Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France/M. COUSIN ÉRUDIT ET PHILOLOGUE

La bibliothèque libre.
Librairie de L. Hachette ET Cie (p. 179-202).

CHAPITRE VIII.


M. COUSIN ÉRUDIT ET PHILOLOGUE.


I


Beaucoup de grands hommes ont à côté des facultés qui les illustrent un goût particulier, moins glorieux, mais utile encore, qui va croissant et qui finit par dépenser à son service la moitié de leur temps et de leurs forces. Celui-ci, homme d’État, est passionné pour le jardinage ; il donne six heures par jour aux affaires, et six heures à la culture des dahlias. Le plus grand de nos romanciers nourrissait sa cervelle de spéculations, de comptes, de projets de Bourse, et parlait incessamment d’établir à Paris une serre d’ananas qu’il vendrait quinze francs et qui lui coûteraient dix sous. D’autres font des petits vers, ou se jettent dans l’entomologie. M. Cousin s’est enfoncé dans l’érudition, dans la philologie, dans la bibliomanie, dans les goûts d’antiquaire, et il y est resté.

Cette inclination très-vive, comme toutes celles de M. Cousin, devient manifeste au premier coup d’œil jeté sur la liste de ses ouvrages. Ses grands travaux sont des éditions : Platon, en treize volumes, Descartes, en onze volumes, Proclus, en six volumes, Abailard et Maine de Biran. Faire une édition est un accident qui peut arriver à tout le monde ; on a eu besoin d’argent, ou bien l’on voulait publier les matériaux d’une histoire qu’on préparait. Faire cinq éditions, c’est prouver qu’on prend plaisir à en faire. M. Cousin, comme Raphaël, s’est fait aider (trop aider) par ses élèves, d’accord ; il n’en est pas moins certain que, pour accomplir de tels travaux, il fallait être philologue dans l’âme. Quiconque a touché, même de loin, la philologie, sait qu’elle demande une vocation spéciale. Fouiller des bibliothèques, déchiffrer d’horribles manuscrits, restaurer les textes mutilés, choisir entre les leçons, discuter l’authenticité du document, conjecturer son âge, chanceler partout sur le sol mouvant des probabilités, se plonger dans la foule querelleuse des commentateurs, user sa vue et sa pensée sur les sottises innombrables et sur les platitudes incroyables dont la populace littéraire et philosophique obstrue les œuvres des grands hommes, c’est là une étude si minutieuse, si stérile en conclusions générales et en vérités certaines, qu’il fallait pour l’entreprendre les instincts et les habitudes d’un érudit. Un érudit est un maçon, un philosophe est un architecte ; et quand l’architecte, sans nécessité absolue, au lieu d’inventer des méthodes de construction, s’amuse à tailler, non pas une pierre, mais cinquante, c’est que, sous l’habit d’un architecte, il a les goûts d’un maçon. Vous apercevez ici une des causes et un des caractères de l’histoire de la philosophie, telle que M. Cousin l’a faite. Il a tenté, un instant, de l’écrire en philosophe ; il a voulu trouver les lois des faits, et l’ordre de leur succession ; il a improvisé la fameuse théorie des quatre systèmes, les seuls, disait-il, qui puissent exister, et qu’on retrouve à toutes les époques de la philosophie. Aujourd’hui cette construction a priori est si fort en ruines que personne ne songe plus à la renverser. Faute de pouvoir la rétablir ou la remplacer, il s’est contenté d’exposer les diverses philosophies ; il a publié une foule de documents sur Descartes et son école ; il a retrouvé la dialectique d’Abailard, et raconté les commencements de la scolastique. On l’a imité : depuis Thales jusqu’à Kant, on a exploré toutes les philosophies ; moyen âge, Pères de l’Église, philosophes de la Renaissance, les thèses et les monographies ont tout remis au jour. Mais en étudiant les faits comme lui, on s’est, comme lui, dispensé d’en rechercher les lois ; nous avons, grâce à lui, tous les matériaux d’une histoire de la philosophie ; grâce à lui, nous n’avons pas cette histoire. Il n’a point trouvé en lui-même ni développé dans les autres l’esprit philosophique ; il a la gloire d’avoir montré en lui-même et développé dans les autres l’esprit d’érudition.

