Les Pierres de Venise/Chapitre 4

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Traduction par Mathilde P. Crémieux.
Renouard (p. 57-113).

CHAPITRE IV

SAINT-MARC


« Et Barnabé emmena Marc et ils firent voile sur Chypre. »

Si, lorsque les côtes d’Asie s’effacèrent devant ses yeux, l’esprit de prophétie avait envahi le cœur du faible disciple qui s’était dérobé au moment d’agir et que le principal lieutenant du Christ avait déclaré indigne de travailler dorénavant avec lui, quel étonnement eût été le sien en découvrant que dans les siècles à venir, le lion serait le symbole qui le représenterait devant les hommes ? Que son nom, devenu un cri de guerre, ranimerait la colère des soldats dans ces mêmes plaines où lui avait fait défaut le courage du chrétien, et sur cette mer de Chypre — tant de fois et si vainement teinte de sang — sur laquelle, plein de remords et de honte, il suivait le Fils de Consolation ! (Barnabé.)


On ne peut douter qu’au IXe siècle, les Vénitiens entrèrent en possession du corps de saint Marc et firent de lui leur saint patron. Une des mosaïques les mieux conservées du transept nord nous montre la nouvelle découverte de ses reliques perdues dans l’incendie de 976. La mosaïque doit être contemporaine de cet événement; elle rappelle dans son plan, celui de la tapisserie de Bayeux, montrant d'une façon conventionnelle l'intérieur de l'église rempli d'une multitude de fidèles prosternés pour rendre grâce au ciel devant le pilier encore ouvert. Le Doge est debout au milieu d'eux, reconnaissable à son bonnet cramoisi, brodé d'or et à l'inscription DUX, placée au-dessus de sa tète, ainsi qu'il était d'usage dans les tapisseries et les tableaux importants de cette époque. L'église est, bien entendu, sommairement représentée ; ses deux étages supérieurs sont réduits de façon à former simplement un fond aux personnages. C'est un de ces morceaux hardis de peinture historique que, dans notre science orgueilleuse de la perspective et de mille autres choses, nous n'osons plus aborder. Les ouvriers de jadis nous ont laissé quelques notes utiles sur les formes de leur temps ; pourtant, ceux qui connaissent la méthode de dessin qu'on employait alors, n'osent pas trop affirmer l'exactitude absolue de ces documents. Dans cette mosaïque, figurent les deux chaires — comme aujourd'hui — et aussi le cordon de fleurs en mosaïque qui suivait alors l'église tout entière et dont les restaurateurs modernes n'ont conservé qu'un fragment. On n'a pas tenté de représenter les mosaïques du faîte, — l'échelle réduite ne le permettait pas — mais nous savons que quelques- unes, au moins, existaient déjà, et ceux qui le nient en se basant sur leur absence dans cette reproduction sont dans l'erreur.

De grandes incertitudes entourent les époques exactes où furent construites ou réparées les différentes parties de l'extérieur de Saint-Marc. Nous savons que l'église fut consacrée pendant le XIe siècle et qu'une de ses principales décorations (la mosaïque représentant les chevaux de bronze apportés de Constantinople en 12o5), date du XIIIe siècle, bien que, par son style, elle puisse faire supposer qu'elle remonte à la construction originelle. Contentons-nous donc de dire que les parties les plus anciennes du monument datent du XIe, du XIIe et de la première moitié du XIIIe siècle; que les parties gothiques appartiennent au XIVev; que quelques-uns des autels et des embellissements datent des XVe et XVIe siècles et que les fragments modernes des mosaïques sont du XVIIe.

Je fixe ces dates afin de pouvoir parler de l'architecture byzantine de Saint-Marc sans laisser supposer que toute l'église est l'œuvre d'artistes grecs. Exception faite des mosaïques du XVIIe siècle, tous les restaurateurs se sont si habilement conformés au style primitif que l'effet est resté entièrement byzantin. Je ferai donc le moins possible de critiques anatomiques, je ne me préoccuperai pas d'une chronologie superflue, tout ayant été conçu et exécuté dans le même esprit.

Je voudrais que le lecteur, avant d'entrer sur la place Saint-Marc, se transportât, en pensée, pour quelques instants, dans une paisible ville épiscopale d'Angleterre et vînt avec moi, à pied, jusqu'à la façade ouest de la cathédrale. Rendons-nous-y par la rue la moins fréquentée au bout de laquelle nous apercevons le sommet d'une des tours ; traversons la basse porte-cochère crénelée, percée au centre d'une petite fenêtre à treillages et suivons la route réservée où passent uniquement les charrettes apportant les provisions nécessaires à l'Évèque et au Chapitre. De petites pelouses soigneusement fauchées, entourées de grilles, s'étendent devant une série de maisons minuscules, d'un ancien modèle et toutes proprettes avec leurs fenêtres cintrées percées au hasard, leurs lourdes corniches de bois, l'auvent de leur toiture peint en blanc, le petit parvis de leur porte en forme de coquille et leurs indescriptibles petits pignons de bois, contournés et penchant d'un côté.

Nous trouvons ensuite des maisons plus importantes, aussi d'un vieux style, mais construites en briques rouges et ayant, derrière elles, des jardins où des murs garnis d'espaliers laissent entrevoir, parmi les brugnons, des vestiges — arceau ou colonne — de quelque vieux cloître. Ces maisons font face au square de la cathédrale, régulièrement divisé en verts gazons et en allées sablées ne manquant pas d'une certaine gaîté, surtout du côté ensoleillé où les enfants des chanoines se promènent sous l'œil de leurs bonnes.

Arrivés à la façade ouest, en marchant avec soin pour ne pas écraser le gazon, contemplons les piliers à l'ombre desquels s'élèvent des statues dont il ne reste plus que de majestueux fragments. — Représentaient-elles des rois de la terre ou de saints rois du ciel ? — Plus haut s'élève le grand mur aux arceaux confus, couvert de moulures et de sculptures grossières; sombre, effrité, orné d'affreuses têtes de dragons et de démons moqueurs ; pétri par la pluie et le vent en des formes invraisemblables et dont l'enveloppe de pierre est teintée d'une mélancolique dorure par des lichens d'un orange roussâtre[1]. Encore plus haut se dressent les froides tours : les yeux se perdent dans le relief de leurs rudes et forts contours, pour n'y plus dis tinguer — comme autant de points noirs tournoyants, tantôt se rapprochant, tantôt se dispersant, puis réapparaissant soudain parmi les fleurs sculptées — qu'une foule d'oiseaux noirs sans repos remplissant le square d'étranges clameurs qui rappellent les cris des oiseaux voletant sur une côte isolée, entre les falaises et la mer.

Représentez-vous cette scène dans son formalisme étroit et sa sereine sublimité. Estimez les joies, non interrompues, encloses dans ce pieux assoupissement, dans l'accomplissement de tous les devoirs que règle l'horloge de l'église; l'influence de ces sombres tours sur tous ceux qui, depuis des siècles, ont passé à leurs pieds, qui les ont vues s'élever dans la plaine jadis boisée, et intercepter par leur masse, les derniers rayons du soleil couchant alors que la ville n'était indiquée que par une bande de brouillard au bord de la rivière...

Et maintenant, souvenons-nous que nous sommes à Venise et retournons à l'extrémité de la Galle Lunga San Moïse, qu'on peut considérer comme le pendant de la rue qui nous a conduits à la porte cochère de la cathédrale anglaise.

Nous entrons dans une allée pavée, mesurant sept pieds dans sa plus grande largeur et résonnant des cris des marchands ambulants, cris qui se terminent en une sorte de sonnerie cuivrée. Il faut nous frayer un passage à travers une cohue resserrée entre deux rangées de maisons très rapprochées. Au-dessus de nos tètes, une inextricable confusion de grossiers contrevents, de balcons de fer, de tuyaux de cheminées posées sur des corbeaux pour gagner de la place, de fenêtres arrondies dont les appuis sont en pierre d'Istrie et, par-ci par-là, une tache de feuilles vertes quand une branche de figuier passe par-dessus le mur de quelque cour intérieure et fait lever les yeux jusqu'à l'étroite bande de ciel bleu qui surmonte le tout. De chaque côté, une rangée de boutiques, serrées au possible, occupe l'intervalle des piliers de pierre carrés qui supportent le premier étage. L'un de ces intervalles est étroit et sert de porte ; le suivant est, dans les boutiques les plus considérables, boisé jusqu'à la hauteur du comptoir et vitré dans le haut. Dans les boutiques pauvres, il reste ouvert jusqu'en bas et les marchandises sont posées en plein air sur des bancs et sur des tables. La lumière ne pénètre qu'à l'entrée de la boutique ; le reste est plongé dans une obscurité que l'œil ne pourrait percer, si elle n'était généralement éclaircie par les faibles rayons d'une petite lampe posée tout au fond, devant une estampe représentant la Vierge : cette lampe et cette estampe sont plus ou moins décoratives, suivant le degré de piété du boutiquier. Chez la fruitière, où les verts melons sont rangés sur le comptoir comme des boulets de canon, la madone a un autel de feuillage. Dans la « Vendita Frittole e Liquori », la Vierge, humblement posée derrière une chandelle, sur une planche noire, préside à des mélanges d'ambroisies d'une nature plus que douteuse ; mais, quelques pas plus loin, là où on offre : « Vino Nostrani a soldi 22-28 », la Madone brille dans toute sa gloire, flanquée de 10 ou 10 tonneaux de la récolte d'il y a trois ans, de nombreuses bouteilles de marasquin et de deux superbes lampes : le soir, lorsque les gondoliers viendront ici boire, sous ses auspices, le gain de leur journée, elle aura un candélabre allumé.

Un mètre ou deux plus loin, nous dépassons l'hôtellerie de l'Aigle Noir et, en jetant un coup d'oeil à travers sa porte de marbre entr'ouverte, nous voyons se dessiner sur le mur, l'ombre d'une vigne appuyée contre un vieux puits sur lequel est sculpté un bouclier pointu.

Nous arrivons par le pont et le Campo San Moïse à l'entrée de la place Saint-Marc appelée « la bouche de la Place » (la Bocca di Piazza) dont le caractère vénitien est presque détruit, d'abord par l'horrible façade de San Moïse — que nous examinerons une autre fois — puis, par la moderne transformation des boutiques voisines de la place, et enfin, par le mélange de la basse classe véni tienne et des groupes anglais et autrichiens. Hâtons-nous de passer au milieu d'eux pour gagner, au fond de la place, l'ombre des piliers : et alors, nous les oublierons vite, car, à travers ces piliers, la grande tour de Saint-Marc, dans une brillante lumière, surgira devant nous comme au milieu d'un champ de marqueterie : de chaque côté, des arcades sans nombre se déploient avec symétrie, comme si les maisons irrégulières du sombre passage que nous venons de traverser eussent été soudain soumises à un ordre gracieux et que leurs murs en ruines se fussent transformées en arcades couvertes de belles sculptures et en colonnes cannelées, faites en pierres choisies.

Au delà de ces rangées d'arcades, sort de terre une vision devant laquelle la grande place semble s'être ouverte en témoignage de respect et pour nous la laisser voir de loin : une multitude de piliers et de dômes blancs groupés, formant une pyramide basse et prolongée d'un ton coloré, ressemblant à un amoncellement de trésors, d'or, d'opales et de nacre sous lequel s'ouvrent cinq grands portails voûtés, lambrissés de superbes mosaïques et décorés de sculptures d'un albâtre aussi brillant que l'ambre et aussi délicat que l'ivoire. Sculptures fantastiques, enroulées de plumes et de lys, de raisins et de grenades, d'oiseaux voletant dans les branches; et reliées par un entrelac continu de bourgeons et de plumes. Au milieu, se tiennent, solennels, des anges dans leurs longues robes ; le sceptre à la main, ils s'appuient l'un sur l'autre contre les portails ; leurs formes sont rendues indécises par l'éclat d'un fond d'or apparaissant derrière eux, à travers le feuillage ; éclat interrompu et obscurci comme la lumière passant entre les branches du jardin de l'Eden, alors que — il y a longtemps de cela — ses portes étaient confiées à la garde des anges.

