Les Pierres de Venise/Chapitre 3

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Traduction par Mathilde P. Crémieux.
Renouard (p. 47-56).

CHAPITRE III

TORCELLO


À sept milles au nord de Venise, les bancs de sable qui, près de la ville s’élèvent peu au-dessus du niveau de l’eau, atteignent, peu à peu, une plus grande hauteur et forment des plaines de marécages salés dont les éminences informes sont fréquemment séparées par de petites baies. Un de ces moindres îlots, après avoir assez longtemps erré parmi les débris de maçonnerie enfouis et les mauvaises herbes brûlées par le soleil sur lesquels s’étendent les plaques blanchâtres des algues, s’arrêta dans une mare stagnante, à côté d’un champ très vert, plein de lierre terrestre et de violettes. Sur ce monticule s’élève un campanile de briques du plus vulgaire type lombard. Si nous y montons vers le soir (et personne ne saurait nous en empêcher, car la porte de son escalier en ruines se balance paresseusement sur ses gonds), nous dominerons un des plus merveilleux coups d’œil que puisse offrir le vaste monde.

Aussi loin que peut atteindre la vue, s’étend une immensité de marais, d’un sombre gris cendré, marais stagnants, mornes, sans couleur et sans vie, ne ressemblant en rien à nos marais du nord qui passent du noir de leurs mares au pourpre de leurs bruyères. L’eau de mer corrompue mouille les racines de leurs herbes arides et pose, de-ci, de-là, une tache brillante sur les canaux tortueux. Aucun brouillard fantastique poursuivant les nuages, mais la clarté mélancolique de l’espace au coucher d’un soleil chaud, oppressant, qui va atteindre la ligne d’horizon dans laquelle il se perdra. Au véritable horizon, au nord-ouest, la ligne bleue d’une terre plus élevée et, plus loin, au-dessus de cette ligne une nuageuse chaîne de montagnes tachées de neige. À l’est, murmure l’Adriatique, élevant par moments sa voix lorsque ses lames se brisent plus violemment contre les bancs de sable ; le sud est sillonné par les branches élargies de la calme lagune, alternativement rouges ou vertes sous les reflets du couchant ou du crépuscule.

Presque sous nos pieds, sur le même chamo qui soutient la tour d’où nous regardons, s’élève un groupe de quatre bâtiments. Les deux premiers, bien que construits en pierre et ornés d’un bizarre beffroi, n’ont guère plus d’importance que des chaumières ; le troisième est une chapelle octogone dont nous ne distinguons que le toit, rayé de briques rouges ; le quatrième est une grande église ayant nef et bas côtés ; nous ne voyons guère non plus que sa toiture dont le soleil fait une masse brillante au milieu du champ vert et des ternes marais. Aucune créature vivante, aucune trace de vie ni de village autour de ces bâtiments qui font penser à une petite flottille de bateaux immobilisés par le calme plat dans une mer lointaine.

Regardons plus loin, au sud ; au delà des bras élargis de la lagune, sortant du lac brillant dans lequel elles sont réunies, voici une multitude de tours éparses au milieu d’un groupe de vastes palais carrés ; leur ligne régulière se découpe sur le ciel.

La mère et la fille — vous les voyez toutes les deux dans leurs tristes vêtements de veuves : — Torcello et Venise.

Il y a treize cents ans, la grise étendue des marais était telle qu’elle est aujourd’hui et les montagnes pourprées s’élevaient aussi radieuses dans la lointaine atmosphère du soir ; de plus, on voyait, à l’horizon, des feux étranges se mêler à ceux du soleil couchant ; des lamentations humaines s’unissaient aux bruits des flots. Les flammes sortaient des ruines d’Altinum ; les lamentations s’échappaient de la multitude qui — comme jadis Israël — cherchait dans les détours de la mer, un refuge contre les sabres ennemis.

Aujourd’hui, les bestiaux paissent sur l’emplacement de l’autre ville qu’ils ont dû abandonner : la faux des Scythes a rasé les maisons qu’ils y avaient construites, et le temple où ils avaient adoré leur Dieu ne reçoit plus d’autre encens que les senteurs de l’herbe apportées par l’air de la nuit.

Parcourons cette prairie.