Feuilletez ses livres. Cet esprit devient plus visible à mesure que vous tournerez les pages. Que découvre-t-il dans le dix-septième siècle, tant aimé, tant étudié ? Des idées ? Non, des documents.

Il est un homme qui s’est pris de passion pour l’Italie du seizième siècle, comme M. Cousin pour la France du dix-septième, Henri Beyle. Comparez ses récits à ceux de M. Cousin ; vous mesurerez la distance qui sépare un psychologue peintre et amateur de sentiments, et un érudit chercheur et amateur de textes. La différence sera plus sensible encore si vous opposez les personnages décrits par M. Cousin aux personnages du même temps, peints par M. Sainte-Beuve. M. Cousin encadre une multitude énorme de documents inédits dans une mince bordure de commentaires ; en tête, il place, en matière d’ornements, des détails de bibliographie. Voici, par exemple, comme il ouvre l’histoire de Jacqueline Pascal : « Commençons par deux documents authentiques, inédits ou peu connus. D’abord une biographie composée par Gilberte, et qui conduit Jacqueline depuis sa première enfance jusqu’au moment où elle entre à Port-Royal ; ensuite, dans les Mémoires de Marguerite Périer, plusieurs paragraphes consacrés à sa tante, qui développent et achèvent la première biographie… Nous rétablissons ici le vrai texte d’après deux excellents manuscrits, l’un de la Bibliothèque royale de Paris, Supplément français, n° 1485 ; et l’autre de la bibliothèque de Troyes, n° 2203. » Là-dessus suit un volume de textes, terminé, dit la table, « par la description du manuscrit de l’Oratoire, du manuscrit 1485, du manuscrit 2281, du manuscrit 397, etc., par une lettre de Pascal à la reine de Suède, et par un fragment d’un écrit sur la conversion du pécheur, avec les variantes des manuscrits. » — L’Histoire du P. André est composée exactement de la même manière, et c’est à peine si l’orateur moraliste apparaît dans six lignes égarées à travers une forêt de documents. On a vu[1] que les biographies de Mme de Longueville et de Mme de Sablé ont le même défaut. Les dates, les citations, les annotations, les textes prodigués, les commentaires intercalés, infestent le style. Au moment où la douce figure de Mme de Longueville commence à se reformer sous les yeux du lecteur, il entend un fracas d’in-folio qui tombent ; c’est une dissertation qui arrive et efface la charmante image sous son appareil démonstratif. « Il ne serait pas sans intérêt de savoir quel était ce bal où Mlle de Bourbon fut traînée en victime, où elle parut en conquérante, et d’où elle sortit enivrée. Mais Villefore ne nous apprend rien à cet égard. On en est donc réduit aux conjectures. En voici une que nous donnons pour ce qu’elle peut valoir. On lit dans les Mémoires manuscrits d’André d’Ormesson, et dans la Gazette de France de Renaudot, que le 18 février 1635, il fut donné au Louvre, sous le roi Louis XIII, un grand ballet où figurèrent toutes les beautés du jour, et parmi elles, Mlle de Bourbon. » Ce n’est point de ce ton qu’on conduit au bal une jeune princesse, surtout lorsqu’on est amoureux d’elle ; M. Cousin l’emploiera plus à propos, lorsqu’il voudra montrer à quelque archéologue une édition rare ou un manuscrit inconnu. La même erreur lui a fait prendre des textes pour des peintures. Par exemple, il s’est fort réjoui d’avoir découvert les noms des religieuses, compagnes de Mlle de Bourbon au couvent des Carmélites ; il a cru introduire le public dans l’intérieur d’un couvent, en lui apprenant l’âge, la condition, la date de la mort et de rentrée de toutes les abbesses et de toutes les prieures, en transcrivant des biographies inédites composées au couvent, lesquelles, en leur qualité de biographies pieuses, ne renferment que des éloges vagues et des anecdotes édifiantes ; toutes choses qui ressemblent à l’histoire comme une boîte de couleurs ressemble à un tableau.