Autour des portails se dressent des piliers de pierres mélangées : jaspe, porphyre, serpantine vert foncé tachetée de neige, marbres capricieux qui — comme Cléopàtre — tantôt refusent et tantôt accordent au soleil le droit « de baiser leurs veines bleues » dont l'ombre, en se retirant, laisse voir les ondulations azurées, ainsi que la marée basse laisse à découvert le sable sillonné par les vagues. Leurs chapiteaux sont décorés de riches enlacements d'herbes nouées, de feuilles d'acanthe et de vigne, de signes mystiques ayant la croix pour base. Au-dessus, dans les archivoltes, se mêlent le ciel et la vie : les anges et les attributs du ciel; puis les travaux des hommes, suivant l'ordre des saisons. Encore plus haut, au centre, s'élève un autre sommet d'arceaux blancs bordés de fleurs écarlates. Exquise confusion, parmi laquelle les poitrails des chevaux grecs se développent dans leur force dorée, et le Lion de Saint-Marc apparaît sur un fond bleu parsemé d'étoiles, jusqu'à ce qu'enfin, comme en extase, les arceaux se brisent dans un bouillonnement de marbre et s'élancent dans le ciel bleu en gerbes d'écume sculptée, comme si, frappés par la gelée avant de se rouler sur le rivage, les brisants du Lido avaient été incrustés de corail et d'améthyste par les nymphes de la mer.

Quel abîme entre la sombre cathédrale anglaise et celle-ci! Les oiseaux qui les fréquentent suffisent à l'indiquer : au lieu d'être entourées d'une multitude de corbeaux aux ailes noirs, à la voix croassante, les parois de Saint-Marc servent d'abri à d'innombrables pigeons qui nichent dans les feuillages de marbre et mêlent la douce irisation de leurs plumes, changeant à chaque mouvement, aux teintes non moins attrayantes qui restent là, immuables, depuis sept cents ans. Quel effet cependant produit cette splendeur sur les passants ? Promenez-vous devant Saint-Marc depuis le matin jusqu'au soir, et vous ne verrez pas un œil qui se lève, pas une physionomie qui s'éclaire : prêtres et laïques, soldats et civils, riches et pauvres passent devant la cathédrale sans lui accorder un regard.

Jusque dans les coins des parvis, les plus misérables commerçants de la ville apportent leurs marchandises ; les soubassements des piliers servent de sièges à ceux qui vendent des jouets et des caricatures. Autour de la place qui fait face à Saint-Marc, règne la ligne des cafés où flânent, en lisant des journaux vides, les paresseux Vénitiens des classes moyennes ; au milieu de la place, la musique autrichienne joue pendant les Vêpres, mêlant ses sons à ceux de l'orgue. Elle est entourée d'une foule silencieuse qui, si elle était libre d'agir suivant son désir, donnerait un coup de stylet à chacun des musiciens. Et, dans les angles des parvis, tout le long du jour, des hommes du peuple désœuvrés, apathiques, restent couchés au soleil comme des lézards, tandis que des enfants sans surveillance, dont les jeunes yeux expriment déjà la désespérance et une froide dépravation, et dont les gosiers sont éraillés par les imprécations, crient, se battent, dorment ou jouent en jetant leurs centimes bosselés sur le rebord en marbre du portail; tout cela sous le regard du Christ et de ses anges.

Pour entrer dans l'église sans traverser toutes ces horreurs, gagnons le côté qui fait face à la mer et, passant autour des deux massives colonnes rapportées de Saint-Jean-d'Acre, ouvrons la porte du baptistère. Une fois cette lourde porte refermée sur nous, la lumière et le bruit de la Piazzetta ne nous atteindront plus.

Nous sommes dans une chambre basse, voûtée non par des arceaux, mais par de petites coupoles parsemées d'étoiles d'or et de mélancoliques figures. Dans le centre est une cuve de bronze ornée de riches bas-reliefs et dominée par une petite statue du Baptiste. Un rayon de lumière venant d'une haute fenêtre l'éclaire et traverse la petite pièce pour aller mourir sur une tombe. Est-elle bien une tombe, cette couche étroite qu'on semble avoir tirée tout près de la fenêtre pour que celui qui y repose puisse se réveiller de bonne heure ? Deux anges ont soulevé les rideaux et le regardent : contemplons-le aussi et remercions le rayon de lumière qui repose éternellement sur son front et s'éteint sur sa poitrine.

Le visage est celui d'un homme d'âge moyen. Deux profonds sillons divisent son front comme les fondations d'une tour ; il est coiffé du bonnet ducal. Les traits sont remarquablement fins et délicats ; les lèvres minces encore amincies, sans doute, par la mort, ont conservé un doux sourire et la physionomie est sereine. Le toit du dais a été bleu, étoile d'or ; au-dessous, au centre de la tombe où repose le mort, est assise une statue de la Vierge ; une bordure touffue de fleurs et de feuillages court autour du monument qu'elle fleurit comme un champ pendant l'été.

La statue est celle du doge Andrea Dandolo, homme grand parmi les plus grands de Venise et mort trop tôt. Choisi pour chef à trente-six ans, il mourut dix ans après laissant derrière lui un règne auquel nous devons la moitié de ce que nous connaissons des premiers succès de Venise.

Jetons un coup d'œil sur la salle où il repose : sur le sol, s'étend une riche mosaïque entourée d'une bande de marbre rouge ; les murs d'albâtre, ternis et usés par le temps, tombent presque en ruines. Du côté de l'autel, il fait sombre et on peut à peine distinguer les bas-reliefs représentant le baptême du Christ. Sur la voûte, les figures ressortent mieux : le Christ en est le centre, il est entouré par les anges et par les apôtres Partout se voit l'image émaciée du Baptiste dans tous les épisodes de sa vie et de sa mort. Le Jourdain coule entre des rochers : sur les bords, un arbre sans fruit a sa racine frappée d'un coup de hache : « tout arbre qui ne produit pas de fruit sera coupé et jeté dans le feu ! »

Oui, en vérité : être baptisé par le feu ou périr par le feu, tel est le choix offert à tous les hommes ! La fanfare pénètre par la fenêtre grillée jusqu'à mes oreilles et se mêle au son du jugement que les anciens Grecs ont écrit sur les murs de ce Baptistère.

Venise a tait son choix.

Celui qui repose sous le dais de pierre lui aurait, dans son temps — si elle eût consenti à l'écouter — conseillé un autre choix, mais elle a oublié depuis longtemps les conseils du Doge dont les lèvres sont couvertes de pous- sière.

Entrons, par la lourde porte de bronze, dans l'église que noie un sombre crépuscule auquel l'œil doit s'accoutumer avant de pouvoir distinguer que le vaste édifice a la forme d'une croix dont les deux bras sont marqués par de nombreux piliers. La lumière n'y pénètre que par d'étroites ouvertures pratiquées dans les dômes qui forment le toit ; elles font l'effet de larges étoiles. Par-ci, par-là, un rayon s'échappe d'une fenêtre lointaine : errant dans l'obscurité, il jette une lueur phosphorescente sur les marbres de toutes couleurs qui tombent jusqu'en bas de l'église. La lumière des cierges et des lampes d'argent qui brûlent éternellement dans les chapelles s'ajoute à la faible lumière venant du sommet lamé d'or, et les murs, recouverts d'albâtre, lancent à chaque courbe, à chaque angle, de légers reflets brillants ; les auréoles des saints flamboient à nos yeux quand nous passons, puis retombent dans l'obscurité. Sous nos pieds et sur notre tête, se déroule une succession de tableaux semblables à un rêve ; un mélange de visions belles et terribles ; de dragons et de serpents ; de bêtes féroces et de gracieux oiseaux qui, sans les redouter, boivent, à côté deux, l'eau des sources ; de symboles variés représentant les passions et les plaisirs de la vie et le mystère de la Rédemption.

Tous ces enchevêtrements d'images diverses aboutissent à la Croix qu'on retrouve partout, sur chaque pierre et surtout devant le maître-autel où elle se dresse rayonnante, au milieu de riches armoiries, dans l'ombre de l'abside. Bien qu'on rencontre un peu partout « l'image de la mère de Dieu » elle n'est pas la Divinité adorée en ce lieu : c'est la Croix qu'on voit d'abord, pour qui la lumière brûle au milieu du Temple; chaque dôme, chaque cavité du toit doit posséder l'image du Christ,

L'intérieur de l'église n'est pas sans effet sur l'esprit de la population. A toute heure du jour, les diverses reliques réunissent un groupe de fidèles adorateurs et de pieux solitaires cherchant pour se recueillir dans la prière, les retraites le plus tristement sombres. Les pas des étrangers ne distraient pas ceux qui sont agenouillés sur le pavé de Saint-Marc ; on les voit se relever, baiser le pied du crucifix de l'aile nord devant lequel brûle une lampe, et quitter l'église, moins abattus.

N'en concluons cependant pas que la grandeur et la noblesse de l'édifice éveillent en eux l'esprit religieux. Venise renferme assez de malheur pour faire plier les genoux à beaucoup sans que les beautés extérieures y entrent pour quelque chose, et, si dans la dévotion apportée à Saint-Marc, il existe une part qui ne soit pas provoquée par la désastreuse situation de la ville, elle n'est absolument due ni à la belle architecture, ni à l'impression produite par les épisodes sacrés que représen tent les mosaïques. Cet effet, bien que léger, existe pourtant : on en a la preuve dans le nombre des fidèles qui sont attirés par Saint-Marc, tandis que Saint-Paul et les Frari, mieux situés et plus grands, sont relativement vides. Cela tient sans doute à l'influence que certains moyens exercent sur les instincts humains inférieurs, moyens employés de tout temps pour favoriser la superstition : l'obscurité et le mystère ; les sombres retraites de la construction ; la lumière artificielle répandue en petite quantité, mais avec une continuité qui lui donne quelque chose de saint ; les matériaux précieux, appréciables même aux yeux du vulgaire ; l'odeur de l'encens, la solennité de la musique ; les idoles ou les images auxquelles se rattachent des légendes populaires : toute cette mise en scène de la superstition, aussi vieille que le monde, employée par les nations sauvages ou civilisées, et produisant un faux respect dans les esprits incapables de comprendre la Divinité, existent dans Saint-Marc à un degré inconnu à toute autre église européenne. Les artifices des Mages et des Brahmines sont employés par une chrétienté frappée de paralysie, et le sentiment populaire excité par ces artifices ne doit pas nous inspirer plus de respect que nous n'en aurions accordé aux adorateurs d'Elensis, d'Ellora ou d'Edfou.

Ces moyens inférieurs n'étaient pas uniquement employés dans les anciennes églises, pour surexciter une émotion religieuse, ainsi qu'on le fait encore aujourd'hui. S'il y avait déjà des cierges allumés, ils éclairaient des murs couverts de tableaux sacrés que chacun regardait et comprenait, tandis que, pendant mes séjours à Venise je n'ai jamais vu d'autres regards se diriger vers eux que ceux des visiteurs étrangers. L'église est encore employée aux cérémonies pour lesquelles elle fut construite, mais l'impression qu'elle produisait a cessé d'être comprise. La beautéqu'elle possède ne touche plus que le cœur; la langue qu'elle parle est oubliée : debout au milieu de la ville, au service de laquelle elle a été si longtemps consacrée,encore remplie par les descendants de ceux à qui elle a dû sa splendeur, elle est plus désolée que les ruines traversées par des pâturages dans nos vallées anglaises, et les écrits gravés sur ses murs de marbre sont moins compris par ceux qu'ils devraient instruire que les lettres suivies du doigt par le berger anglais, sur les tombes d'un cloître abandonné, lorsque la mousse n'est pas trop épaisse.

Donc dans nos recherches sur les mérites de la signification de ce merveilleux monument, nous laisserons de côté son utilité actuelle : ce n'est qu'après avoir terminé notre enquête que nous pourrons établir, avec quelque certitude, si la négligence qui pèse sur Saint-Marc prouve la diminution morale du caractère vénitien ou si nous devons considérer cette église comme le reste d'une époque barbare, incapable d'exciter l'admiration ou d'exercer son influence sur une société civilisée.

Cette enquête est forcément double ; j'ai voulu d'abord juger Saint-Marc comme morceau d'architecture, non comme église; puis, en second lieu, apprécier sa valeur comme lieu d'adoration en la comparant aux cathédrales du Nord qui conservent encore, sur le cœur humain, une puissance que les dômes byzantins semblent avoir perdue pour toujours. Dans les deux parties qui suivront, consacrées à l'Art gothique et à la Renaissance, j'ai tâché d'extraire la nature de chaque école, son esprit et sa forme. J’aurais voulu analyser de même l’architecture byzantine, mais n’ayant pu étudier son développement dans son pays natal, je n’ai pas osé généraliser mes observations. Je crois pourtant que, dans Saint-Marc, nous trouvons ses traits principaux et que les intentions de son style s’y montrent assez clairement pour que nous puissions porter sur elle un jugement loyal et la comparer aux meilleurs systèmes de l’architecture européenne au moyen âge.

