Les Pierres de Venise/Chapitre 10

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Traduction par Mathilde P. Crémieux.
Renouard (p. 239-250).

CHAPITRE X

MENE


Nous avons vu la phase de transition faire descendre la nature morale de Venise jusqu’à la poursuite effrénée du plaisir. Le peuple et la noblesse n’avaient plus assez de vigueur pour être orgueilleux ; plus assez de prévoyance pour être ambitieux. Une à une, les possessions de l’État de son commerce, taries par sa propre apathie, furent abandonnées à ses ennemis ; les sources détournées par de plus énergiques rivaux ; le temps, les ressources, les pensées de la nation étaient absorbées par l’invention de fantastiques et coûteux plaisirs qui secouaient sa torpeur, endormaient ses remords et déguisaient sa ruine !


L’architecture vénitienne de cette époque est la plus honteusement basse qu’ait jamais produite la main de l’homme ; elle se distingue par un esprit de brutale moquerie et d’insolente raillerie qui se répandit en sculptures difformes, monstrueuses, perpétuant, par la pierre, l’image des obscénités de l’ivresse. Je ne me serais pas arrêté sur une telle période, sur de telles œuvres, si je n’avais trouvé que, pour comprendre l’esprit de la Renaissance dans son ensemble, il faut le suivre jusqu’à sa transformation finale. Et puis, l’étude de ce genre de raillerie que j’ai appelé la renaissance grotesque, soulève quelques questions intéressantes. Cet esprit ne caractérise pas uniquement cette époque; on le retrouve — perpétuel, insouciant, souvent obscène — dans les plus nobles productions des périodes gothiques ; il est donc important d’examiner la nature et l’essence du grotesque et de voir en quoi la raillerie de l’art, dans son plus haut vol, diffère de celle qu’il pratique au temps de sa dégénérescence.


Nous commencerons cette étude sur un lieu célèbre dans l’histoire de Venise : l’espace de terrain qui, placé, devant l’église Santa Maria Formosa, offre au voyageur, — après le Rialto et la place Saint-Marc — un intérêt particulier en lui rappelant la très touchante et véridique légende des Fiancées de Venise. Rapportée dans toutes les histoires de Venise, elle nous a été contée par le poète Rogers de telle façon qu’on ne peut songer à la dire après lui. Je rappellerai seulement que la capture des fiancées eut lieu dans la cathédrale san Pietro di Castello, et que Santa Maria Formosa ne se rattache à cette histoire que par les prières qu’y venaient dire annuellement les jeunes filles de Venise, au jour anniversaire de la délivrance de leurs aïeules. C'est à la Vierge qu'elles adressaient leurs remercîments, dans la seule église de Venise qui lui fut consacrée.

Il ne reste plus une pierre ni de cette église, ni de la cathédrale : adressons-nous donc à celle qui fut élevée sur l’emplacement de Sainte-Marie; elle nous dira ce que rapporte la tradition sur l’église disparue.


Ce n’est qu’une tradition, mais, je serais désolé qu’elle se perdît. L’évêque d’Uderzo (Altinum), arraché de son évêché par les Lombards pendant qu’il était en prière, eut une vision dans laquelle la Vierge lui ordonna de [image]fonder une église, en son honneur, là où il verrait s’arrêter un nuage blanc. Et, lorsqu’il sortit, le nuage blanc flotta devant lui. A la place où il s’arrêta, fût bâtie, par lui, en 639, l’église qu’il nomma Sainte-Marie-la-Belle, en souvenir de la beauté de la Vierge lorsqu’elle lui était apparue. Cette première église dura deux siècles : celle qui fut rebâtie, en 864, fut détruite par le feu en 1105.

On éleva alors, à cette même place, une superbe église dans le style de Saint-Marc : elle exista jusque vers 1689. Que le lecteur se représente le contraste entre ce qu’était ce morceau de terrain, alors que s’y élevait l’église byzantine où venaient en procession, chaque année, le Doge et les Fiancées, et ce qu’il devint avec une église Renaissance, dans le style de Sansovino, dépouillée de la cérémonie qui l’honorait, abolie depuis le XIVe siècle.