Ce sont là des misères de l’érudition. Il en est encore une autre bien naturelle. Toute vraie passion tombe dans l’excès. On finit par se prendre d’amour pour des bagatelles, et on s’exalte à propos d’un fétu. Le lecteur se souvient de ce minéralogiste allemand qui cherchait un certain caillou ; un jour l’apercevant : « Ah ! sirène, dit-il, tu m’enchantes, mais tu ne m’échapperas pas. » M. Cousin s’enthousiasme au sujet de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, et pousse là-dessus des exclamations, avec l’onction d’une oraison funèbre ; en effet, c’est l’oraison funèbre de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, rue infortunée qui vient de disparaître au profit du Carrousel. « Puisse, dit-il, cette admirable place conserver sa grandeur si chèrement achetée et nul bâtiment transversal ne gâter la belle harmonie du Louvre et des Tuileries ! Puisse aussi quelque homme instruit et laborieux, voué à l’étude de Paris et de ses monuments, ne pas laisser périr la rue Saint-Thomas-du-Louvre sans en donner une description et une histoire fidèle à l’époque de son plus grand éclat[2] ! » Lorsqu’il s’agit d’un philosophe du dix-septième siècle, il se croit dans son domaine : il revendique l’homme ; grand ou petit, exhumé par lui ou exhumé par d’autres, il veut à toute force le présenter au public. Il s’approprie et publie une seconde fois, avec corrections, la correspondance de Malebranche et de Mairan, qui venait d’être publiée. Un peu plus tard, on découvre à Caen et on lui communique une partie de la correspondance du P. André ; mais l’heureux auteur de la découverte se réserve la partie la plus précieuse, les lettres échangées entre André et Malebranche. M. Cousin indique son regret avec réserve, mais il l’indique ; en effet, il est spécial en cette matière[3]. « Nous nous serions offert bien volontiers pour, mettre au jour cette correspondance, où peut-être aurait été de mise quelque connaissance des matières agitées entre les deux métaphysiciens, et surtout de la littérature philosophique de cette époque. » On lui a fait tort, on lui a pris son bien. Le lecteur se souvient de la querelle qu’il eut sur un sujet pareil avec M. Sainte-Beuve. M. Cousin, dans une préface, disait qu’il avait decouvert au dix-septième siècle, toute une littérature féminine et toute une galerie de femmes illustres. M. SainteBeuve, dans une autre préface, se souvint qu’il avait écrit lui-même l’histoire de Port-Royal et de ses religieuses, et qu’en outre il avait fait le portrait de plusieurs grandes dames du temps. Il le dit, et en style piquant. Le public compta les piqûres et jugea que la province littéraire disputée était assez grande pour recevoir deux habitants.

D’autres traits, quoique singuliers, font plaisir ; toute passion vraie est aimable. Celle de M. Cousin pour les textes inédits ressemble à l’amour d’un chevalier pour sa dame. Le chevalier, pour délivrer sa dame, tuait les monstres, rompait les enchantements, abattait les géants, escaladait les murailles. M. Cousin pénètre dans les couvents, bouleverse les bibliothèques, séduit les bibliothécaires, dépense des trésors d’amabilité, d’éloquence et de patience, pour conquérir les précieux documents. Sur un simple portrait, Amadis devint amoureux d’Oriane ; sur un simple soupçon, M. Cousin devient amoureux d’un texte ; épris du manuscrit qu’il devine, il se met en campagne, il écrit à l’un, fait écrire à l’autre, et poursuit une lettre de Descartes ou un fragment de Malebranche avec une opiniâtreté et un enthousiasme que personne n’a plus. « Le catalogue imprimé des manuscrits de la bibliothèque de Leyde m’avait donné des espérances qui, grâce à Dieu, n’ont pas été vaines… Là j’ai vu de mes yeux, touché de mes mains une foule de lettres de Leibnitz, de cette écriture ferme et serrée qui est de son pays plus que de son siècle… Cependant je ne pouvais me persuader qu’il n’y eût pas à Leyde quelques lettres inédites de Descartes lui-même. » Là-dessus il fouille plusieurs gros paquets de lettres non cataloguées, et y découvre un billet de Descartes à son horloger, avec deux autres. « Ce sont là les seules petites découvertes cartésiennes que j’ai faites en Hollande. » Un peu plus tard il apprend que la Bibliothèque royale de Paris contient la correspondance de l’abbé Nicaise et de Leibnitz. Transcrivons cette page ; le lecteur y verra ce que c’est qu’aimer et chercher des documents inédits.

