Les Petites Filles modèles/23

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Hachette (p. 243-249).



XXIII

LES RÉCITS


Camille et Madeleine attendaient avec impatience chez Mme de Fleurville le réveil de leurs amies. Mme de Rosbourg ne quittait pas la chambre de Marguerite : elle voulait avoir sa première parole et son premier sourire.

« Maman, dit Camille, vous disiez hier que Marguerite et Sophie auraient pu ne jamais revenir ; elles auraient toujours fini par retrouver leur chemin ou par rencontrer quelqu’un, du moment qu’elles n’étaient pas perdues. »

Madame de Fleurville.

Tu oublies, chère petite, qu’elles étaient dans une forêt de plusieurs lieues de longueur, qu’elles n’avaient rien à manger, et qu’elles devaient passer la nuit dans cette forêt, remplie de bêtes fauves.

Madeleine.

Il n’y a pas de loups, pourtant ?

Madame de Fleurville.

Au contraire, beaucoup de loups et de sangliers. Tous les ans on en tue plusieurs. As-tu remarqué que leurs robes, leurs bas, étaient déchirés et salis ? Je parie qu’elles vont nous raconter des aventures plus graves que tu ne le supposes.

Camille.

Que je voudrais qu’elles fussent éveillées !

Madame de Fleurville.

Précisément les voici.

Mme de Rosbourg entra, tenant Marguerite par la main.

Madame de Fleurville.

Et Sophie ? est-ce qu’elle dort encore ?

Madame de Rosbourg.

Elle s’éveille à l’instant et se dépêche de s’habiller et de manger pour venir nous joindre.

Camille, embrassant Marguerite.

Chère petite Marguerite, raconte-nous ce qui t’est arrivé, et si vous avez eu des dangers à courir.

Marguerite fit le récit de toutes leurs aventures : elle raconta sa répugnance à partir ; sa peur quand elle se vit perdue ; sa désolation de l’inquiétude qu’elle avait dû causer au château ; sa frayeur quand le jour commença à tomber ; la faim, la soif, la fatigue qui l’accablaient ; son bonheur en trouvant de l’eau ; sa terreur en entendant remuer les feuilles sèches, en sentant un souffle chaud sur son cou et en voyant passer un gros animal brun ; son épouvante en entendant les branches craquer et de légers grognements répondre de plusieurs côtés à un fort grognement et à un souffle qui semblait être celui d’une bête en colère ; l’agilité avec laquelle elle avait couru et grimpé de branche en branche jusqu’au haut d’un arbre ; la fatigue et la peine avec lesquelles elle s’y était maintenue ; le bonheur qu’elle avait éprouvé en entendant une voiture approcher, une voix leur répondre, et en se sentant enlevée et déposée dans la carriole. Elle dit combien Sophie avait témoigné de repentir de s’être engagée et de l’avoir entraînée dans cette folle entreprise.

Camille et Madeleine avaient écouté ce récit avec un vif intérêt mêlé de terreur.

Camille.

Quelles sont les bêtes qui vous ont fait si peur ? As-tu pu les voir ?

Marguerite.

Je ne sais pas du tout : j’étais si effrayée que je ne distinguais rien.

Madame de Fleurville.

D’après ce que dit Marguerite, le premier animal doit être un loup, et le second un sanglier avec ses petits.

Marguerite.

Quel bonheur que le loup ne nous ait pas mangées ! j’ai senti son haleine sur ma nuque.

Madame de Fleurville.

Ce sont probablement les deux cris que vous avez poussés qui lui ont fait peur et qui vous ont sauvées : quand les loups ne sont pas affamés, ils sont poltrons, et dans cette saison ils trouvent du gibier dans les bois.

Marguerite.

Le sanglier ne nous aurait pas dévorées, il ne mange pas de chair.

Madame de Fleurville.

Non, mais d’un coup de défense il t’aurait déchiré le corps. Quand les sangliers ont des petits, ils deviennent très méchants.

Sophie, qui entra, interrompit la conversation ; elle fut aussi embrassée, entourée, questionnée ; elle parla avec chaleur de ses remords, de son chagrin d’avoir entraîné la pauvre Marguerite ; elle assura que cette journée ne s’effacerait jamais de son souvenir, et dit que, lorsqu’elle serait grande, elle ferait faire par un bon peintre un tableau de cette aventure. Après avoir complété le récit de Marguerite par quelques épisodes oubliés :

« Et vous, chère madame, et vous, mes pauvres amies, dit-elle, avez-vous été longtemps à vous apercevoir de notre disparition ? et qu’a-t-on fait pour nous retrouver ?

— Il y avait plus d’une heure que vous aviez quitté la chambre d’étude, dit Mme de Rosbourg, lorsque Camille vint me demander d’un air inquiet si Marguerite et Sophie étaient chez moi. « Non, répondis-je, je ne les ai pas vues ; mais ne sont-elles pas dans le jardin ? — Nous les cherchons depuis une demi-heure avec Élisa sans pouvoir les trouver », me dit Camille. L’inquiétude me gagna ; je me levai, je cherchai dans toute la maison, puis dans le potager, dans le jardin. Mme de Fleurville, qui partageait notre inquiétude, nous donna l’idée que vous étiez peut-être allées chez Françoise ; j’accueillis cet espoir avec empressement, et nous courûmes toutes à la maison blanche : personne ne vous y avait vues ; nous allâmes de porte en porte, demandant à tout le monde si l’on ne vous avait pas rencontrées. Le souvenir de la chute dans la mare, il y a trois ans, me frappa douloureusement ; nous retournâmes en courant à la maison, et, malgré le peu de probabilités que vous fussiez toutes deux tombées à l’eau, on fouilla en tous sens avec des râteaux et des perches. Aucun de nous n’eut la pensée que vous aviez été dans la forêt. Rien ne vous y attirait : pourquoi vous seriez-vous exposées à un danger inutile ? Ne sachant plus où vous trouver, j’allai de maison en maison demander qu’on m’aidât dans mes recherches. Une foule de personnes partirent dans toutes les directions ; nous envoyâmes les domestiques, à cheval, de différents côtés, pour vous rattraper, vous aviez eu l’idée bizarre de faire un voyage lointain ; jusqu’au moment de votre retour, je fus dans un état violent de chagrin et d’affreuse inquiétude. Le bon Dieu a permis que vous fussiez sauvées et ramenées par cet excellent homme qui est boucher à Aube et qui s’appelle Hurel. Aujourd’hui il est trop tard ; mais demain nous irons lui faire une visite de remerciements, et nous nous y rendrons en voiture, pour ne pas nous perdre de compagnie.

Marguerite.

Où demeure-t-il ? est-ce bien loin ?

Madame de Rosbourg.

À deux bonnes lieues d’ici ; il y a un bois à traverser.

Sophie.

Est-ce que nous vous accompagnerons, madame ?

Madame de Rosbourg.

Certainement, Sophie ; c’est toi et Marguerite qu’il a secourues, et probablement sauvées de la mort. Il est indispensable que vous veniez.

Sophie.

Ça m’ennuie de le revoir ; il va se moquer de nous : il avait l’air de trouver ridicule notre course dans la forêt.

Madame de Fleurville.

Et il avait raison, chère enfant ; vous avez fait véritablement une escapade ridicule. S’il se moque de vous, acceptez ses plaisanteries avec douceur et en expiation de la faute que vous avez commise.

Marguerite.

Moi, je crois qu’il ne se moquera pas : il avait l’air si bon.

Madame de Fleurville.

Nous verrons cela demain. En attendant, commençons nos leçons ; nous irons ensuite faire une promenade. »