Les Vénitiens pratiquaient une ancienne et noble coutume — qui fut, en 943, la cause de l’attaque et de la délivrance qui la suivit : il n’existait pour le mariage des nobles de toute la nation, qu’un seul jour, dans toute l’année, afin qu’ils pussent se réjouir ensemble et que la sympathie fût grande, non seulement entre les familles qui unissaient, cette année-là, leurs enfants, mais aussi entre toutes les familles nobles de l’État qui célébraient dans ce jour apportant le bonheur à d’autres couples, l’anniversaire de leur propre bonheur. Quel profond lien de fraternité était ainsi formé par cette bénédiction, et sous quel haut aspect elle plaçait le mariage, en faveur duquel Dieu et les hommes unissaient leur témoignage.


Des historiens postérieurs se sont délectés à dépeindre la pompe de ce jour du mariage, mais je ne sais sur quelle autorité ils ont basé la splendeur de leurs descriptions. Les vieilles chroniques ne parlent pas des joyaux et de la parure des fiancées, et je crois que la cérémonie était, à l’origine, plus simple et plus intime qu'on ne l’a dépeinte. La seule phrase qui apporte quelque soutien à ce récit est de Sansovino : il dit que les robes magnifiques des fiancées étaient faites d’après un « ancien modèle ». Quelles qu’aient été les robes, la cérémonie était très simple: les fiancées arrivaient les premières à l’église, apportant leur dot dans une « petite cassette » ou dans une boîte; là, elles attendaient l’arrivée des jeunes gens, auprès desquels elles écoutaient la messe ; l’évêque les prêchait et les bénissait, après quoi, chaque fiancé emmenait chez lui sa fiancée et sa dot.


Il semble que l’alarme causée par l’attaque des pirates mit fin à cette coutume de fixer un seul jour pour le mariage, mais le but principal de l’institution persista dans la grande publicité donnée aux unions des familles nobles : tout le corps de la noblesse assistait au mariage dont on se réjouissait « comme d’un bonheur personnel ; puisque, d’après la constitution, ils étaient pour toujours, incorporés ensemble, comme les membres d’une même famille[1] ». Mais la fête du 2 février ne célébra plus, après 943, que le souvenir de la délivrance des fiancées et ce jour-là ne fut plus réservé aux mariages.


Sansovino dit que le succès de la poursuite des pirates fut dû à l’aide fort intelligente qu’apportèrent les hommes du district de Santa Maria Formosa, layetiers pour la plupart; et que, lorsqu’après la victoire, ils furent présentés au Doge et au Sénat, et qu’on leur demanda quelle faveur ils désiraient comme récompense, « ces braves gens dirent qu’ils désiraient que, chaque année, le Doge, la Dogaresse et la Seigneurie vinssent visiter leur église, au jour de la fête ; et le Prince leur demandant : « Et s’il pleuvait ? » ils répondirent : « Nous vous donnerons des chapeaux pour vous garantir et, si vous avez soif, nous vous donnerons à boire ». De là vint la coutume que le vicaire présentât au Doge, au nom du peuple, deux fiasques de malvoisie et deux oranges, et aussi deux chapeaux dorés portant les armes du Pape, du Doge et du vicaire. Ainsi fut instituée la fête des « Maries » qui rassemblait toute la population des environs : on élisait douze jeunes filles, deux par chaque division de la ville, chargée de les habiller, et, pour cela on dépensait beaucoup d’argent. Saint-Marc prêtait les joyaux de son trésor aux a Maries ». Ainsi vêtues d’or, d’argent et de bijoux, elles se rendaient dans leur galère à Saint-Marc, où le Doge et la Seigneurie les rejoignaient. On allait d’abord à San Pietro di Castello, ouïr la messe le 31 janvier, jour de la Saint-Marc, et puis, le 2 février, on se rendait à Santa Maria Formosa ; le jour intermédiaire était employé à processionner dans les rues de la ville et ce souvent on se querellait sur le chemin par où passeraient les fiancées, chacun voulant les voir défiler devant sa maison ».


L’origine de la fête a été discutée, mais aucun doute ne peut s’élever sur la splendeur avec laquelle elle fut célébrée pendant quatre siècles. Au commencement du XIe siècle, le bon doge Pietro Orseolo II laissa, par testament, le tiers de sa fortune « à la fête des Maries » et, durant le XIVe siècle, il vint, de tous les coins de l’Italie, tant de monde pour la voir qu’il fallut des règlements de police spéciaux : le Conseil des Dix se réunit deux fois à ce sujet. La dépense semble avoir augmenté jusqu’en 1379, année où la terrible guerre de Chiozza réclamant toutes les ressources de la République, mit fin aux réjouissances. L’issue de la guerre ne permit pas aux Vénitiens de rétablir la fête des Maries dans son ancienne splendeur ; elle resta définitivement abolie.