Dès que j’appris que cette précieuse collection était à la Bibliothèque royale de Paris, on conçoit avec quel empressement j’y recherchai tout ce qui pouvait s’y rapporter à l’histoire de la philosophie du dix-septième siècle. La correspondance de Leibnitz attira particulièrement mon attention. Dutens s’était procuré quelques fragments de cette correspondance, et ces fragments avaient déjà paru bien précieux. J’eus le plaisir de rencontrer dans le manuscrit de la Bibliothèque royale les autographes de ces lettres, au nombre de six, écrites pour la plupart de la main de Leibnitz ou corrigées et signées par lui. Mais une étude un peu attentive me fit aisément reconnaître qu’il devait manquer un bon nombre de lettres. Cela se voit particulièrement par la correspondance de Huet, où le savant évêque d’Avranches remercie son ami de Dijon de lui envoyer des extraits des lettres de Leibnitz, lesquelles ne se retrouvent pas dans notre manuscrit. Que sont-elles devenues ? Ont-elles péri, ou n’ont-elles fait que s’égarer entre des mains qui les retiennent au détriment du public ? Un des amis de Bourgogne termina mes doutes et mon embarras en m’apportant une revue de mon pays, intitulée Revue des deux Bourgognes, année 1836, où sont imprimées les six lettres de Leibnitz du manuscrit de Paris, et celles dont je déplorais la perte, en tout dix-huit lettres parfaitement authentiques, adressées à l’abbé Nicaise par l’auteur de la Théodicée.

Chemin faisant, il conseille des éditions et fait des recrues d’antiquaires.

On ne peut comprendre, dit-il, pourquoi les éditeurs ont si mal copié et tant défiguré les lettres de la Rochefoucauld, bien faciles à lire pourtant avec leur longue et grande écriture à la Louis XIV. Ces lettres si bien tournées, souvent si intéressantes, attendent encore un éditeur intelligent et soigneux. Si nous étions plus jeune, nous tâcherions d’être cet éditeur-là, d’autant que nous pourrions joindre aux lettres déjà connues bien des lettres nouvelles, parmi lesquelles il en est de fort importantes.

Ailleurs il souhaite qu’un élève de l’École des chartes veuille bien employer quelques années de sa vie à faire l’histoire de la place Royale[4]. Il offre ses notes, extraits et copies, à « l’ami de la religion et des lettres » qui rassemblera le cartulaire du couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques. En apprenant que le P. André a écrit la vie et rassemblé la correspondance de Malebranche, mais que cet écrit égaré est maintenant retenu en des mains inconnues, il s’indigne contre l’enfouisseur et le somme de restituer son trésor :

Avant de quitter cet important sujet, nous voulons adresser encore une fois avec toute la force qui est en nous, notre publique et instante réclamation à celui qui possède encore aujourd’hui les matériaux de ce grand ouvrage. Qu’il sache qu’il ne lui est pas permis de retenir le précieux dépôt tombé entre ses mains, encore bien moins de l’altérer. Tout ce qui se rapporte à un homme de génie n’est pas la propriété d’un seul homme, mais le patrimoine de l’humanité… Retenir, altérer, détruire la correspondance d’un tel personnage, c’est dérober le public, et, à quelque parti qu’on appartienne, c’est soulever contre soi les honnêtes gens de tous les partis.

Cette éloquence est la preuve et l’effet du zèle érudit de M. Cousin, Peu d’hommes ont publié autant de documents nouveaux et utiles. Ses Fragments philosophiques en sont remplis. Le cardinal de Retz, dom Robert des Gabets, Roberval, M. de La Clausure, l’abbé Gautier, tous les personnages d’une académie cartésienne, une foule de pièces de Leibnitz, Malebranche et Descartes, des lettres de Spinoza, quantité de morceaux sur Mme de Longueville, Mme de Sablé, Pascal, sa famille : il a fourni des mémoires et des documents sur tous les personnages illustres de ce temps. Désormais tout écrivain qui entreprendra l’histoire du goût et de la pensée au dix-septième siècle devra profiter de ses veilles ; il n’aura plus qu’à tailler et à assembler les matériaux que M. Cousin a tirés de la carrière et dégrossis.