Ce n’est pas par l’îlot voisin de la tour qu’on pénètre ordinairement dans Torcello. Un autre, un peu plus vaste et planté d’un taillis d’aulnes, est sorti de la lagune tout à côté de la prairie qui fut autrefois la place de la ville, et là, soutenu par quelques pierres grises qui forment presqu’un quai, il lui sert de limite.

Ce petit pré, de la taille d’une cour de ferme anglaise, fermé par une palissade brisée et par des haies de chèvrefeuille, s’éloigne du rivage.

Traversé, pendant quarante ou cinquante pas, par un sentier à peine tracé, il forme un petit carré construit de trois côtés ; le quatrième côté est ouvert sur l’eau. Deux de ces constructions sont si peu de chose qu’on les prendrait pour des hangars et pourtant, le premier a été un couvent et le second porta le nom de « Palais public. » Ils datent tous les deux du xive siècle. Du troisième côté, l’église de Santa Fosca est encore beaucoup plus ancienne, sans avoir de plus vastes proportions. Quoique les piliers, qui l’entourent soient du plus pur marbre grec, et que leurs chapiteaux soient couverts de délicates sculptures, ces piliers et les arcades qu’ils soutiennent, n’élèvent pas leurs toits plus haut que celui d’une modeste étable et la première impression qui frappe le visiteur est que, quels que soient les crimes qui ont pu appeler, sur ce lieu désolé, une telle dévastation, ils n’ont pas dû avoir l’ambition pour mobile.

Cette impression ne se perd pas quand on entre dans la plus grande église à laquelle était subordonné ce groupe de constructions. Elle a évidemment été élevée par des fugitifs en détresse[1]. En la plaçant dans cette île, ils eurent un double souci : abriter leur sincère et triste adoration et ne pas attirer les regards ennemis, par trop de splendeur, tout en n’éveillant pas d’amers regrets par un trop grand contraste avec les églises qu’on leur avait détruites. On y reconnaît un effort simple et tendre pour rappeler la forme des temples qu’ils avaient aimés et pour faire honneur à Dieu en lui élevant celui-ci, bien que le malheur et l’humiliation leur défendissent toute magnificence de plan et d’ornementation. L’extérieur, à l’exception de l’entrée du côté droit et de la porte latérale, n’a aucun ornement. Les architraves de la première entrée sont sculptées et, sur la seconde, sont placées des croix richement travaillées. Les massifs contrevents de pierre des fenêtres tournaient sur des anneaux également en pierre ; ils pouvaient servir d’appuis en cas d’attaque et font plutôt penser à un refuge de montagne qu’à la cathédrale d’une ville populeuse. À l’intérieur, deux solennelles mosaïques, aux extrémités est et ouest ; l’une représente le jugement dernier ; l’autre, la Vierge versant des larmes sur ses mains levées pour bénir. La noble rangée de piliers qui, entre ces deux tableaux, ferme l’espace terminé par le trône du pasteur et par les sièges demi-circulaires du clergé, forme, avec les mosaïques, un ensemble imposant qui exprime à la fois la profonde douleur et le courage saint de ces hommes qui n’avaient plus de refuge sur la terre, mais qui avaient une foi entière en celui qui les attendait : c’étaient bien des hommes « persécutés mais non abandonnés, abattus mais non détruits ».

Observez le choix des sujets. Il est possible que les murs de la nef et des bas côtés, aujourd’hui blanchis à la chaux, aient été jadis recouverts de fresques ou de mosaïques ; je n’ai pourtant trouvé aucune mention d’une pareille destruction et tout me porte à croire que, à l’origine comme actuellement, la division centrale de l’église était seule ornée de mosaïques. Dans nombre d’anciennes églises, on trouve des décorations montrant l’intérêt que ceux qui les construisirent portaient aux événements du monde : des symboles ou des tableaux d’incidents politiques, des portraits de personnes vivantes, des sculptures sur des sujets grotesques, satiriques ou vulgaires sont mélangés aux plus exactes reproductions d’épisodes des Écritures ou de l’histoire de l’Église. À Torcello, rien de tout cela n’apparaît ; l’esprit d’adoration est concentré sur deux grands faits : la pitié du Christ pour son Église et le futur jugement qu’il devra prononcer. Cette pitié, en ce temps-là, s’obtenait par l’intercession de la Vierge : c’est pourquoi on la représente en suppliante qui intercède en pleurant. Les protestants peuvent être affligés de cette attitude[2] mais elle ne doit pas les aveugler sur la foi simple et profonde avec laquelle ces hommes ont choisi la solitude de la mer, non dans l’espérance d’y fonder de nouvelles dynasties ou de commencer une ère de brillante prospérité, mais pour s’humilier devant le Seigneur et pour le prier que, dans son infinie pitié, il voulût bien hâter le jour où la mer, la mort et l’enfer rendront les morts qu’ils renferment et où ils les feront entrer dans le meilleur royaume « là où les méchants cesseront de nuire et où les découragés trouveront le repos ».