Comme pour en effacer le souvenir, tout ce qui avait été associé à cette fête fut détruit dans les siècles suivants. A l’exception d’une seule maison (la Casa Vittura), il ne reste, sur la place Santa Maria Formosa, ni une des fenêtres qui ont vu passer les Maries, ni une pierre de l’élise ; le terrain lui-même et les canaux environnants ont changé de direction : il ne reste qu’un écriteau pour guider le pas du voyageur jusqu’à l’endroit où s’arrêta le nuage blanc et où on bâtit le reliquaire de Santa Maria Formosa. Arrivé là, devant la tour de l’église moderne élevée à place précise où s’agenouillaient les filles de Venise et l’élite de sa noblesse, que le voyageur lève les yeux et regarde la tête sculptée qui décore cette tour, encore dédiée à Santa Maria Formosa, — une tête énorme, hideuse, inhumaine! d’une dégradation bestiale trop ignoble pour être décrite ou pour être regardée plus d’un instant. Il faut cependant la supporter pendant cet instant, car elle peint exactement l’esprit pervers qui envahit Venise pendant la quatrième période de son déclin et qui souffla sur sa beauté jusqu’à ce qu’elle eût disparu, comme jadis le nuage blanc.


Cette tête fait partie des centaines de masques semblables qui souillent les dernières constructions de Venise ; toutes ces têtes ont la même expression ricanante que beaucoup d’entre elles augmentent en tirant la langue. Il y en a sur les ponts, dernier ouvrage entrepris par la République ; il y en a même plusieurs sur le pont des Soupirs, exprimant cette moquerie idiote, ce bas sarcasme qui caractérisent la dernière période de la Renaissance grotesque ; de ce grotesque qui n’a — hâtons nous de le dire — aucun rapport avec l’imagination inouïe et fantastique qui est un des principaux éléments de l’esprit gothique du Nord. Cette distinction entre le vrai et le faux grotesque est nécessaire à signaler en présence des tendances actuelles de l’Angleterre.

Une particularité à noter dans la dernière architecture de Venise et qui intéresse nos recherches spéciales sur la vraie nature de son esprit, apparaît dans la façade de Santa Maria Formosa, flanquée de la tête grotesque que nous venons de signaler : on n’y retrouve plus aucun symbole religieux, sculpture ou inscription. En revanche, cette façade est un monument élevé à la gloire de l’amiral Vincenzo Capello. Au-dessus de la base de l’église s'élèvent des trophées d’armes — sculptures qui ont aussi peu de valeur militaire que de mérite ecclésiastique — et, sur la porte exactement à la place occupée dans la « barbare » Saint-Marc par l’image du Christ, se dresse la statue de l’amiral dont les hauts faits sont inscrits sur des tablettes.

A partir du XVIe siècle, les églises de Venise furent consacrées à la glorification des hommes qui y prirent la place de Dieu. Celles qui furent construites à cette époque sont si bassement inférieures que les critiques italiens de notre temps eux-mêmes adressent des reproches aux derniers efforts de l’architecture de la Renaissance. Les deux églises de San Moïse et de Santa Maria Zobenigo, les plus remarquables par leur insolent athéisme, sont caractérisées par Lazari, l’une comme le « point culminant de la sottise architecturale » ; l’autre comme un « horrible amas de pierres d’Istrie ». Elles sont dédiées à la gloire de deux familles vénitiennes : celle de San Moïse célèbre la famille Fini, celle de Santa Maria Zobenigo la famille Barbare. Si, dans celle-ci, on voit des Anges, c’est qu’ils sont chargés, au moyen de leurs trompettes, de porter jusqu’au ciel la renommée de la famille Barbaro dont tous les membres sont représentés dans l’église, au milieu de trophées militaires copiés sur les armes romaines.

Si, après cela, le voyageur veut visiter l’église Saint-Eustache, remarquable par l’effet dramatique du groupe sculpté sur sa façade, puis l’église de l’Ospodaletto, en notant, au passage, les têtes qui décorent les fondations du palais Corner délia Regina, et le palais Pisaro, il aura une idée complète du style et du sentiment de la Renaissance grotesque.