Cet amour des textes et ce goût du détail appliqués à la critique littéraire ont produit deux œuvaes fort belles, la restitution des Pensées de Pascal et le Commentaire du Vicaire savoyard. Le premier, il a eu la patience de déchiffrer l’indéchiffrable manuscrit de Pascal, de deviner les abréviations, les renvois, les mots demi-effacés, demi-formés, de comparer mot à mot le texte vrai avec les éditions publiées, de noter ligne par ligne toutes les erreurs, tous les contre-sens, toutes les fautes de goût des éditeurs, de montrer le plan de l’ouvrage, d’en marquer l’esprit, et de ranimer enfin la figure souffrante, passionnée et sublime de Pascal. Cette opposition perpétuelle du texte vrai et du texte mutilé est la meilleure leçon de style ; on y voit clairement et sans phrases ce que c’est que le génie : c’est comme si l’on comparait le tableau d’un grand maître avec le carton de ce tableau. Le récit des ratures, des changements, des corrections que faisait Pascal, introduit le lecteur dans le laboratoire de l’éloquence : ce mot ajouté est un accès de passion impatiente ; cette phrase retournée est un redoublement de logique victorieuse. Toutes les souffrances et toutes les hardiesses du Pascal que nous connaissions sont faibles auprès des ardeurs et des témérités du Pascal que M. Cousin révèle. Il a l’amour des grands hommes du dix-septième siècle : après avoir recueilli les moindres fragments de son auteur et retrouvé son écrit sur les Passions de l’amour, il a poussé la dévotion jusqu’à faire un lexique de ses locutions remarquables. Les érudits de la Renaissance qui ont édité les classiques ne faisaient pas si bien et n’ont pas fait mieux.

Si pourtant l’on veut voir ce talent de M. Cousin dans toute sa force, ce n’est point ici, c’est dans ses études sur Abailard, sur Xénophane et sur d’autres sujets semblables, qu’il faut l’admirer. L’esprit érudit réussit mieux qu’ailleurs dans les questions d’érudition pure ; on est toujours à son aise quand on est chez soi. M. Cousin découvre trois manuscrits d’Abailard ; il les décrit tour à tour avec scrupule ; il juge de leur valeur ; il prouve que ce sont eux que décrivait Oudin et que citait l’Histoire littéraire ; il entre dans l’intérieur du manuscrit, marque les différents traités qu’il comprend, les lacunes plus ou moins longues, les feuillets blancs, les feuillets noirs, les différentes encres, et je ne sais combien d’autres choses encore. Arrivé au bon manuscrit, il montre par des raisons logiques que toutes ses parties se tiennent, qu’elles forment un cours complet de dialectique, que des ressemblances de style et diverses autres probabilités indiquent que cette dialectique est celle d’Abailard, citée dans la Théologie chrétienne par Abailard lui-même. D’autres conjectures, habilement établies, en découvrent à peu près la date. Puis tour à tour une suite de discussions excellentes, conduites avec une clarté parfaite et une raison soutenue, font voir que Roscelin fut le maître d’Abailard, qu’Abailard était très-ignorant en mathématiques, qu’il ne savait pas le grec, qu’il ne connaissait tout au plus de Platon que le Timée dans la version de Chalcidius, qu’il ne connaissait d’Aristote que l’Organum, et de l’Organum que les trois premières parties traduites par Boèce, et qu’ainsi la philosophie scolastique est sortie d’une phrase de Porphyre traduite par Boèce. Vous voyez quelles peinesilfaut prendre, quelle prudence, quel tact, quelles recherches de tout genre, quel soin minutieux, quels efforts de raisonnement il faut employer pour constater les faits les plus minces. C’est une gloire d’avoir réuni tant de mérites et composé des monographies qui resteront.