Le trait caractéristique de la construction de Saint-Marc, trait d’où découlent presque toutes ses autres particularités, c’est l’incrustation. C’est le plus pur exemple, en Italie, de la grande école d’architecture dont le principe dominant fut de recouvrir la brique par de plus précieux matériaux. Examinons avec soin les raisons qui ont pu légitimement déterminer les architectes de cette école à se séparer de ceux qui n’exécutaient leurs plans qu’avec des matériaux massifs.

Il est vrai qu’à diverses époques et chez diverses nations, on trouve des exemples de différentes sortes d’incrustation, mais, de même qu’il est possible de mettre en opposition les différences qui caractérisent deux espèces de plantes ou d’animaux, bien que certaines de ces variantes soient difficiles à assigner plutôt à l’une qu’à l’autre : de même il est indispensable de classer dans son esprit les signes caractéristiques du style massif et du style incrusté, bien qu’il existe des variétés réunissant les attributs de ces deux styles. Ainsi, dans beaucoup de ruines romanes, bâties en blocs de tuf incrustés de marbre, nous trouvons un style qui, quoique réellement massif, procède de l’incrustation.

Dans la cathédrale de Florence, bâtie en briques recouvertes de marbre, la plaque de marbre est fixée avec tant de force et de délicatesse que, bien que la construction soit incrustée, elle possède toutes les conditions de solidité. Ces exemples intermédiaires ne peuvent cependant nous faire confondre ces deux familles distinctes ; l’une dont la substance est partout semblable, ce que prouvent à la fois sa forme et ses ornements ; — tels les meilleurs monuments grecs et la plupart des normands et des gothiques — l’autre, dont la substance interne et la substance extérieure sont différentes et dont le système de décoration est fondé sur cette dualité, particulièrement à Saint-Marc.

Je tiens à mettre l’école de l’incrustation à l’abri de tout reproche de dissimulation. Elle apparaît ainsi au constructeur normand : habitué à ne manier que de solides blocs de pierre, il considère la superficie externe d’un morceau de maçonnerie comme le critérium de son épaisseur, mais lorsqu’il connaîtra mieux le style incrusté, il comprendra que les constructeurs du sud n’ont eu aucunement l’intention de me tromper. Il verra que chaque plaque du revêtement est ouvertement rivée à sa voisine, que les joints en sont visiblement rattachés à la matière intérieure. Il n’aura pas plus le droit de se plaindre d’une fraude qu’un sauvage qui, voyant, pour la première fois un homme revêtu d’une armure, l’accuserait d’être fait tout en solide acier : mettez le sauvage au courant des usages de la chevalerie et il n’accusera plus de déloyauté ni l’armure, ni celui qui la porte.

Il nous faut considérer les circonstances naturelles qui donnèrent naissance à ce style : une nation de constructeurs placés loin de toute bonne carrière de pierres, pénétrant avec peine sur le continent qui les renferme, était forcée par conséquent, ou de bâtir uniquement avec des briques ou d’importer des pierres venant d’une grande distance sur des vaisseaux d’un faible tonnage, marchant plutôt à la rame qu’à la voile. Le transport étant aussi coûteux pour les pierres communes que pour les marbres précieux, la tentation d’augmenter la valeur de la cargaison était constante. Outre le prix des pierres, il fallait encore considérer le peu qu’on en pouvait obtenir et l’impossibilité d’acquérir, même en les payant fort cher, des blocs de marbre considérables. Il était donc très avantageux de trouver des pierres toutes travaillées, provenant des ruines d’anciens monuments. Quelle joie de rapporter ces fragments de valeur qui, comparativement étaient d’un poids modeste ! Des colonnes, des chapiteaux d’autres morceaux de sculpture étrangère accompagnaient les quelques tonnes de marbres rares obtenues à grand’peine et à des prix très onéreux.

L’architecte des îles devait, de son mieux, conformer ses plans à l’emploi des matériaux que les vaisseaux lui rapportaient. Il avait le choix ou de placer les quelques blocs de marbres rares, çà et là, parmi les masses de briques et de tailler ces fragments de sculpture de manière à leur imposer la forme nécessitée par la construction ; ou bien de couper les marbres colorés en plaques assez minces pour lui permettre d’en recouvrir toute la surface et d’adopter un style irrégulier, grâce auquel il pourrait introduire les fragments sculptés de façon à les faire valoir. Un architecte uniquement désireux de déployer son talent et sans respect pour les œuvres d’autrui, aurait adopté la première alternative ; il aurait massacré les vieux marbres pour les accommoder à ses plans ; mais un architecte soucieux de conserver de belles œuvres, qu’elles fussent de lui ou d’autres, et estimant la beauté de la construction plutôt que sa propre gloire, aurait fait ce qu’ont fait pour nous les anciens architectes de Saint-Marc : il aurait sauvé les précieux débris qu’on lui confiait.

Les Vénitiens furent encore portés par d’autres motifs à adopter cette méthode d’architecture : ils étaient exilés, chassés d’anciennes et belles villes dont les débris avaient trouvé place dans leurs constructions et satisfaisaient à la fois leurs souvenirs de cœur et leur adoration. Ils étaient devenus experts dans l’art d’intercaler de vieux fragments dans leurs nouveaux édifices, et ils devaient à cette pratique une grande partie de la splendeur de leur art et ce charme d’intimité qui transforme un refuge en une patrie. Sortie du profond attachement de la nation fugitive, cette pratique se perpétua dans la gloire de la nation conquérante : à côté des reliques du bonheur enfui s’élevèrent les trophées de la victoire revenue. Le vaisseau de guerre apporta à Venise plus de marbres triomphalement conquis que n’en acheta le vaisseau marchand, et le fronton de Saint-Marc devint plutôt une châsse recevant les dépouilles des pays soumis que l’expression d’une loi architecturale ou d’une émotion religieuse.

Un architecte moderne qui jouit d’une certaine réputation, M. Wood, déclare que ce qu’il y a de plus remarquable dans Saint-Marc, c’est « son extrême laideur ». Il ajoute, un peu plus loin, que les œuvres de Caracci sont supérieures à celles de tous les peintres vénitiens. Ce second jugement nous révèle la cause évidente du premier. Le sentiment de la couleur n’existe certainement pas chez M. Wood ; il reste insensible aux jouissances que procure cette perception — don accordé aux uns, refusé aux autres, comme la faculté de sentir le charme de la musique, — Ce don est particulièrement indispensable pour pouvoir porter un jugement sain sur I’l.. VII. Pilastre rapporté de Sai>t-Jean-d’Acke. Basilique SainlMaro. (Page 74.)Saint-Marc. C’est par la perfection inaltérable de sa couleur que cet édifice a droit à notre respect, et un sourd pourrait aussi bien prétendre à prononcer un jugement sur la valeur d’un orchestre qu’un architecte, qui ne comprendrait que les seuls mérites de la forme, à discerner la beauté de Saint-Marc. On y rencontre cet enchantement de coloris, particulier aux constructions et aux tissus d’Orient ; les Vénitiens sont le seul peuple qui, en Europe, ait pleinement sympathisé avec ce grand instinct oriental. Ils firent venir de Constantinople les artistes qui dessinèrent pour Saint-Marc les mosaïques de ses voûtes et qui groupèrent les couleurs de ses portails ; puis, rapidement, ils surent développer, dans un style plus mâle, le système que leur avaient enseigné les Grecs. Tandis que les francs-bourgeois et les barons du Nord construisaient leurs rues sombres et leurs châteaux de chêne et de pierre friable, les marchands de Venise recouvraient leurs palais de porphyre et d’or. Plus tard même, lorsque ses peintres puissants eurent créé pour elle une couleur plus précieuse que l’or et le porphyre, Venise prodigua ce trésor sur les murs battus par les flots, et quand la haute marée pénètre dans le Rialto, elle est encore aujourd’hui rougie par les reflets des fresques de Giorgione.

Si le lecteur est insensible à la couleur, qu’il renonce donc à juger Saint-Marc, mais s’il la comprend et l’aime, qu’il se souvienne que l’architecture incrustée est la seule par laquelle la décoration chromatique puisse arriver à la perfection absolue ; qu’il considère chaque morceau de jaspe et d’albâtre comme un pain de couleur dont la violence doit être atténuée par l’enlèvement d’une épaisseur destinée à être broyée ou coupée, et qui servira à peindre les murs. Quand il aura compris cela, quand il aura admis la nécessité de construire en briques le corps et la force indispensables à l’édifice pour les recouvrir ensuite de marbres brillants — comme le corps d’un animal est protégé par des écailles ou du cuir — il n’aura plus aucune difficulté à admettre les règles et les lois de cette construction. Examinons-les dans leur ordre naturel.

Loi I. — Les plinthes et les corniches servant à envelopper l’armature doivent être légères et délicates.

Une certaine épaisseur de deux à trois pouces est imposée aux plaques qui doivent servir de revêtement, (même lorsqu’elles sont en pierre et placées aux endroits les moins exposés) afin de les mettre à l’abri de l’usure et des injures du temps. Ces plaques ne peuvent pas être confiées au ciment ; il ne suffit pas qu’elles soient simplement collées sur les briques, il faut qu’elles soient unies à la masse qu’elles protègent par des bandes de corniches, cordons courants qui, avec l’appui des clous rivés, permettent aux deux épaisseurs de s’aider mutuellement, tout en restant indépendantes. Pour l’honnêteté et la droiture absolue de l’œuvre, il est nécessaire que ces bandes courantes ne soient pas douées de proportions qui puissent les faire prendre pour les grandes corniches et les plinthes, membres essentiels de toute construction : ce qui leur ferait jouer, en apparence, un rôle important dans l’œuvre intérieure. Elles doivent donc être délicates, légères et visiblement incapables de remplir un emploi plus important que celui qui leur est assigné.

Loi II. — La science de la construction intérieure doit être abandonnée.

Le corps de la construction étant fait avec des matériaux inférieurs et mal assortis, il est absurde d’y apporter une recherche d’élégance. Il suffit que sa masse nous rassure sur sa solidité. Il n’y a aucune raison de chercher à diminuer l’étendue de sa surface par une inutile délicatesse d’ajustement, puisque c’est sur cette surface qu’on appliquera la couleur, principal attrait de la construction. Nous ne demanderons au corps de bâtiment que des murs forts et des piliers massifs ; quant aux détails plus soignés de l’architecture, ils seront réservés à des parties moins importantes ou au soutien de l’armure extérieure ; si on les employait en arceaux ou en voûtes, ils pourraient paraître dangereusement indépendants des matériaux intérieurs.

Loi III. — Toutes les colonnes doivent être solides.

Si, à cause de leur petite taille, on doit renoncer à l’incrustation pour certaines parties, il faudra, sans hésiter, abandonner ce genre d’architecture pour le tout. L’œil ne doit jamais avoir le moindre doute sur la solidité de l’incrustation. Ce qui semble probablement solide doit l’être assurément ; de là vient la loi absolue qui interdit l’incrustation à la colonne. Non seulement toute sa valeur tient à la solidité, mais le temps et le travail qui seraient nécessaires pour lui ajuster un revêtement incrusté dépasseraient de beaucoup le prix de la matière qu’on aurait économisée. La colonne, quelle que soit sa dimension, doit toujours être solide et, comme le caractère incrusté de la construction rend difficile aux colonnes d’être à l’abri de tout soupçon, il ne doit exister en elles aucun joint. Elles doivent être d’un seul morceau, et cela d’autant plus que toute faculté étant laissée au constructeur d’élever des murs et des soubassements aussi épais qu’il le désire, il lui est tout à fait inutile que les colonnes aient une dimension fixe.

Dans les styles normand ou gothique, exigeant un appui défini sur un point défini, il devient nécessaire de construire avec de petites pierres une tour ayant l’apparence d’une colonne ; mais le byzantin peut élever le nombre de supports qu’il juge nécessaires ; il n’a aucune autorisation à solliciter pour la structure de ses colonnes ; aussi doit-il payer par la généreuse substance de ses piliers le peu d’exigence qu’on a montré pour ses murs.