La force et l’élasticité d’esprit de ces hommes ne se laissèrent pas abattre par cette fin prévue de toutes choses : rien n’est plus remarquable que la beauté accomplie de toutes les parties de ce monument, élevé spécialement pour leur Dieu. Les moins beaux ornements sont ceux qu’ils avaient apportés du continent ; les plus parfaits furent ceux qu’ils sculptèrent pour leur église de l’île ; les plus remarquables sont les chapiteaux, déjà cités, et la clôture du sanctuaire couverte d’exquis ornements : placée entre six petites colonnettes, elle sert à fermer, comme un écran, l’espace élevé de deux marches au-dessus de la nef, espace destiné aux chanteurs. Les bas-reliefs représentent des coqs et des lions, élégants et fantastiques au dernier point, mais ne dénotant pas une connaissance approfondie de l’anatomie de ces animaux. Ce n’est qu’en arrivant derrière l’escalier de la chaire qu’on découvre les traces de la hâte apportée à cette construction.

La chaire est pourtant digne d’être examinée. Elle est soutenue par quatre colonnettes séparées, entre les deux piliers au nord de l’écran. Ces colonnettes forment, avec la chaire et son escalier, une masse compacte de maçonnerie revêtue de marbres sculptés ; la rampe est faite de solides blocs apportés du continent qui, n’étant pas de mesure, ont été rognés par l’architecte sans qu’il se préoccupât de la symétrie de leurs dessins primitifs.

À la porte latérale aussi, deux croix prises sur des panneaux richement sculptés, ont été arbitrairement coupées, sans souci du dessin originel, comme on coupe un échantillon dans une pièce de soierie. Les sculptures romanes, d’ailleurs, étant surtout destinées à l’embellissement, étaient souvent dénuées de signification et, quand elles en avaient une, elle n’était pas toujours comprise. Il s’agissait, avant tout, d’enrichir la surface ; le marbre sculpté devenait, entre les mains de l’architecte, ce qu’est un morceau de dentelle ou de broderie entre les mains d’une couturière. À la réflexion, on reconnaît que cela n’indique pas forcément des sentiments bas, on peut y lire aussi le désir d’imiter ou même de surpasser des fragments employés sans ordre : le constructeur, grâce à son inépuisable fertilité, pensait sans doute pouvoir aisément les égaler.

Il est à supposer que si l’architecte n’avait pas eu ces marbres à employer, il eût laissé cette chaire toute simple. Supportée, comme je l’ai dit, par quatre minces colonnes, elle s’étend entre les deux piliers de la nef, de façon à laisser au prédicateur une grande liberté d’action. Au milieu de sa façade arrondie, une colonnette soutient un étroit pupitre de marbre destiné à recevoir le livre renfermant le sermon.

La disposition de la chaire peut avoir son influence sur l’effet produit par un sermon : tous ne sauraient être également bons et souvent l’impression ressentie par l’auditoire dépend presque autant de l’aspect plus ou moins favorable de la chaire d’où parle l’orateur que de ses gestes et de ses paroles. Lorsque la chaire est richement ornée, elle peut distraire l’auditeur et porter son esprit à errer, s’il n’est pas suffisamment intéressé. Souvent, dans les cathédrales qui renferment de magnifiques chaires, ce n’est pas de là qu’on prêche ; on choisit un autre point de l’église, moins propre à détourner l’attention. Cette remarque s’adresse plutôt aux sculptures colossales et aux pyramides fantastiques qui encombrent les églises d’Allemagne et de Flandre qu’aux délicates mosaïques et aux sculptures ressemblant à des ivoires que renferment les basiliques romanes ; la forme y reste simple et la couleur et la valeur du travail ne rejettent pas l’orateur au second plan.


