a fallu conserver à mes bandeaux, par quels procédés ! cette nuance enfantine de blond pâle avec des lumières d’or femelle que nul enfant ne garde passé quatre ans, quoi qu’il arrive ! Ces cheveux qui, soignés comme d’autres, auraient vécu quarante ans, et qui meurent de sécheresse, je vois ce qu’il en reste après le démêloir, tous les jours ! Je porte une natte. Enfin, ô Jacqueline ! j’ai vingt-quatre ans ! Sous cette fausse enfance que je fais durer avec épouvante et à force d’intrigues, je sens poindre des rides qui ne pardonneront pas. Chez ma mère, comme au théâtre, crois-tu que j’aie jamais eu le droit de quitter les absurdes petits ouvrages au crochet et de prendre un livre sérieux qui m’instruirait, ou un beau roman qui me raconterait les pensées et la vie des autres, puisque moi je ne puis ni penser ni vivre ! Non, car on peut venir, et il faut qu’on me trouve vêtue du tablier de soie à bretelles, parlant gnan-gnan, et même dans le salon de ma mère, courant après les papillons de M. Scribe ! Surtout et avant tout, à tout ce qu’on dit et à tout ce qu’on nomme, il faut que je baisse les yeux et que je rougisse, et pour cela, je te prie de le croire, je n’ai pas de peine, car mon sang m’étouffe !

» Pourtant, j’ai aimé ; ce n’est pas avec toi que je ferai la bégueule ! Deux fois, hélas, oui ! deux fois déjà j’ai essayé d’oublier mon enfer dans les illusions de ce rêve ! J’ai connu l’amour, mais non pas comme toi, en avouant fièrement celui que j’avais choisi et en me glorifiant d’une passion sincère. C’est hypocritement, en mentant, en me cachant, que j’ai prêté mon cœur sans le donner, avec l’arrière-pensée que je tentais une chose impossible. Ces douces confidences, qui s’échangent aux clartés amies de la nuit et parmi ses ombres silencieuses, c’est le jour que je les ai faites, au grand soleil qui les effare, dans une maison où j’entrais voilée, et d’où je sortais tremblante, masquée avec effroi de ma pudeur jouée et de mon enfance d’emprunt. Et pourtant, chaque fois que j’ai essayé ainsi d’échapper à ma solitude j’espérais bien que ce serait pour toujours ; mais chaque fois il m’a fallu rompre en me laissant juger comme la dernière des femmes sans cœur, car tu connais notre situation ?

» Dix mille francs au moins par année pour la toilette de théâtre et la toilette de ville, c’est ce que je dépense au bas mot pour être pauvrement vêtue au milieu des grandes actrices, parmi lesquelles je compte. Reste donc cinq mille francs pour vivre, ma mère, ma tante et moi, dans un appartement qui en coûte déjà deux mille, et pour payer la pension de ma petite sœur. Il arrive toujours un moment où les dettes s’accumulent au point de rendre la vie impossible. Alors il faut avoir recours à ces ressources mortelles que la vie de théâtre nous impose, et accepter cet or que le Vice et la Richesse nous vendent si cher. Mais, comme je suis une ingénue ! on obtient de notre sauveur que tout se passera mystérieusement et qu’il ne fera pas trophée de ma défaite. On obtient un congé du directeur, et je vais passer quelques semaines chez une parente.

» C’est là que je suis en ce moment ; chez quelle parente ? dois-je te la peindre ? Dans un nid doré de Villeneuve-Saint-Georges, qui a coûté deux millions à embellir ! Et, comme je te le disais, c’est pour venir chez cette parente que j’ai rompu le seul amour pour lequel j’aurais pu vivre ; j’ai affronté le mépris du seul homme qui fût digne de moi. Hélas ! Jacqueline, il aimait ton Émérance comme sa sœur — et comme son enfant ; il m’apprenait à penser, il me redonnait la force de lever les yeux au ciel. Pour sa figure, pour son esprit, je ne t’en parlerai pas ; il m’avait apporté toute son âme, je pouvais à mon gré la fouler sous mes pieds dédaigneux ou la réchauffer sous mes lèvres. Comment je l’ai quitté, lui, lui à qui je m’étais vraiment donnée, c’est une histoire qui te ferait lever le cœur. Ma mère a joué, avec mon consentement, l’éternelle et honteuse comédie que tu connais, et… elle ne m’a plus quittée dans les coulisses ! Je suis partie sans qu’il ait pu me dire un mot, et moi, que lui aurais-je répondu ? Ô ciel ! quel mensonge aurais-je osé ajouter à tous mes mensonges ? Ami déjà tant pleuré et que je n’ai pas même le droit de pleurer ! Maintenant, je pense, avec mille remords, qu’il peut ne pas se consoler, et j’ai une idée plus douloureuse encore : je songe qu’il peut se consoler et m’oublier, comme ce serait justice !

» Imagine ce que nous sommes l’une et l’autre, ma mère et moi, et ce que j’éprouve quand elle me dit comme à un enfant : « Tenez-vous droite ! » À présent je dois être un monstre à tes yeux, mais ne fallait-il pas que tu me visses telle que je suis pour m’aimer un peu encore, malgré tout, afin qu’il me reste au monde une affection que je n’aie pas volée ?

» Quant à ma mère, mon rôle d’ingénue à la ville lui imposait l’obligation de me parler toujours sévèrement, comme à une petite fille élevée à la mode anglaise, et elle a pris le sien assez au sérieux pour me tracasser encore les portes fermées, et comme si elle croyait réellement ce que tout le monde croit. Ce que je subis de tourments est inénarrable, et moi, dont le passé cache déjà tant de regrets, je suis surveillée et gouvernée comme si j’avais quatre ans !

» Pourtant cette position n’est pas sans remède, ma mère me le prêche tous les jours, et c’est heureux, car, pour vivre plus longtemps de la sorte, je ne le pourrais pas. Il y a une chose que l’on pardonne à une ingénue dont la réputation est faite, comme la mienne l’est, c’est de changer d’état par un coup de foudre, et assez brillamment pour éblouir tout Paris d’un luxe princier. Alors on reste ingénue, et on passe grande artiste, n’est-ce pas mon seul recours à moi qui ai si peu de talent, et qui le sais si bien ! Avec ma famille et mes dettes, et pour ne rien perdre de mon auréole artistique, c’est quelque chose comme un demi-million qu’il nous faut ; or, je sais un homme qui peut et qui veut me le donner. Mais cet homme… ô Jacqueline ! quel dénoûment pour une figure que tous les poètes lyriques ont chantée ! quelle chute pour une jeune fille que Delacroix et Ary Scheffer ont idéalisée en Ophélie et en Juliette ! Cet homme, c’est… ô ma jeunesse ! mes rêves de printemps dorés ! Ô serrements de mains ! Ô premières angoisses de ma beauté que rien n’avait profanée ! Ô nos baisers de jeunes filles et nos confidences à mi-voix sous les tilleuls ! Cet homme, c’est… eh bien ! oui… un droguiste ! Un droguiste de la rue des Lombards, à casquette rouge ! Qu’est-ce que tu me conseilles ? Réponds vite avec ton âme passionnée et avec ton suprême bon sens à celle qui est,

» À toi pour la vie,

»Émérance. »