Celui qui construit dans les vallées crayeuses de France et d’Angleterre ne peut être blâmé de pétrir ses lourds piliers avec des pierres brisées et de la chaux, mais les Vénitiens, à qui étaient accessibles les richesses de l’Asie et les carrières de l’Égypte, ne devaient édifier que des colonnes taillées dans une pierre sans défaut.

Et cela encore pour une autre raison : bien que, ainsi que nous l’avons dit, il soit impossible de couvrir de couleur les murs d’un vaste édifice, à moins de diviser la pierre en plateaux, ce système garde toujours une apparence de parcimonie. Le constructeur devra prouver, à sa défense, que ce n’est pas par avarice ou pauvreté, mais bien parce qu’il ne voulait pas faire autrement, qu’il n’a mis sur les murs qu’un mince revêtement. Il chargera les colonnes de relever son honneur, car, si on ne peut évaluer l’épaisseur et, par conséquent, la valeur des feuilles de jaspe et de porphyre incrustées dans les murs, on peut, d’un coup d’œil, mesurer une colonne, estimer le prix que représente la masse de matière dont elle est formée et tout ce qui a dû être sacrifié pour l’amener à sa rondeur parfaite. Les colonnes sont très justement considérées dans les constructions de ce genre, comme le résumé de leur valeur, comme une sorte de trésor pareil aux joyaux et à l’or des vases sacrés. Elles sont, en réalité, de grands bijoux ; on évalue leur bloc de jaspe ou de précieuse serpantine, suivant leur taille et leur éclat, comme on le fait pour une émeraude ou un rubis ; seulement l'évaluation se fait par pieds et par tonnes et non par carats.

Les colonnes doivent donc, sans exception, être taillées d'un bloc unique. Tout essai pour les incruster ou pour les édifier en plusieurs morceaux réunis par des joints, aboutirait à une déception pareille à celle que cause une pierre fausse introduite dans un bijou précieux; le spectateur perdrait, du coup, toute confiance dans la valeur du reste de la construction et dans ceux qui Font élevée.

Loi IV. — Les colonnes devront parfois être indépendantes de la construction.

L'importance de la colonne comme membre de soutien, diminue en raison de l'importance qu'elle prend en qualité de joyau de prix. Le plaisir que nous causent sa masse précise et la beauté de sa couleur est indépendant de toute idée d'adaptation à un usage mécanique. Ainsi que beaucoup d'autres belles choses de ce monde, sa fonction est d'être belle; en retour de cette beauté, nous l'autorisons à être inutile. Pensons-nous à reprocher aux rubis ou aux émeraudes de ne pouvoir devenir des tètes de marteau ? Loin que notre admiration pour la colonne-joyau dépende de son utilité, il est probable que la plus grande partie de la valeur que nous lui accordons tient à la fragile délicatesse de son essence qui la rend impropre aux durs labeurs. Nous l'admirons d'autant plus que, si on lui imposait un lourd fardeau, nous sentons qu'elle en serait brisée.

La principale étude de l'architecte est donc de placer ses colonnes de façon à mettre leur beauté en valeur ; il serait impardonnable de les incorporer dans un mur ou de les grouper de manière à masquer une partie quelconque de leur surface. La disposition symétrique ou scientifique des colonnes ne saurait être admise dans un édifice de ce style; ce serait une lourde erreur, une mauvaise entente dans la distribution des matériaux. Attendons-nous, au contraire, à admirer des colonnes importantes dans des places où elles ne rendent aucun service réel et où leur raison d'être principale est de fixer les rayons du soleil sur leur surface polie et de laisser errer nos regards charmés sur le dédale de leurs veines azurées.

Loi V. — Les colonnes doivent être de dimensions variées.

Puisque la valeur de chaque colonne dépend de sa dimension et que cette valeur — comme pour les pierres précieuses — diminue dans des proportions beaucoup plus considérables que cette dimension elle-même, nous ne pouvons pas attendre une parfaite égalité dans les séries de colonnes. On sait que la symétrie est recherchée dans la bijouterie, mais on ne se rend pas compte de son imperfection : si les pierres paraissent égales dans une bague ou dans un collier, c'est que notre œil ne mesure pas facilement une différence dans d'aussi petites pierres, tandis que cette différence devient fort apparente entre deux colonnes de neuf ou dix pieds de hauteur. De plus, le bijoutier qui a, sous la main, une multitude de pierres, peut toujours les changer; il n'a qu'à choisir, dans le nombre, celles qui lui paraissent les plus semblables. Ce choix exige pourtant un long examen après lequel la parfaite symétrie des pierres augmente considérablement le prix du bijou.

L'architecte n'a ni le temps, ni la possibilité de l'échange. Il ne peut pas mettre de côté une colonne dans un coin de l'église jusqu'à ce qu'il en ait trouvé une autre semblable; il n'en a pas à sa disposition une centaine parmi lesquelles il pourra, à loisir, faire son choix ; il ne peut pas s'adresser à un confrère pour faire un échange convenant aux deux parties.

Il ne possède qu'un nombre limité de blocs de pierre ou de colonnes taillées; il ne peut s'en procurer d'autres et personne ne lui reprendra celles dont il ne se servira pas. Son seul moyen pour obtenir de la symétrie, — et nous ne désirons pas qu'il s'en serve souvent — est de rogner les plus grandes colonnes pour les rendre égales aux autres. Par conséquent, si dans un dais, dans une chapelle ou dans une chasse, cette coûteuse symétrie est nécessaire et excite une admiration proportionnée à la valeur qu'on lui accorde, il faut, en général, nous résigner à rencontrer des colonnes variées de dimension, dont l'accord imparfait peut d'ailleurs produire parfois un charme inattendu. Avoir les étranges divergences d'accent et de poids de ces marbres (dont l'architecture est toujours rigoureusement proportionnée), on éprouve la même sensation que lorsqu'on lit les œuvres lyriques de Pindare et d'Eschyle à côté des rythmes mesurés de Pope.

L'application des principes de la bijouterie aux blocs, grands ou petits, nous fournit un autre argument en faveur de l'incrustation des murs. Il arrive souvent que, dans certaines variétés d'albâtre, la beauté des veines est si puissante qu'il devient désirable de les diviser, non seulement par économie, mais surtout pour bien mettre en vue leurs méandres fantastiques. En opposant l'une à l'autre plusieurs plaques minces coupées sur le même bloc, et en rejoignant leurs bords, on obtient un ensemble symétrique qui fait mieux comprendre le dessin des veines. C'est ainsi que les albâtres sont, actuellement, employées à Saint-Marc. Du même coup, on montre au spectateur la nature de la pierre et les intentions honnêtes du constructeur, la similitude des veines prouvant que les plaques ne peuvent provenir que du même bloc. Cette réunion qu'il eût été facile d'éviter en dispersant les plaques prouve à tous ceux qui connaissent les pierres, quel est le système d'architecture employé. Seuls, les ignorants peuvent s'y tromper, mais quelle est la grande et noble vérité qui ne puisse être méconnue par des regards ignorants ? La vérité et le mensonge sont d'accord pour se cacher tout d'abord : à notre approche, le mensonge continue à se cacher et, s'il est découvert, il a recours à de pires mensonges, tandis que la vérité se révèle à nous à proportion de notre patience et de la somme de nos connaissances : elle répond gracieusement à notre appel et nous initie, lorsque nous l'avons découverte, à d'autres vérités plus puissantes.

Loi VI. — La décoration ne doit pas être taillée profondément.

Il sort du système de construction, ainsi réglé, un certain style de décoration basé sur cette condition primordiale que, dans la plus grande partie de l'édifice, il n'y aura pas de sculpture profonde. Les minces plateaux du revêtement ne l'admettent pas ; on ne saurait les creuser jusqu'à la brique, et quels que soient les ornements dont nous les parons, ils ne peuvent dépasser un pouce de profondeur.

Retracez-vous un moment l'immense différence qu'établit cette simple condition entre les sculptures du style incrusté et celles des solides pierres du Nord qui doivent être hachées et taillées dans de sombres cavernes ; passer de l'obscurité à d'étranges projections ; être sillonnées d'ornières sinueuses par de rudes socs chargés d'enfoncer, sous les écailles qui sautent de toutes parts, la pensée et les contours arrêtés par le dessinateur. De puissantes statues, vêtues de longues robes et la tête couronnée, brûlent au soleil; des spectres menaçants, des dragons mystérieux, s'enfoncent dans les recoins pleins d'ombre. Pensez à tout cela, à la pleine liberté laissée à la main et à l'imagination du sculpteur qui peuvent courir à leur. gré, et considérez combien doit être différent le dessin destiné à être gravé sur un mince plateau de marbre. Chaque ligne devra être tracée avec le plus tendre soin, avec la plus extrême précaution , le ciseau ne devra pas trop appuyer, par crainte de briser la délicate pierre et la moindre fantaisie de conception est interdite comme pouvant nuire à la souplesse imposée à la main. Toute forme humaine devant être représentée sur une surface plate, les plis des draperies, comme les rondeurs des jambes, doivent être tellement réduits et soumis à la règle que la sculpture devient plutôt une belle œuvre de dessin. Le lecteur doit avoir compris à quel point sont infinies les divergences de caractère forcément imposées aux dessins ornementaux dans l'architecture incrustée. Je vais tâcher d'en indiquer quelques-unes.

La première sera, naturellement, une diminution dans la représentation de l'être humain dont la dignité de forme et d'expression s'affaiblit en étant réduite à un bas-relief sans profondeur. Quand la sculpture a de la solidité, la noblesse de la forme humaine pousse l'artiste à la représenter, de préférence à des organismes inférieurs ; mais quand tout se réduit à la ligne extérieure, la forme des fleurs ou des animaux peut être rendue d'une façon plus satisfaisante.

Cette tendance à chercher des motifs d'ornementation dans les régions inférieures de la création fut sans pouvoir sur les grands peuples païens — Assyriens, Grecs, Égyptiens — ; d'abord parce que leur pensée était tellement concentrée sur leur propre capacité, sur leur destinée, qu'ils préféraient l'image la plus rudimentaire de la forme humaine à la meilleure d'un être inférieur; puis parce que leur constante pratique de la sculpture solide, souvent même colossale, leur permettait d'apporter une habileté extrême dans la science des contours simples, soit sur les bas-reliefs, soit sur les vases monochromes, soit sur les hiéroglyphes sans profondeur.

Quand les idées contraires à toute représentation du règne animal, et plus spécialement de l'homme, apportées par les Arabes et les Grecs iconoclastes, commencèrent à diriger l'esprit des constructeurs vers des motifs de décoration pris dans des types inférieurs, et quand, la pratique de la sculpture solide, diminuant, le nombre des artistes capables de réduire habilement à leur forme linéaire les hauts organismes se fit plus rare, le choix des décorateurs se porta, de plus en plus, sur le règne des fleurs. Tandis que le Nord continuait à produire d'immenses et intéressantes statues, le Sud, dans son style incrusté, diminuait le plus souvent la forme humaine et la subordonnait à une abondance de fleurs et de feuillages dont les exemples lui étaient fournis par la fantaisiste décoration romane, d'où le style incrusté dérive en droite ligne.

De plus, le degré de réduction imposé à son modèle entraînait fatalement le sculpteur à abandonner la réalité de ses productions pour la soumettre aux besoins de l'architecture. Lorsqu'une fleur ou un animal peut être sculpté dans un hardi relief, l'artiste est tenté d'en exagérer l'importance par un luxe de détails inconciliable avec la simplicité nécessaire à un effet qui doit être vu de loin ; souvent même, — autre défaut encore plus grave, — le but primitif du dessin est sacrifié au désir de donner plus de vie à la pierre. Lorsque tout cela est interdit, qu'une simple ligne est tout ce qu'on permet au sculpteur, on a du moins le droit d'espérer que cette ligne sera tracée avec une grâce exquise et que la richesse de l'ornementation compensera l'exiguïté des moyens d'exécution qui lui sont accordés.

Sur un portail du Nord, nous savons rencontrer les fleurs du champ voisin, et, dans notre surprise de voir la pierre grise se transformer en épines et en tendre floraison, nous ne nous demandons pas si, lorsque nous nous éloignons pour contempler l'ensemble du monument, ces détails ne nous paraissent pas confus et sans portée. Pareille déception n'est pas à redouter dans le style incrusté : si on ne peut pas toujours reconnaître par quelles formes naturelles la sculpture fut inspirée, on sait, du moins, que sa grâce sera toujours impeccable et qu'on lui ferait un tort réel en lui ajoutant ou en lui retranchant une ligne.