(Nous sommes si bien entrain nous-même — en 1881 — d’abaisser notre niveau, que le connaisseur anglais admirera peut-être tout cela, mais il peut être convaincu que c’est dans l’histoire, un signe constant de décrépitude nationale.)

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Le style de la Renaissance fut porté à la plus haute perfection qu’il pût atteindre par Raphaël, dans les arabesques du Vatican — sorte de non-sens d’une forme étudiée et charmante. — Son niveau le plus bas est représenté par la décoration vulgaire qui, sortant de cette racine empestée, a couvert l’Europe civilisée d’un mélange artistique, composé de nymphes, de cupidons, de satyres, de fragments de têtes et de pattes, d’animaux doucement sauvages et de légumes indescriptibles. On ne peut s’imaginer à quelle profondeur de grossièreté peut conduire le style grotesque : dans un récent jardin italien, on se promène parmi des sculptures de stuc représentant, en caricatures, les types les plus ignobles de nains difformes des deux sexes — sans réalité, sans esprit — et n’ayant pour tout attrait que la grossièreté de leur expression et l’absurdité de leurs costumes souvent d’une obscénité de détails repoussante.

Dans la tête de Santa Maria Formosa, toutes les dents sont gâtées.


Une dernière fois, reportons-nous en 1423, époque de la mort du doge Tomaso Mocenigo que j’ai toujours indiquée, pour Venise, comme le commencement de son déclin. Pour la nomination de Foscari, son successeur, « LA VILLE FUT EN FÊTE DURANT UNE ANNEE ENTIÈRE ».

C’est dans les pleurs que Venise, dans sa jeunesse, avait semé la moisson qu’elle devait récolter dans la joie ; elle semait maintenant, en riant, les germes de sa mort.

Année par année, elle s’enivra avec une soif de plus en plus inassouvie, à la fontaine des plaisirs défendus, creusant les profondeurs de la terre pour en faire jaillir des sources inconnues jusqu’alors. Après avoir dépassé les autres villes par sa force d’âme et sa piété, elles les surpassa pour l’ingéniosité de son indulgence et les formes variées de sa vanité. Et ainsi que, jadis, toutes les puissances de l’Europe réclamaient les décisions de, sa justice, de même, la jeunesse de l’Europe accourait en foule chez elle, pour se former à l’art de la jouissance et de la débauche.

Il est inutile et pénible de s’appesantir sur les derniers degrés de sa ruine. L’antique malédiction des cités de la plaine pesait sur elle : « Orgueil, abondance de pain, et abondance de paresse ». Par le feu intérieur de ses passions, aussi fatal que la pluie brûlante de Gomorrhe, elle fut dévorée ; elle perdit son rang parmi les nations, et ses cendres remplissent aujourd'hui les canaux de la grande mer morte !

(Le traducteur a du laisser de côté — faute de place — l’appendice complétant l’étude du Grotesque et se borner à traduire l’« Index Vénitien », guide précieux à travers les richesses artistiques de Venise. Avant de le commencer, et pour illuminer une dernière fois la merveilleuse cité, restée si attachante et si belle dans sa ruine, le traducteur reproduit ici deux fragments pris dans d’autres œuvres de Ruskin et choisis par lui pour terminer, — en faisant revivre dans son plus beau temps la « Città dolente » d’aujourd'hui. — sa magistrale étude des Pierres de Venise).

Le premier fragment, tiré du « Repos de Saint-Marc » décrit l’élection d'un Doge :