C’est une gloire plus rare encore d’être resté homme de goût, homme éloquent, amateur d’idées générales, parmi des détails si insipides et des argumentations si sèches. Souvent, en devenant érudit, on cesse d’être homme. La philologie est un souterrain obscur, étroit, sans fond, où l’on rampe au lieu de marcher, si éloigné de l’air et de la lumière, qu’on y oublie l’air et la lumière, et qu’on finit par trouver belle et naturelle la clarté fumeuse de la triste lampe qu’on traîne accrochée après soi. Au bout de quelques années de séjour, on y déclare que le ciel est un rêve d’esprit creux. J’ai entendu des habitants de ces caves traiter de chimère l’histoire que font les philosophes et les artistes, et rejeter comme choses malsaines l’imagination passionnée de M. Michelet et les idées générales de M. Guizot : en effet, quand un mineur revient à la surface, l’air pur le suffoque et la vraie lumière l’éblouit. Au contraire, lorsque M. Cousin s’enfonce dans ces noires galeries, il songe au retour, et d’un élan, sans qu’on s’y attende, le voilà remonté dans la philosophie, dans la haute histoire, dans le grand style, dans le monde supérieur où il eût dû toujours vivre, et qui est le seul digne de sa science et de son talent. Vous sortez d’un commentaire docte et aride, ayant pour but d’établir, d’après Stobée, Diogène de Laërte et d’autres, le système probable de Xénophane, et, parmi des arguments de commentateur, vous tombez sur la phrase suivante :

La partie du système de Xénophane qui porte l’empreinte de l’esprit ionien est et devait être sa partie cosmologique et physique. Car qu’est-ce que l’esprit ionien ? le scepticisme en toutes choses : l’amour du plaisir dans la vie ; en politique, des goûts démocratiques et des mœurs serviles ; dans l’art, la prédominance de la grâce ; dans la religion, l’anthropomorphisme ; dans la philosophie, qui est l’expression la plus générale de l’esprit d’un peuple, un empirisme plus ou moins ingénieux, une curiosité assez hardie, mais toujours dans le cercle et sous la direction de la sensibilité. Et qu’enseigne la sensibilité ? Ce qui parait, non ce qui est. Que peuvent donc enseigner les sens sur l’ordre du monde ? Le système des apparences. Or l’apparence pour l’homme est que lui-même et avec lui cette terre qu’il habite est le centre de toutes choses. Selon l’apparence encore, la terre est immobile, et doit être infinie dans sa partie inférieure.

Tel est en effet le système de Xénophane ; et rien n’est plus agréable que de voir une idée générale confirmer par une déduction ingénieuse ce que la discussion des textes avait indiqué. Un peu plus loin, vous voyez l’orateur se lever subitement au milieu d’une citation, et s’interrompre pour exprimer avec une sorte de grandeur poétique l’émotion qui l’a saisi. Le contraste est brusque et frappant :

Aristote, dans son livre sur Xénophane, Gorgias et Zénon, Simplicius dans son Commentaire sur la physique d’Aristote, et Théophraste dans Bessarion, nous ont conservé le corps de l’argumentation par laquelle Xénophane démontrait que Dieu n’a pas eu de commencement et qu’il n’a pas pu naître. Il est impossible de ne pas éprouver une impression profonde et presque solennelle en présence de cette argumentation, quand on ne se dit que c’est là peut-être la première fois que, dans la Grèce au moins, l’esprit humain a tenté de se rendre compte de sa foi et de convertir ses croyances en théories. Il est curieux d’assister à la naissance de la philosophie religieuse : la voilà au maillot, pour ainsi dire ; elle ne fait encore que bégayer sur ces redoutables problèmes, mais c’est le devoir de l’ami de l’humanité d’écouter avec attention, de recueillir avec soin les demi-mots qui lui échappent, et de saluer avec respect la première apparition du raisonnement.

Lorsque, après avoir compté les livres et les connaissances que possédait Abailard, il arrive à la phrase de Porphyre qui contient le problème des genres et des espèces, et qu’il y voit en germe la scolastique entière, il ne peut se contenir. Ce grand spectacle l’enflamme, et le lecteur surpris sent tout à coup la contagion d’un enthousiasme qu’il n’avait pas prévu.