Autre observation : la sculpture du style incrusté se distinguant plutôt par le soin et la pureté que par la vigueur et manquant souvent d'épaisseur d'ombre, il existe un moyen très simple qui permet à l'artiste de créer de l'obscurité. Là où il pourra sans danger laisser un vide derrière ses plaques de revêtement ou s'en servir, comme d'un morceau de verre, pour recouvrir une ouverture dans le mur, il pourra, en perçant de petits trous, obtenir des ombres noires, très intenses contrastant avec le tracé brillant du reste de son dessin. Cet artifice est d'autant plus employé qu'en plus des qualités ornementales qu'il peut apporter à l'extérieur du monument, il fournit le moyen le plus sûr d'introduire à l'intérieur une lumière qui ne craint ni pluie, ni vent, et des points d'ombre où les yeux viennent volontiers se reposer d'une trop grande clarté.

En face de l'affaiblissement de l'art sculptural, la peinture augmenta d'importance comme agent de beauté et d'effet. Le style incrusté est non seulement le seul avec lequel la décoration permanente par la couleur soit possible, mais il est aussi le seul qui ait pu donner naissance à ce genre de décoration. Voyons dans quels principes le système de la couleur fut adopté par le Nord et par le Midi.

Depuis le commencement du monde, il n'a jamais existé une Ecole digne de ce nom où la couleur fut méprisée; elle ne fut pas toujours bien employée, mais on l'aimait. A mon avis, les Ecoles de la Renaissance portèrent en elles, par le dédain de la couleur, un germe de mort.

Il ne s'agit pas ici de juger si nos cathédrales du Nord gagnent ou perdent à l'absence de la couleur : leur teinte grise et monotone, due à la nature et au temps, est peut-être préférable à celle que crée la main de l'homme ; mais cela n'entre pas dans notre étude actuelle. Le fait qui nous intéresse est celui-ci : les constructeurs couvrirent leurs œuvres des plus brillantes couleurs qu'ils purent obtenir ; tous les beaux monuments de cette époque furent, ou complètement peints ou, tout au moins, ornés de peintures, de mosaïques ou de dorures dans leurs plus importàntes parties. Jusque-là, les Egyptiens, les Grecs, les Goths, les Arabes, les chrétiens du moyen âge marchent d'accord ; aucun d'entre eux, jouissant de son bon sens, n'eût songé à ne pas couvrir de couleur un monument important. Aussi, quand j'ai signalé les Vénitiens comme étant les seuls qui aient sympathisé avec l'art arabe sur ce point, je faisais surtout allusion à leur profond amour pour la couleur qui leur faisait étendre, sur de simples maisons d'habitation, les décorations les plus coûteuses; et ensuite, à leur instinct parfait de la couleur, qui rendait leurs œuvres aussi splendides dans leur exécution que justes dans leur principe. Nous allons examiner ce principe, tout différent de celui des constructeurs du Nord.

J'ai noté, dans la première édition de cet ouvrage, que le parvis de la cathédrale, à Bourges, fut orné d'une superbe branche d'aubépine par son architecte qui avait une préférence pour cet arbuste. Mais on a oublié de nous dire que, n'aimant pas l'aubépine grise, il l'avait fait peindre d'un vert brillant : il en reste encore des traces dans les interstices du feuillage. Il ne pouvait choisir une autre couleur; il eût pu dorer les épines, par allégocie à la vie humaine, mais du moment où il les peignait, elles ne pouvaient être que vertes.

Quand le sujet de la sculpture était défini, sa couleur l'était forcément aussi. Dans le Nord, la couleur servit fréquemment à animer les récits de la pierre : les fleurs furent peintes en rouge ; les arbres en vert ; et les créa tures humaines en couleur de chair. L'effet de l'ensemble était plus souvent amusant que beau. Bien que pour les moulures, pour la décoration des colonnes et des voûtes, on adoptât une couleur de décoration plus riche et plus précise (sous l'influence des excellents principes et des rapides progrès de la peinture sur verre), la profondeur vigoureuse des ombres dans la sculpture du Nord troublait l'œil de Tarchitecte, l'entraînait à forcer la violence de la couleur et lui faisait perdre le sentiment délicat de l'harmonie dans les tons. Aussi peut-on se demander si, dans le Nord, les monuments du meilleur temps gagnaient ou perdaient à être colorés. Mais, dans le Sud, la sculpture légère et vague semblait appeler la couleur qui rehaussait son intérêt, tout en profitant pour elle-même des conditions les plus propres à se faire valoir : l'étendue des surfaces déployait dans les lumières les teintes les plus délicates, et les légères ombres se fondaient dans une exquise harmonie de gris perle. Le dessin, généralement réduit à des lignes ornementales, pouvait, sans inconvénient, être coloré au gré de l'architecte.

Quand les feuilles de chêne et des roses étalaient, en plein relief, leur complète floraison, il fallait forcément peindre les unes en vert et les autres en rouge, mais dans la sculpture ornementale où elles ne pouvaient être reproduites que par un labyrinthe de belles lignes ressemblant vaguement à des feuilles et à des fleurs, on conservait aux fleurs leur blancheur naturelle en les plaçant sur un fond bleu ou or, ou de toute autre couleur plus en harmonie avec les décorations de l'entourage. Les marbres précieux que l'artiste avait à sa disposition étaient de merveilleux modèles pour l'art de la coloration, ces pierres naturelles ayant toutes des teintes d'une finesse exquise, et, de plus, inaltérables.

Tout poussait donc l'architecte à étudier la coloration chromatique : toute facilité pour le faire lui était offerte au moment précis où la naïveté de la chrétienté barbare avait besoin du concours de grandes images coloriées. A l'extérieur et à l'intérieur, l'architecte s'absorba, en grande partie, dans des effets de peinture : l'église ressembla moins à un Temple élevé pour la prière qu'à un immense missel colorié, relié en albâtre au lieu de l'être en parchemin ; orné de piliers de porphyre au lieu de l'être de pierres précieuses et écrit en caractères d'émail et d'or.

Loi VII. — L'impression produite par un monument ne doit pas dépendre de sa dimension.

Nous n'avons plus à déduire que cette conséquence. J'espère avoir clairement établi que les diverses parties de la construction doivent mériter notre attention par la délicatesse de leur dessin ; la perfection de leur couleur, la valeur précieuse des matériaux employés et leur intérêt légendaire. Toutes ces qualités sont indépendantes de la grande dimension du monument ; elles lui sont même opposées, car elles ne sauraient être appréciées à distance. Notre sculpture ne pouvant pas dépasser un ou deux pouces de profondeur et sa coloration étant, en grande partie produite par les douces teintes et les veines naturelles des pierres, il s'ensuit forcément qu'aucune portion de l'édifice ne doit être éloignée de notre regard : l'ensemble ne peut donc pas être grand. L'état d'esprit avec lequel on contemple des détails minutieux et charmants est, d'ailleurs, complètement différent de celui qu'éveille en nous la vague impression d'un vaste monument.

Soyons donc reconnaissants, et non désappointés, de ce que tant de beautés soient réunies dans un espace relativement petit et de ce que, au lieu des immenses arcs-boutants et des puissants piliers du Nord s'élevant à d'incommensurables hauteurs, nous ayons devant nous des murs placés à la portée de notre œil comme les pages d'un livre et des chapiteaux que notre main peut atteindre.

J'espère avoir amené le lecteur à juger l'architecture de Saint-Marc avec plus de simplicité et de justesse qu'il ne lui eût été possible de le faire s'il fût resté sous l'empire des préjugés que produit fatalement la connaissance familière des écoles du Nord, si complètement différentes. Je voudrais qu'il fût en mon pouvoir de mettre devant ses yeux une reproduction montrant comment tous ces principes sont développés dans cette charmante construction, mais, plus une œuvre est noble, plus il est difficile d'en donner une juste impression ; et, plus mon éloge d'une œuvre est grand, plus je trouve dangereux de l'illustrer autrement qu'en m'en référant à l'œuvre elle-même. Si la critique architecturale marche aujourd'hui si loin derrière les autres, c'est qu'il est impossible d'illustrer fidèlement une œuvre d'architecture. Les reproductions de tableaux sont à la portée de tous, mais il n'y a rien à la « National Gallery » qui ressemble à Saint-Marc ou au Palais-Ducal et aucune image fidèle n'en est possible dans un livre comme celui-ci. Rien d'ailleurs n'est plus rare qu'une bonne illustration architecturale ; quant à la parfaite elle n'existe pas. Comment rendre l'œuvre du ciseau faite pour être vue à une certaine distance ; la singulière confusion répandue au milieu de l'ordre; l'incertitude au milieu de la décision et le mystère au milieu de l'alignement régulier ? Tous ces résultats de la distance, ainsi que la parfaite expression des particularités du dessin, demanderaient l'habileté d'un admirable artiste, dévouant à son œuvre la plus scrupuleuse conscience — ce qui ne s'est pas encore rencontré. Il faudrait, de plus, pour chaque construction importante, des volumes de planches achevées avec un soin extrême. Il est impossible à un dessin quelconque de donner une juste idée de Saint-Marc, et du Palais Ducal, surtout de Saint-Marc, car l'effet qu'il produit tient à la délicatesse infinie de ses sculptures et surtout à sa couleur — la plus subtile, la plus variée, la plus intraduisible couleur du monde — celle du verre, de l'albâtre transparent, du marbre poli, de l'or incrusté. Il serait moins hardi d'essayer de peindre le pic d'une montagne d'Ecosse avec ses bruyères pourpres et ses blanches campanules fleuries, ou bien une clairière, dans une forêt du Jura, tapissée d'anémones et de mousses, qu'un simple portique de Saint-Marc[2]. Le fragment d'une archivolte que j'ai montré dans une autre édition ne sert qu'à mieux prouver l'impossibilité de ces reproductions. Je n'ai pris qu'un fragment pour pouvoir le présenter sur une plus grande échelle, mais elle est encore trop restreinte pour montrer, avec une clarté suffisante, les plis aigus et les pointes des feuilles de vigne en marbre. Le fond est d'or et la sculpture n'a pas plus d'un pouce et demi d'épaisseur, au maximum. C'est un ravissant dessin sur marbre, ayant à peu près la profondeur de la frise d'Elgin ; les draperies, cependant, sont fortement plissées, comme dans les images byzantines; leurs dispositions, fort belles rompent très heureusement la monotonie de la sculpture superficielle.

Les reliefs des archivoltes avancent considérablement et les espaces entre les bandeaux de marbre sont enluminés comme un manuscrit : le violet, le cramoisi, le bleu, l'or et le vert alternent dans la mosaïque, mais aucun vert n'est employé sans une transition de bleu, de même que le bleu n'apparaît pas sans un petit centre de vert pâle. Quelquefois même un simple morceau de verre carré (d'un pouce) est chargé de compléter la subtile harmonie des couleurs dans ce travail placé en dehors du monument et à vingt pieds au-dessus des yeux. Il est difficile qu'un si délicat mélange de tons soit suffisamment reproduit dans un fragment; cependant si l'imagination du lecteur veut bien s'y prêter, nous pourrons, sur celui de Saint-Marc, nous livrer à une étude comparée des architectures moderne et byzantine et les juger.

Il n'y a aucune imitation de la nature dans les feuilles de vignes de cette archivolte ; elles sont soigneusement soumises à un but architectural et, cependant, nous éprouvons le même plaisir que si nous voyons de véri tables feuilles de vigne et des branches entrelacées se détacher sur une lumière dorée. Les étoiles d'or semées sur le fond bleu nous rappellent celles qui apparaissent dans le grand arc du ciel d'où nous les voyons tomber. Pour moi, j'estime que les étoiles, les branches de feuillage et les brillantes couleurs sont toujours des choses charmantes, aimées des êtres humains et, de plus, que les murs d'église carrés et vilainement brûlés à la chaux n'ont ni plus de beauté ni plus de noblesse. Je crois que celui qui se complut avec délices, à dessiner cette archivolte fut un homme sage, heureux et saint. Que le lecteur contemple l'archivolte que j'ai fait sortir des rues de Londres[3] et qu'il voie ce qui, en elle, peut nous donner une de ces trois qualités ; puis, qu'il pense aux hommes qui appellent une œuvre telle que Saint-Marc une monstruosité barbare, et qu'il prononce entre nous.