« Quand le doge Gontarini mourut, le peuple de la Vénétie tout entière débarqua au Lido, et l’évèque de Venise et les moines de la nouvelle abbaye de Saint-Nicolas se joignirent à lui pour demander à Dieu — les moines dans leur église et le peuple sur le rivage et dans les bateaux — qu’il voulut bien éloigner tout danger de la patrie et lui accorder un roi qui fût digne de la gouverner. Et comme ils priaient, tous unis, un cri soudain sortit de la multitude : « Nous voulons Domenico Selvo, nous le voulons et nous approuvons ! » Et un groupe considérable de nobles coururent vers lui, relevèrent sur leurs épaules et le portèrent à son bateau. Lorsqu’il y fut entré, il retira ses chaussures pour pouvoir, en toute humilité, approcher de l’église Saint-Marc. Et pendant que les bateaux se dirigeaient, à force de rames, des îles vers Venise, le moine qui vit cela et qui nous le raconta, commença à entonner le Te Deum. Toutes les voix de la foule s’unirent pour chanter cet hymne, suivi du Kyrie Eleison : ces litanies rhythmaient les mouvements des rameurs et tous se réjouissaient, par cette brillante matinée, de voguer sur leur mer natale. A leur approche, toutes les tours de Venise les accueillirent par des sonneries triomphales. Le Doge fut conduit jusqu'au champ de Saint-Marc, puis les nobles le portèrent de nouveau, sur leurs épaules, jusqu’au porche de l’église dans laquelle il entra pieds nus, au milieu de telles acclamations poussées vers le Seigneur qu’il semblait que les murs allaient s’écrouler. Il se prosterna sur la terre, remercia Dieu et saint Marc et leur offrit le vœu que renfermait son cœur. En se relevant, il reçut à l’autel, le sceptre vénitien, puis il entra au Palais Ducal où le peuple lui prêta le serment de fidélité. »


Le second fragment, pris dans « Les peintres modernes » est une étincelante description de Venise, au temps du Giorgione :

« A mi-chemin entre les montagnes et la mer, naquit le jeune George, de Castel Franco, qu’on appelait le « George des Georges » tant il était bon : Giorgione. « Avez-vous jamais pensé sur quel monde s’ouvrirent ses yeux, ses beaux yeux chercheurs de jeune homme ? Monde de vie puissante, depuis la montagne rocheuse jusqu’à la mer ; monde de vie délicieuse lorsque — tout jeune encore, — il s’en alla dans la cité de marbre et devint un de ses cœurs les plus ardents.

« Une cité de marbre, ai-je dit? Non, plutôt une cité d’or, pavée d'émeraudes, où chaque pignon, chaque tourelle brillait sous un revêtement d’or ou de jaspe. Tout à côté, la mer roulait avec de longs soupirs, ses vagues tournoyantes. Profonds, majestueux et terribles comme la mer, les hommes de Venise partaient en quête de puissance et de guerre ; pures comme ses piliers d’albâtre, étaient ses femmes et ses jeunes filles ; ses chevaliers, nobles de la tête aux pieds, faisaient briller les reflets bronzés de leur armure rouillée par la mer et cachée, à regret, sous les plis de leur manteau, d’un rouge sanglant. Ignorant la crainte, fidèle, patient, impénétrable, implacable — chacune de ses paroles fixant une destinée, — siégeait son Sénat. Pleins d’honneur et d’espoir, bercés par le balancement des vagues qui entouraient les îles d’un sable sacré, leur nom gravé et la croix à leur côté, reposaient ses morts. Merveilleux fragment du monde ? Ou plutôt un monde lui-même posé en face des eaux ; pas plus grand lorsque ses capitaines l’apercevaient, le soir, du haut de leurs mâts, qu’une ligne de soleil couchant ne pouvant s’évanouir. S’ils n’avaient connu sa puissance ils eussent pu croire qu’ils naviguaient dans l’espace du ciel et qu’ils arrivaient à une grande planète dont le bord oriental s’enfonçait dans l’éther.

« De ce monde étaient bannis les soucis et bannis aussi les pensées mesquines et les éléments vulgaires de la vie. Nul immondice, nul tumulte dans ces rues onduleuses que la lune élève ou abaisse ; rien que la musique bouillonnante de ce majestueux changement, ou bien un silence pénétrant. Aucun faible mur, aucune maisonnette à basse toiture, aucun hangar de chaume n’auraient pu y être élevés ; seuls une force pareille à celle du rocher et l’enchâssement des plus précieuses pierres. Et tout autour, à perte de vue, le doux balancement des eaux sans tache, orgueilleusement pures : aucune fleur, mais aucune épine, aucune ronce dans ce champ mouvant.

« Force éthérée des Alpes, semblable à un songe s’évanouissant en haute procession au delà du rivage de Torcello ; îles bleues de Padoue se profilant sur le couchant doré au-dessus duquel le vent et les nuages luttent en toute liberté ; — clarté du nord et douceur du sud — étoiles du soir et lueurs matinales brillant dans la lumière sans limite du ciel arqué et de la Mer circulaire ! . . . »


  1. Sansovino