Ce problème, aujourd’hui glacé et comme pétrifié sous le latin de Boèce, avait été vivant jadis dans un autre monde. Il avait occupé Platon et Aristote. Il avait provoqué des luttes immortelles et enfanté des systèmes qui s’étaient longtemps maintenus debout l’un contre l’autre. Les luttes avaient cessé ; cette noble philosophie était éteinte ; la société qu’elle éclairait était à jamais ensevelie ; la langue même dans laquelle toutes ces grandes choses avaient été pensées et écrites avait fait place à une autre langue, qui elle-même n’était qu’une transition à une langue nouvelle. Ainsi marche l’humanité : elle n’avance que sur des débris. La mort est la condition de la vie ; mais pour que la vie sorte de la mort, il faut que la mort n’ait pas été entière. Si, dans les orages de l’humanité, le passé disparaissait tout entier, il faudrait que l’humanité recommençât à frais nouveaux sa pénible carrière. Le travail des pères serait perdu pour les enfants : il n’y aurait plus de famille humaine : il y aurait solution de continuité entre les générations et les siècles. Et d’un autre côté, si ce monde qui doit faire place à un monde nouveau laissait un trop riche héritage, il empêcherait que le nouveau ne s’établit. Il faut que quelque chose subsiste du passé, ni trop, ni trop peu, qui devienne le fondement de l’avenir et maintienne, à travers les renouvellements nécessaires, la tradition et l’unité du genre humain.

Voilà la philosophie, la poésie et l’éloquence introduites au milieu de l’érudition Cette philosophie est un peu vague ; cette loi de l’histoire improvisée par une inspiration aventureuse est incertaine ; les conséquences que M. Cousin en tire un instant après contre la Renaissance sont assez fausses. Mais un souffle intérieur emporte toutes ces phrases ; la pensée est noble, l’impression grande, et le morceau, dans ses défauts et dans ses mérites, rassemble assez bien les mérites et les défauts de M. Cousin.

II


Tel est cet orateur que l'imagination poétique et l'esprit d'érudition ont promené dans l'érudition et égaré dans la philosophie, qui, après avoir voyagé parmi divers systèmes et hasardé un pied, et même deux pieds, dans le panthéisme, est venu se rasseoir dans les opinions moyennes, dans la philosophie oratoire, dans la doctrine du sens commun et des pères de famille ; qui, pensant faire l'histoire du dix-septième siècle, en a fait le panégyrique ; qui, croyant tracer des portraits et composer des peintures, n'a su que recueillir des documents et assembler des textes ; mais qui, dans l'exposition des vérités moyennes et dans le développement des sujets oratoires, a presque égalé la perfection des écrivains classiques, et qui, par la patience de ses recherches, par le choix de ses publications, par la beauté et la solidité de ses monographies, a laissé des modèles aux érudits qui continueront son œuvre, et des matériaux aux philosophes qui profiteront de son travail. Ces critiques et ces louanges se résument en un mot : il est né deux cents ans trop tard ; c'est un fils du dix-septième siècle égaré dans un autre siècle. Si le lecteur daigne regarder autour de lui, il verra cent exemples de ces vocations contrariées par les circonstances, de ces esprits prématurés ou tardifs, de ces hommes de talent qui eussent été des hommes de génie s’ils étaient venus à temps. La Nature nous jette au hasard dans le temps et dans l’espace ; et pour un qui se développe, il y en a mille qui avortent, ou qui restent à demi formés. Transportons donc M. Cousin dans sa patrie, et racontons sa vie telle que son bon génie eût dû la faire. Il naquit en 1640. Il fit les plus brillantes études au collège de Navarre ; ses maîtres pressentirent son éloquence, son impétuosité, ses élans lyriques, sa capacité singulière dans la science des textes et dans les querelles d’érudition. Ils lui trouvèrent une voie. La théologie, par ses grands horizons métaphysiques, ouvre une large carrière à l’enthousiasme et à l’imagination ; en même temps, elle s’appuie sur la connaissance approfondie des textes, sur les recherches de philologie, sur le talent de discuter sans rien prouver, de raisonner sans rien découvrir. D’autre part, la prédication est le plus bel emploi de l’éloquence. La chaire est le trône de l’orateur. Il y parle en maître, il a Dieu dans sa main, il foudroie son auditoire, il ne descend jamais, comme l’orateur politique, dans les détails secs et minutieux d’une affaire particulière, il ne parle que du devoir en général, de la vie humaine, des dangers du monde, de la providence de Dieu. Il ne sort jamais du ton imposant, et il peut entrer quand il veut dans le sublime. M. Cousin étudia la théologie et la prédication, et passa quatre ans au séminaire.