Je vais maintenant passer à la seconde partie de notre sujet présent, c'est-à-dire chercher à quel point les orne ments exquis et variés de Saint-Marc conviennent à son but sacré et s'ils seraient applicables aux églises modernes. Nous aurons deux questions à résoudre. La première, profonde et agitée de tous temps, est celle-ci : la richesse des ornements est-elle à sa place dans les églises ? La seconde : la décoration de Saint-Marc a-t-elle vraiment le caractère chrétien et ecclésiastique ?

Dans les « Sept Lampes de l'architecture », j'ai essayé de faire comprendre que les églises doivent être richement ornées comme étant le seul lieu où l'homme peut légitimement exprimer son désir d'offrir à Dieu des dons précieux, mais je n'ai pas examiné si l'église a besoin de ces ornements et si elle répond mieux à son but en les possédant. Etudions cette question brièvement et avec franchise.

La principale difficulté pour la résoudre vient de ce qu'elle nous a toujours été mal posée : on nous demande et nous nous demandons nous-mêmes si l'impression que nous éprouvons en entrant dans une cathédrale du XIIIe siècle, au sortir de nos maisons modernes, est une saine et désirable préparation à l'adoration religieuse, mais nous ne nous demandons pas si les constructeurs de la cathédrale ont jamais songé à éveiller cette émotion.

Je ne prétends pas que le contraste entre l'architecture ancienne et l'architecture moderne, que l'étrangeté de forme des édifices primitifs soient aujourd'hui désavantageux, mais je dis que quel soit son effet, ce contraste n'a pu être prévu par l'architecte. Il a essayé d'accomplir une œuvre belle et n'a jamais songé à faire une œuvre étrange : nous nous rendons incapables de juger ses intentions si nous oublions que lorsque cette œuvre fut entreprise elle était entourée de constructions non moins fantaisistes et non moins belles ; que chaque maison d'habitation, au moyen âge, était enrichie des mêmes figures grotesques qui décoraient les portails et animaient les gargouilles des cathédrales. Ce que nous regardons aujourd'hui avec autant d'étonnements indécis que de jouissance artistique, était alors la continuation toute naturelle d'un style d'architecture familier aux yeux qui le rencontraient dans chaque rue, dans chaque sentier. Le constructeur ne put donc pas plus concevoir l'idée de produire une impression pieuse par la réunion des plus riches couleurs et des sculptures curieusement fouillées, que l'architecte d'une chapelle moderne ne peut y songer en édifiant des murs carrés blanchis à la chaux. Que le lecteur s'imprègne de cette idée et en déroule les importants corollaires. Nous autres modernes, nous attachons une sorte de sainteté aux arceaux en pointe et aux toits bombés, parce que nous avons habituellement sous les yeux des fenêtres carrées, et que nous vivons sous des plafonds plats, tandis que nous rencontrons des formes beaucoup plus belles dans les ruines de nos abbayes. Mais, lorsque ces abbayes furent construites, l'arceau pointu était aussi bien employé pour les portes des boutiques que pour celles des cloîtres. Le bandit, tout comme le baron féodal, vivait sous les mêmes toits pointus qui abritaient aussi le moine en prière, non que la voûte pût être considérée comme particulièrement appropriée, soit à l'orgie, soit aux psaumes, mais parce qu'elle était la forme sous laquelle s'édifiait, en ce temps-là, un toit solide.

Nous avons détruit la belle architecture de nos villes pour leur en substituer une autre, dénuée de beauté et de signification, et nous raisonnons sur l'effet étrange que nous produisent les fragments conservés, par bonheur, dans nos églises. Comme si ces églises avaient jamais été destinées à s'élever en grand relief, pour dominer les constructions qui les entouraient ! Comme si l'architecture gothique avait jamais parlé, comme aujourd'hui, une langue sacrée, semblable au latin des moines !

S'ils voulaient réfléchir aux choses qui sont apprises, nombre de gens sauraient qu'il n'en fut pas ainsi, mais ils ne se donnent pas la peine de raisonner sur ce sujet : ils se contentent de dire que le style gothique est spécialement ecclésiastique. Ils ajoutent parfois que la richesse dans les ornements de l'église est une condition de progrès due à l'Eglise romaine. Evidemment tout cela est le produit des temps modernes : notre nouvelle architecture ignorant la beauté que renferme la plus grande partie des restes du passé — restes presque exclusivement ecclésiastiques — l'Église romaine n'a pas tardé à tirer parti, à son profit, des instincts naturels qui ne trouvaient à se rafraîchir qu'à cette unique source. Elle a jugé bon de proclamer que, jusqu'aujourd'hui tout ce qui reste de beau en architecture appartient à la grande Église, aux doctrines romaines, il en a toujours été ainsi. Absurdité absolue que peut, à la rigueur, croire un pasteur de campagne mais dont, je l'espère, le bon sens de la nation ne tardera pas à se débarrasser.

Une très légère étude de l'esprit du passé suffit à démontrer une fois pour toutes, ce que j'espère établir avec force et clarté : c'est que, là où l'architecture des églises chrétiennes a été bonne et belle, elle était simplement le parfait développement de l'architecture usitée, à cette époque, pour la construction des habitations. Lorsque l'arceau en pointe fut employé dans les rues, il le fut de même dans l'église, tout comme on avait fait de l'arceau rond ; lorsque la fenêtre du grenier fut surmontée d'un pinacle, on en posa un sur la tour du beffroi ; quant au plafond plat, lorsqu'il devint à la mode pour les salons, il fut également employé dans les nefs d'église.

Il n'y a rien de sacré ni dans un arceau, ni dans une ogive, ni dans un arc-boutant, ni dans un pilier. Les églises furent plus vastes que les autres constructions parce qu'elles devaient contenir plus de monde; elles furent plus ornées parce qu'elles étaient plus à l'abri des attaques violentes et qu'elles attiraient de généreuses offrandes, mais elles ne furent jamais bâties dans un style particulier, religieux, mystique : elles furent bâties dans le style courant de l'époque, familier à chacun. Les dessins flamboyants de la cathédrale, à Rouen, avaient leurs pendants à toutes les fenêtres de la place du Marché ; aux sculptures qui ornent le portail de Saint-Marc, répondaient celles qui décoraient les murs de chaque beau palais, le long du Grand Canal. La seule différence qui existât entre l'église et la maison d'habitation est qu'il y avait, dans les constructions destinées au culte, une distribution symbolique et que les sculpteurs et les peintres s'y inspiraient souvent de sujets moins profanes. Et encore faut-il noter légèrement cette différence, car les épisodes de l'histoire mondaine furent souvent introduits dans l'église tandis que ceux de l'histoire sacrée formaient généralement la moitié des ornements de la maison d'habitation.

Ce fait est si important et on y pense si peu qu'on me pardonnera de m'y attarder et de marquer les limites de l'assertion que j'ai émises : je ne prétends pas que toutes les maisons fussent, au moyen âge, aussi richement chargées de sculptures remarquables que les frontons des cathédrales, mais j'affirme qu'elles présentaient des traits de complète ressemblance, qu'elles avaient parfois la même valeur et que, contrairement à ce qui existe aujourd hui, il n'y avait aucune différence entre les cathédrales et les constructions qui les environnaient : elles étaient seulement la manifestation très parachevée d'un style universel et elles s'élevaient au milieu de la cité, comme un grand chêne se dresse au milieu d'une futaie de même essence que lui, mais qu'il domine par sa hauteur et par la belle symétrie de ses puissantes branches.

Naturellement, la forme et les dimensions restreintes des fenêtres et des tourelles destinées à l'usage domestique, l'infériorité des matériaux (le bois remplaçant souvent la pierre), et la fantaisie des habitants qui choisissaient leurs dessins en toute liberté, introduisirent des bizarreries, des vulgarités d'ornementation dans les logis particuliers ; mais ces divergences furent écartées par la tradition et l'habileté des moines et des francs-maçons. Quant à la nécessité des voûtes, des arcs-boutants et des tours, elle était imposée par la grande dimension des cathédrales et ne se retrouvait naturellement pas ailleurs ; il n'y avait là qu'une adaptation mécanique proportionnée aux exigences du vaste développement de l'édifice, il n'y faut rien chercher de particulièrement ecclésiastique. Les habitants des villes, quand ils fournissaient des sommes pour l'embellissement de leur église, n'avaient qu'un seul désir : orner la maison de Dieu comme ils se plaisaient à orner la leur, un peu plus richement encore et avec un choix plus sérieux des sujets de sculpture. Toutefois, nombre de détails vulgaires figurent dans les églises du Nord, tandis que les maisons étaient des sortes de temples : au-dessus de leur porte d'entrée, une niche abritait l'image de la Madone ou du Christ, et des scènes de l'Ancien Testament étaient curieusement intercalées entre les figures grotesques des corbeaux et des pignons.

Le lecteur doit maintenant comprendre que la question concernant la convenance de la décoration dans les églises repose sur un terrain différant étrangement de celui généralement adopté pour la discuter. Tant que nos rues renfermeront des murs de briques, tant que nos yeux ne verront, dans le cours de la vie journalière, que des objets très laids, d'un dessin sans consistance ni signification, il est douteux que ces yeux, capables d'apprécier la beauté mais en ayant été privés pendant toute leur vie, aient gardé la faculté de se réjouir tout à coup en entrant dans un lieu de prière ; que la couleur, la sculpture et la musique puissent charmer nos sens et exciter notre curiosité, par leur appel inaccoutumé, au moment où nous devons nous recueillir dans un acte de piété. Cette question peut être douteuse, mais on ne peut même pas se demander si, familiarisés avec la beauté des formes et de la couleur, accoutumés à voir, dans tout ce que la main de l'homme a fait pour nous, la preuve évidente de nobles pensées unies à une admirable habileté, nous n'éprouverions pas le désir de reporter cette preuve dans la maison édifiée pour la prière? L'absence, en ce lieu, de la beauté pleine de charme qui nous entoure nous troublerait, au lieu d'exciter notre recueillement : nous trouverions aussi superflu de demander pourquoi notre maison étant ornée de beaux travaux humains, la maison où l'on invoque le Seigneur en serait dépourvue, que de demander si un pèlerin amené par son voyage du jour dans de beaux bois arrosés par des sources pures, devrait le soir, se mettre à la recherche de quelque endroit désolé pour y faire sa prière.

La seconde question : les ornements de Saint-Marc sont-ils réellement religieux et chrétiens ? se trouve résolue en même temps que la première, car il est évident que si c'est l'habitude d'être entourés, dans la vie de chaque jour, par de beaux et utiles ornements, qui nous les fait reproduire, remarquablement exécutés, dans les églises, aucun style de noble architecture ne peut être uniquement ecclésiastique. Il doit être pratiqué pour les habitations avant d'être transporté, perfectionné, dans l'église: en revanche, il n'en existe pas qui soit admissible à l'église sans pouvoir servir à l'usage journalier. C'est ainsi que le style architectural de la Renaissance romaine peut convenir aux habitations, mais choque le sentiment de piété naturel à l'homme quand il est transporté dans les églises : c'est ce qui a donné naissance à l'idée populaire que le style romain est bon pour les maisons et le gothique, pour les églises. Il n'en est pas ainsi : le style romain est d'essence grossière, nous ne le supportons que quand il nous ouvre de larges fenêtres dans de vastes pièces ; dès que cette question de confort est écartée et que ce style pénètre dans une église, nous voyons disparaître sa beauté. Le gothique et le byzantin, au contraire, conviennent aux églises et aux habitations : ils ne furent portés à leur perfection que lorsqu'ils servirent à ce double usage.

Mais il existe, dans le travail byzantin, un caractère qui, suivant l'époque où il fut employé, peut paraître approprié ou non aux convenances ecclésiastiques : c'est le caractère essentiellement coloriste de sa décoration. Nous avons déjà parlé des grands espaces de murs laissés vides, sans aucun ornement d'architecture, et que des ornements superficiels de sculpture étaient chargés de rendre intéressants. C'est par là que l'architecture byzantine diffère essentiellement du pur style gothique qui peut remplir de vastes étendues par des motifs architecturaux en se rendant indépendants de l'art de la peinture. Une église gothique peut produire une profonde impression par une simple succession d'arceaux, une accumulation de niches, ou des enchevêtrements de contours ; mais une église byzantine exige une décoration intéressante et expressive sur ses vastes espaces unis, et cette décoration n'est ennoblie que par la peinture représentant les produits naturels : hommes, animaux ou fleurs. Pour savoir si le style byzantin convient aux églises modernes, il faut donc rechercher si la religion a pu ou pourrait être touchée par l'art de la peinture et l'art de la mosaïque.