Il y a deux manières d’envisager un sermon : comme une œuvre humaine ou comme un message divin. Dans le premier cas, nous demandons au prédicateur de la science et du soin dans la composition, de la grandeur dans la diction ; nous admettons volontiers que la chaire soit entourée d’une frange d’or, qu’un riche coussin de soie serve à appuyer le livre relié de noir où sera écrit le sermon que nous devons écouter en silence pendant une demi-heure ou trois quarts d’heure. Nous savons aussi, qu’après avoir accompli ce devoir, nous pourrons n’y plus penser, ayant l’heureuse confiance de retrouver un autre sermon quand il sera nécessaire.

Si, au contraire, nous considérons le prédicateur comme un envoyé qui nous apporte un message de vie ou de mort ; si nous croyons que, pendant les deux heures qui lui sont accordées chaque semaine, il peut parler aux esprits dont il a la charge et qu’il voit courir à leur perte : que dans la demi-heure que durera son sermon, il pourra les faire rougir de leurs péchés, les réveiller de leur sommeil mortel ; alors, nous regarderons avec d’autres yeux l’élégante friperie qui entoure la chaire d’où tombera le jugement ; nous n’y admettons pas plus la soie et l’or que nous ne supporterions des fleurs de rhétorique dans la bouche du messager : nous voulons entendre des paroles simples et nous voulons que la place d’où elles tomberont ressemble au rocher de marbre autour duquel, dans le désert, se groupait le peuple d’Israël, mourant de soif.


La sévérité de style qui distingue la chaire de Torcello est encore plus frappante dans les stalles élevées et dans le trône épiscopal qui occupe la courbe de l’abside. Ces stalles sont divisées comme dans les amphithéâtres romains, par des marches qui leur servent d’accès. Dans l’absolue simplité et le manque de confort de ces sièges — entièrement en marbre — il y a une dignité que ne sauraient atteindre des stalles garnies ou surmontées d’un dais. La place du trône épiscopal nous rappelle que l’Église primitive fut souvent représentée par un navire dont l’évèque était le pilote. Quelle force possédait ce symbole sur l’imagination de ces malheureux, frappés par un désastre dans lequel la cruauté humaine s’était montrée aussi illimitée que la terre, aussi impitoyable que la mer ! Pour eux, l’Église était bien l’arche du salut, et ils la voyaient, en réalité, s’élever comme l’arche au milieu des flots. Peut-on s’étonner que, séparés pour toujours par l’Adriatique de leur pays natal, ils se soient regardés comme les disciples se regardèrent lorsque l’orage éclata sur le lac Tibériade, et qu’ils se soient soumis, du fond du cœur, à Celui qui avait apaisé le vent et les flots ?

Et si vous voulez vous bien rendre compte de l’esprit dans lequel commença la domination de Venise et d’où lui vint la force d’accomplir ses conquêtes, ne cherchez pas ce que pouvaient valoir ses arsenaux ; n’évaluez pas le nombre de ses armées ; ne considérez pas le faste de ses palais ; ne cherchez pas à pénétrer le secret de ses Conseils ; mais montez sur le rebord rigide qui entoure l’autel de Torcello, et là, contemplant comme le fit jadis le pilote, la structure de marbre du beau Temple-Vaisseau, repeuplez son pont jaspé des ombres de ses marins défunts, et surtout, tâchez de ressentir l’ardeur qui brûlait leurs cœurs, lorsque, pour la première fois, les piliers édifiés dans le sable et le toit leur cachant un ciel encore rougi par l’incendie de leurs foyers, ils firent retentir, à l’abri de ces murailles et accompagnés par le murmure des vagues et le tournoiement d’ailes des mouettes, l’hymne-cantique chanté par eux à pleine voix :


« La Mer est à lui et Il l’a créée
« Et ses mains ont préparé la terre ferme. »






  1. Une grande partie de ces jugements sont superficiels ; quelques-uns même sont erronés ; ils devraient être révisés : Aquilée, et non Torcello, fut la véritable mère de Venise. Ce chapitre est pourtant écrit dans des principes justes et vrais ; c’est pourquoi j’en laisse la plus grande partie reparaître dans cette édition.
  2. Ils agiraient prudemment en réservant cette affliction pour ceux de leur secte, assez nombreux, qui nient l’efficacité de la prière.