Pendant ces fortes études, il fut admis, grâce à sa réputation naissante et à son caractère sacré, dans la société des femmes et des hommes les plus nobles et les plus polis du siècle. Il connut Mme de Sévigné, Mme de la Fayette, Mme de Sablé, et il entrevit une fois Mme de Longueville. Cette angélique figure resta gravée dans sa mémoire, dans son cœur peut-être, et le souvenir de la charmante et touchante princesse, épuré par la vue de sa piété parfaite et de sa pénitence héroïque, lui servit plus tard, lorsque du haut de la chaire il peignait la beauté et la pureté des anges, et emportait avec lui ses auditeurs attendris dans le ciel. Il apprit, en écoutant le langage exquis des gens de cour et des gens du monde, la différence du style enflé et du style noble, du style vague et du style élevé ; il se dépouilla d’une certaine rouille philosophique qu’il avait contractée en théologie, et comprit que, lorsqu’on faisait le portrait de personnes si élégantes et si mondaines, il ne fallait pas y apporter les habitudes philosophiques que la Sorbonne conservait dans ses argumentations d’apparat. Lorsque plus tard il écrivit, il se figurait toujours qu’il avait pour auditeurs ces esprits si délicats, si ennemis de toute affectation, si amateurs du style clair et des termes simples, et cette pensée le préserva des expressions abstraites ou vagues sur lesquelles les métaphysiciens chevauchent dans leurs promenades fantastiques, dont l’obscurité prétentieuse pouvait plaire à des écoliers, à des bourgeois, à des poètes, mais qui auraient exclu l’auteur du salon de Mme de la Fayette, et l’auraient relégué dans la société des sulpiciens.

Il acheva ses études avec gloire, et fut dès lors considéré comme une des espérances du clergé français. Il s’attacha à Bossuet, et fit avec lui toutes ses retraites. Ce grand homme, théologien prudent, réprima quelques témérités de son disciple, et le retint dans les limites du dogme. Il l’aima, car il trouvait en lui, quoique à un moindre degré, toutes les parties de son propre génie. La seule différence entre ces deux esprits, c’est que Bossuet était serein dans la grandeur et s’y trouvait dans son assiette, tandis que M. Cousin, pour y atteindre, avait besoin de s’exalter ; Bossuet restait maître de lui-même au plus fort de son éloquence ; M. Cousin s’enivrait de ses propres paroles, et la fantasmagorie des images troublait la sûreté de son inspiration. Au reste, le jeune homme suivit tous les pas de son maître ; il fut comme lui théologien et philosophe ; il voulut comme lui allier la raison et la foi ; il accabla de superbes paroles les matérialistes qui commençaient à lever la tête ; il aima la liberté pour lui-même, et défendit contre Rome les privilèges français, qui étaient les siens. Il ne fut pas évêque, mais c’est qu’il préféra jouir à Paris des triomphes de son éloquence. D’ailleurs on lui trouvait plus de talent pour prêcher que pour agir. Sa biographie ne dit pas s’il fut directeur de femmes ; en tout cas, il n’eût accepté que les plus illustres pénitentes ; quoique roturier, il aimait les nobles et n’aurait voulu donner son avis que sûr les grandes aventures du cœur. Un jour, par hasard, Mme de Longueville vint écouter son sermon ; la belle pénitente pleura, et tout le monde confessa que le prédicateur s’était surpassé. Mme de Sévigné, qui était là, manqua de se convertir, et l’écrivit à sa fille. Lorsque Bossuet eut quitté la chaire son illustre élève passa pour le plus grand orateur de France. Il ranima le courage de Louis XIV pendant les revers de la guerre d’Espagne. Il tonna contre l’impiété naissante, et se retira du monde quand il vit que le courant de l’opinion publique avait tourné. Dans sa retraite, il réfuta les premiers ouvrages de Voltaire, et mourut laissant vingt volumes qui sont devenus classiques et que les élèves de rhétorique apprennent par cœur en même temps que les oraisons funèbres de Bossuet.

  1. Chapitre v.
  2. La jeunesse de Mme de Longueville, p. 140.
  3. Le P. André, p. 214.
  4. La jeunesse de Mme de Longueville, p. 265, 81.