Plus j'ai examiné ce sujet, plus j'ai trouvé dangereux de dogmatiser sur la nature de l'art qui, à une certaine période, peut être le plus utile à la religion. Je me trouve en présence d'un grand fait: celui de n'avoir jamais rencontré un chrétien, profondément préoccupé du monde futur et — autant qu'en peut juger la clairvoyance humaine — parfait et juste devant le Seigneur, qui se souciât le moins du monde de l'Art. Les quelques dignes chrétiens que j'ai connus, aimant l'art avec passion, avaient, en eux, un courant de pensées attachées au monde qui les conduisait à d'étranges misères, à des doutes qu'ils qualifiaient eux-mêmes de défaillances dans le devoir. Ces hommes sont peut-être plus nobles que ceux dont la conduite est plus impeccable; c'est par leurs sentiments plus tendres, la vision la plus large de leur âme qu'ils sont entraînés dans des combats et dans des craintes plus cruels que n'en éprouve l'homme à vue plus courte qui, hardiment, met sa main dans celle du Seigneur et marche avec Lui. Si, par hasard, un de ceux-là éprouve une émotion d'art, il est difficile de décider d'où aura pu lui venir cette impression : ce sera parfois d'un lieu commun théâtral, plus souvent encore d'un faux sentiment. D'après moi, les quatre peintres qui ont eu et qui ont encore le plus d'influence sur l'esprit des protestants, sont : Carlo Dolci, Guerchin, Benjamin West et John Martin. Raphaël, dont on parle tant, est, je crois, rarement admiré par des esprits pieux ; encore moins son maître et tous les peintres vraiment religieux de jadis ; mais une Magdeleine de Carlo Dolci ou un saint Jean du Guerchin, ou une illustration des Écritures par West, ou bien encore un nuage noir traversé par un éclair, de Martin, manque rarement de produire une impression très profonde pour notre temps.

Il y a, pour cela, des raisons très plausibles. La principale est que tous les peintres réellement religieux étaient de cœur avec l'Eglise romaine, dont ils ont souvent reproduit les doctrines. L'esprit protestant l'a remarqué, il s'en est offensé et il est devenu incapable d'examiner leur œuvre à fond et d'y découvrir des manifestations d'un esprit largement chrétien et non catho lique romain. Nombre de protestants, pénétrant pour la première fois dans le « Paradis » de l'Angelico, seraient tellement blessés de voir que le premier personnage que leur présente le peintre est saint Dominique, qu'ils sortiraient au plus tôt d'un tel Paradis sans se donner le temps de remarquer que, habillés de noir, de blanc ou de gris, et quels que soient les noms du calendrier qui leur appartiennent, les êtres dont Beato Angelico peupla son Paradis, sont plus saints, plus purs et plus pénétrés d'amour divin que tous ceux que la main humaine avait pu retracer jusqu'alors et qu'elle a retracés depuis. Et les protestants, n'ayant sottement admis que les œuvres des peintres non soumis aux doctrines catholiques, ont été réduits à se contenter de ceux qui, ne croyant ni au catholicisme, ni au protestantisme, ont lu la Bible uni- quement pour y trouver des motifs de tableaux. Il n'y a peut-être pas de peinture plus répandue chez les protes- tants que « la Pythonisse d'Endor » de Salvator, bien qu'il ait choisi son sujet parce que, sous le nom de Saûl et de la Sorcière, il put prendre pour modèles un chefs de brigands et une mégère napolitaine.

Il semble prouvé, par tout cela, que la force du sentiment religieux peut suppléer à ce qui manque à une œuvre d'art, la transformer, la purifier au besoin, et élever sa faiblesse jusqu'à l'émotion. La ressemblance avec un visage aimé, le rapport du sujet avec une idée qui nous est familière et, par-dessus tout, le choix d'un incident intéressant, nous feront admirer un tableau en faveur duquel un effort d'imagination religieuse eût été impuissant. Si, à cette cause d'émotion, se joint la confiance enfantine que ce tableau représente un fait réel, il n'importe que ce fait soit bien ou mal rendu ; du moment que nous croyons le tableau vrai, nous ne songeons pas à nous plaindre qu'il soit médiocrement peint.

L'enfant qui, devant une image coloriée, demande avec une gravité anxieuse lequel est Joseph et lequel Benjamin, n'est-il pas plus capable de recevoir une noble, une sublime impression par le gracieux symbole qu'il revêt de réalité, que le connaisseur admirant les trois figures de Raphaël dans « Le Songe du Chevalier » ? Et, quand l'esprit est tourné vers l'idéal religieux, n'a-t-il pas toujours la noble faculté — que possède surtout l'enfance, mais que la religion peut, dans une certaine mesure, inspirer à tout âge — d'élever, jusqu'au sublime et à la réalité, le plus vulgaire symbole de ce qu'il admet comme une vérité reconnue ?

Depuis la Renaissance, pourtant, la vérité n'a plus été recherchée : l'artiste qui peint un sujet religieux n'est plus considéré comme le narrateur d'un fait, mais comme l'inventeur d'une idée. Nous ne critiquons plus l'esprit dans lequel nous est présenté un fait véritable, mais nous recherchons les défauts de son invention, de sorte que, chez un esprit pieux moderne, l'émotion — qui trouble le jugement — se joint l'incertitude pour le rendre plus sévère. Cette émotion ignorante, unie à la recherche non moins ignorante des défauts, est l'état d'esprit le plus détestable pour pouvoir juger une œuvre d'art, surtout d'art sacré. La foi donnait au peintre vraiment religieux une émotion vraie et une grande simplicité d'expression ; il était souvent moins cultivé, mais plus original dans sa franchise qu'un grand peintre incrédule. C'est par la production sans artifice, chez l'artiste, et par la simple acceptation, chez le spectateur, que les grandes Écoles ont été bercées et qu'elles devront l'être jusqu'à la fin des siècles.

Il est impossible d'évaluer l'immense perte de forces due, dans les temps modernes, à la méthode et à la science que l'on impose à l'Art. Tant que le monde sera monde, il renfermera plus d'intelligences qu'il ne peut fournir d'éducateurs, et nombre d'hommes capables d'éprouver des sensations justes et dont l'intelligence est curieusement ouverte ne trouveront pas le loisir de cultiver et de polir leurs dons naturels. Or, dans l'état actuel de notre société, tout don qui n'est pas poli est perdu dans toutes les branches, et surtout dans l'Art où, neuf fois sur dix, le poli est pris pour le talent. Jusqu'à ce qu'un homme ait passé par les études académiques, qu'il puisse dessiner, suivant la méthode perfectionnée, avec de la craie française, connaître les raccourcis, la perspective, avoir une notion d'anatomie, nous ne l'admettons pas au nombre des artistes : ce qui est encore plus grave, c'est que nous croyons pouvoir faire de lui un artiste en lui enseignant l'anatomie et le maniement de la craie, alors que les dons naturels qu'il possède sont complètement indépendants de ces talents. Je suis convaincu qu'il existe en Europe beaucoup de laboureurs et de paysans doués d'une imagination de premier ordre qui ne servira jamais à rien, parce que nous ne consentons à regarder que ce qui a passé par l'ordre légal et scientifique. Plus d'un maçon de village représenterait avec une fantaisie grossière, mais originale, des sujets bibliques ou autres, mais nous sommes trop arrogants pour le laisser faire ou pour accueillir son œuvre, une fois qu'il l'aurait exécutée, et le pauvre homme continue à arrondir les angles des pierres pendant que nous construisons nos églises avec des pierres carrées, très lisses et que nous nous croyons des sages.

Si j'ai fait allusion à ce sujet, c'est pour répondre aux objections de ceux qui se figurent que les mosaïques de Saint-Marc et de l'époque correspondante sont une représentation barbare de l'histoire religieuse : quand bien même ce serait vrai, elles n'auraient pas moins servi à l'enseigner. J'ai comparé l'église à un grand livre de prières ; les mosaïques étaient ses illustrations, elles contaient l'histoire sainte au peuple d'une façon peut-être plus impressionnante, quoique moins complète que la lecture de la Bible ne le fait aujourd'hui. Les protestants ne pensent pas assez que le peuple ne pouvait pas se procurer d'autre Bible. Si nous trouvons difficile de fournir à nos pauvres des Bibles imprimées, qu'était-ce donc quand il n'en existait que de manuscrites ? Les murs des églises devenaient la Bible des pauvres, et ses images se lisaient plus couramment qu'un chapitre. C'est sous cet aspect d'éducatrices du monde, dans sa jeunesse, que j'invite le lecteur à étudier les mosaïques de Saint-Marc et la suite de leurs sujets ; je proteste, en même temps, contre l'épithète de barbare que ne mérite pas leur exécution. Elles ont au contraire un caractère très noble où se retrouve le souvenir de la science du dernier empire romain. Les traits sont beaux, solennels ; les attitudes et les draperies sont très majestueuses dans les figures isolées et dans les membres des groupes qui ne se livrent pas à des mouvements violents. La couleur éclatante et l'absence de clair-obscur ne sauraient être considérées comme des imperfections, puisque c'était le seul moyen de rendre intelligibles les physionomies des personnages dans la distance et l'obscurité de la voûte. Je ne les considère pas comme barbare, parce que je crois que, de toutes les manifestations d'art religieux, elles ont été la plus efficace. Elles tiennent le milieu entre les grossières manifestations des ouvrages de bois et de cire — qui sont, dans tout l'univers, le soutien de l'idolâtrie des catholiques romains — et le grand Art, qui entraîne l'esprit hors du sujet religieux jusqu'à l'Art lui-même. Il ne saurait être question d'art dans les productions de la manufacture de marionnettes qui — quelle que soit l'influence qu'elle exerce sur les catholiques d'Europe — n'existe pas au point de vue artistique. La valeur de l'image qu'il adore est totalement indifférente au catholique romain. Prenez, dans un bazar de jouets, la plus grossière poupée de bois, remettez-la à une bande d'enfants qui la traîneront dans la maison jusqu'à ce qu'elle ne soit plus qu'un bloc informe, habillez-la alors d'une robe de satin, affirmez qu'elle est tombée du ciel, et elle donnera pleine satisfaction aux aspirations romaines. L'idolâtrie ne saurait, nous le répétons, encourager les beaux-arts qui, de leur côté, ne la protègent pas. Aucun tableau de Léonard ou de Raphael, aucune statue de Michel-Ange n'a jamais été l'objet d'un culte — excepté par accident. — Regardés en passant par des ignorants, ces chefs-d'œuvre n'ont en eux rien qui attire l'attention plus que dans des œuvres inférieures, — regardés avec soin par des personnes intelligentes, ils détournent leurs pensées du sujet du tableau pour les porter vers l'Art, et l'admiration prend la place de la dévotion. Je ne dis pas que la Vierge de Saint-Sixte, que la Vierge au Chardonneret et d'autres encore, n'aient pas eu une influence religieuse sur certains esprits, mais elles n'en ont eu aucune sur les masses ; la plupart des statues et des tableaux les plus célèbres n'éveillent que des sentiments d'admiration pour la beauté humaine ou pour le talent de l'artiste. L'art religieux utile est tou jours resté et restera toujours entre ces deux extrêmes : d'un côté, la barbare fabrication d'idoles; et de l'autre, les magnifiques productions des grands artistes. Il a consisté en miniatures pour les missels; en illustrations pour les livres qui, depuis l'imprimerie, ont remplacé les missels; en peinture sur verre; en sculptures grossières sur la surface des constructions ; en mosaïques ; en fresques et en peintures à l'œuf qui, au XIVe siècle, servirent de lien entre l'art religieux, puissant par son imperfection même, et la perfection impuissante qui lui succéda.

De toutes ces diverses branches, les plus importantes sont la marqueterie et les mosaïques du XIIe et du XIIIe siècles, dont celles qui décorent Saint-Marc restent l'expression principale. La peinture des missels ne pouvait pas, par sa minutie, produire une impression grandiose ; elle se bornait fréquemment au simple encadrement des pages, quant aux modernes illustrations des livres, elles ont été si peu remarquables qu'elles méritent à peine d'être citées. La sculpture, quoiqu'elle ait pris une grande importance, a toujours une tendance à se perdre dans l'effet architectural ; elle fut sans doute rarement comprise par la foule, qui déchiffrait encore plus difficilement les traditions reproduites par la pourpre des vitraux. Enfin, la peinture à l'œuf et les fresques étaient souvent limitées et d'un faible coloris. Les grandes mosaïques des XIIIe et XIVe siècles se chargèrent de couvrir d'un réel éclat les murs et les voûtes des églises : on ne pouvait les ignorer ni leur échapper; leur taille les rendait majestueuses ; la distance les faisait mystérieuses ; leur coloris attirait. Rien, dans leur décoration, n'était confus ni inférieur ; aucune trace d'habileté ni de science ne venait détourner l'attention du sujet choisi ; elles présentaient au fidèle, à chaque halte dans son acte d'adoration, les scènes dont il espérait la réalisation, les Esprits dont il invoquait la présence. Il faut qu'un homme soit rebelle à toute émotion religieuse pour ne pas se sentir frappé de respect devant les formes pâles et funèbres qui hantent les obscurs plafonds des baptistères de Parme et de Florence ou pour rester impassible lorsqu'il sent descendre sur lui, du haut des sombres voûtes dorées de Venise et de Pise, le regard des colossales images des Apôtres et de Celui qui les envoya.

Je vais maintenant étudier la suite des sujets dans les mosaïques de Saint-Marc afin d'établir une comparaison entre les sentiments des constructeurs de cette église et l'usage qu'en firent ceux pour qui elle fut édifiée.

Il faut noter d'abord une circonstance qui, dès le début, nous signale une notable différence entre l'ancien temps et le moderne : nos yeux sont habitués à lire au point d'en être las, et si une inscription gravée sur un monument ne nous offre pas des caractères gros et clairs, nous ne nous fatiguerons guère à la déchiffrer. Mais l'ancien architecte était assuré d'avoir des lecteurs ; il savait que tout le monde déchiffrerait ce qu'il écrivait, que tous seraient heureux de posséder les pages voûtées de son manuscrit de pierre et que, plus il en offrirait, plus on lui en serait reconnaissant. Donc en entrant à Saint-Marc, il faut nous résoudre à prendre la peine de lire tout ce qui y a été inscrit, sous peine de ne pouvoir pénétrer les sentiments de l'architecte et ceux de son époque.

Un vaste portique forme, de chaque côté de l'église, un espace qui était spécialement réservé aux personnes non baptisées et aux futurs convertis. On trouvait bon que, avant de recevoir le baptême, ils fussent amenés à contempler les grands faits de l’Ancien Testament : l’histoire de la chute de l’homme, de la vie des patriarches jusqu'à l’époque où fut donnée la loi de Moïse. L’ordre des sujets était à peu près le même que dans les églises du Nord ; ils s’arrêtaient systématiquement à la chute de la manne, pour bien marquer aux catéchumènes l’insuffisance de la loi de Moïse pour le salut : « Nos pères ont mangé la manne dans le désert et ils sont morts » et pour diriger leurs pensées vers le véritable pain dont la manne était le symbole.

Quand, après le baptême, ils étaient autorisés à entrer dans l’église, ils voyaient tout d'abord une mosaïque du Christ sur son trône, ayant à ses côtés, dans l’attitude de l’adoration, la Vierge et saint Marc. Le Christ a sur ses genoux un livre sur lequel est écrit : « Je suis la porte, si un homme entre par Moi, il sera sauvé. » Sur l’encadrement du marbre rouge qui entoure la mosaïque, on lit : « Je suis la porte de la vie, que ceux qui sont à Moi entrent par Moi. » Au-dessus, sur la bande de marbre rouge qui forme la corniche de la partie ouest de l’église, on lit : « Considère ce qu’Il fut, de qui Il vint, à quel prix Il t’a créé et t’a donné toutes ces choses ». Ces paroles n’étaient pas uniquement destinées aux catéchumènes pénétrant pour la première fois dans l’église ; elles étaient lues par tous les fidèles pendant leur visite quotidienne et elles gravaient en eux le souvenir de leur entrée dans l'église spirituelle. La suite du livre qui était ouvert devant eux sur les murs de Saint-Marc, les incitait à considérer ce temple visible comme le symbole de l'invisible Église de Dieu.

C’est pourquoi la mosaïque du premier dôme — celui qui est au-dessus de la tête de ceux qui entrent par la grande porte (symbole du baptême) — représente l’expansion du Saint-Esprit ; comme la première conséquence de l’entrée dans l’église de Dieu. Au centre de la coupole est le pigeon sacré : de ce symbole de l’Esprit-Saint s’échappent douze rayons de feu qui descendent sur la tête des Douze Apôtres, debout autour du dôme. Au, dessous d’eux, entre les fenêtres percées dans les murs sont représentées, par groupes de deux figures pour chaque peuple, les différentes nations qui, le jour de la Pentecôte, ont entendu parler les Apôtres, chacun dans sa propre langue. Aux quatre angles qui supportent la coupole, quatre anges tiennent chacun à la main une tablette fixée au bout d’une baguette : sur les trois premières est inscrit le mot : « Saint », sur la quatrième, on lit : « Le Seigneur ». Les premiers mots de l’hymne sortent ainsi de la bouche des quatre anges ; ils se continuent sur le bandeau de marbre du dôme et accueillent l’âme nouvellement rachetée qui pénètre dans l’Église :

« Saint, saint, saint, le Seigneur Dieu des armées :
« Le Ciel et la Terre sont remplis de sa gloire
« Hosanna in excelsis :
« Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. »

Après avoir entendu l’hymne porté par les anges jusqu’au Seigneur pour demander le salut de son âme, le néophyte était appelé à contempler sous leur forme la plus tangible, l’histoire passée et les espérances futures du christianisme résumées par trois faits qui sont les bases de la foi : la Mort du Christ, sa Résurrection et son Ascension au Ciel où il prépare la place de ses élus. Sur la voûte, entre la seconde et la troisième coupole, sont représentées la Crucifixion et la Résurrection du Christ avec la série habituelle des épisodes intermédiaires : la trahison de Judas, le jugement de Pilate, la couronne d’épines, la descente chez les Morts, la visite des femmes au sépulcre et l’apparition du Christ devant Marie- Magdeleine.

La seconde coupole, qui est le point central de l’église est entièrement réservée à l’Ascension. Au sommet, le Christ, porté par quatre anges, s’élève dans le ciel bleu ; un arc-en-ciel — symbole de la réconciliation — lui sert de trône. Au-dessous de lui, on voit, sur le mont des Oliviers, les Apôtres et la Vierge, plus les deux hommes vêtus de blanc qui apparurent au moment de l’Ascension et dont les paroles sont ainsi inscrites : « Galiléens, pourquoi regardez-vous le Ciel ? Le Christ que vous tenez pour le Fils de Dieu reviendra comme arbitre de la Terre, chargé de juger et de rendre la Justice. »

Entre les fenêtres et la coupole, au-dessous des Apôtres, figurent les Vertus chrétiennes, conséquence du supplice de la chair et de l'élévation de l'esprit à la suite du Christ. Les quatre Évangélistes sont placés plus bas sur les murs qui séparent les angles de la coupole : — c'est sur leurs affirmations que repose la croyance au fait de l’Ascension. — Au-dessous d'eux, enfin, comme symbole de la douceur et de la plénitude de l’Evangile qu'ils ont prêché, figurent les quatre rivières du Paradis : le Pishon, le Géhon, le Tigre et l'Euphrate.

La troisième coupole, celle qui domine l’autel, représente l’attestation donnée au Christ par l’Ancien Testament. Le Christ est sur son trône, entouré de patriarches et des prophètes. Mais cette coupole était peu regardée par les fidèles ; c’était surtout sur la coupole centrale que se fixait leur attention. C’était elle qui expliquait la base et l’espoir futur de la Chrétienté : « Christ est ressuscité » et « Christ reviendra. » A chaque aurore, lorsque les blanches coupoles s’élevaient dans le Ciel comme des gerbes d’écume de la mer, pendant que le sombre Campanile et le menaçant palais Ducal étaient encore plongés dans l’obscurité de la nuit, elles faisaient entendre, avec la voix triomphale du jour de Pâques, la sentence de la Résurrection et elles lançaient sur la foule tumultueuse qui se pressait au-dessous d’elles, dans le carré qui va de l’église à la mer. la sentence d’avertissement : « Christ reviendra. »

Le lecteur doit certainement avoir modifié sa manière de juger la splendide construction et les ornements étranges du reliquaire qu’est l’église Saint-Marc. Il a compris qu’elle était pour les Vénitiens plus qu’un lieu de prière : elle était à la fois le symbole du rachat de l’Église divine, l'épouse dans ses riches atours dorés, le parchemin où étaient écrites les paroles de Dieu. Et puisque les Vénitiens l’honoraient comme Église et comme Bible, n’était-il pas naturel que l'or et le cristal ne fussent pas épargnés dans sa parure, que ses murs fussent de jaspe et ses fondations enrichies de pierreries ? Et sachant dans quel but solennel furent élevées ses colonnes au-dessus du carré populeux, ne les considérons-nous pas d'un autre œil ainsi que ses dômes et ses cinq grands portails ?

Là se rencontrèrent des hommes venus de tous les points du monde, dans un but de trafic ou de divertissement; mais, au-dessus de cette foule animée des désirs du lucre ou de la soif des plaisirs, brillait le Temple glorieux, leur enseignant — qu’ils l’écoutassent ou non — qu’il existe un trésor que le marchand ne peut acheter à aucun prix et une jouissance plus précieuse que toutes les autres. Ce n'est pas pour satisfaire une voluptueuse exhibition de richesse, ni pour un vain plaisir des yeux ou pour une jouissance orgueilleuse que ses marbres furent taillés dans leurs blocs transparents, que ses arceaux furent parés des couleurs du prisme : un message est écrit dans leurs veines ; — message jadis écrit dans le sang — un son, dans l’écho de ses voûtes, son qui remplira un jour les voûtes du ciel : « Il reviendra pour juger et rendre la Justice. »

Venise fut forte et puissante tant qu’elle se souvint de cela : la destruction vint dès qu'elle l’oublia ; elle vint irréparable, car Venise ne pouvait invoquer, pour son oubli, nulle excuse. Aucune ville ne posséda jamais une plus glorieuse Bible. Alors que, dans les nations du Nord, les temples étaient remplis d'une grossière et sombre sculpture et d'images à peine compréhensibles, l’Art et les trésors de l'Orient avaient doré chacune de ses lettres, illuminé chacune de ses pages, jusqu’à ce que le Temple-livre brillât au loin comme l’étoile des Mages. Dans d’autres villes, les assemblées du peuple se tenaient souvent dans des lieux éloignés de toute influence religieuse ; elles étaient sujettes à la violence et aux changements : dans l’herbe du dangereux rempart, dans la poussière de la rue agitée furent tenus des conseils et commis des actes que nous sommes quelque-fois enclins à pardonner, sans les justifier. Mais les fautes de Venise furent commises dans son Palais ou sur sa Place, en présence de la Bible qu’elle avait à sa droite. Les murs sur lesquels étaient inscrites les paroles de la Loi n'étaient séparés que par quelques pouces de marbre de ceux qui gardaient les secrets du Conseil ou qui enfermaient les victimes de sa politique. Et quand, dans ses derniers jours, elle rejeta au loin toute honte et toute contrainte, que la Grande Place fut remplie de la folie universelle, souvenons-nous combien son crime fut plus grand pour avoir été commis en face de la maison de Dieu où brillaient les lettres de Sa Loi !

Les saltimbanques et les masques poussèrent leurs éclats de rire et passèrent leur chemin : un grand silence les suivit — non sans avoir été prédit, — car au milieu de cette foule, à travers des siècles de vanité croissante et d’orgie, le dôme blanc de Saint-Marc avait ainsi parlé à l’oreille morte de Venise : « Sache que, pour toutes ces choses, tu seras jugée par le Seigneur. »

  1. Hélas! Toutes ces choses ne se voient plus. A propos de ce grand mur, lisez la description du nouveau parapet de M. Scott orné dune multitude de rois, venus en droite ligne de Kensington.
  2. Les deux plus charmants ont été arrachés et remplacés par de basses imitations dues aux soins des Italiens modernes!
  3. Elle fut enlevée à un Club de Londres et envoyée à la campagne.