Les Pierres de Venise/Chapitre 8

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Traduction par Mathilde P. Crémieux.
Renouard (p. 197-225).

CHAPITRE VIII

LA VOIE DES TOMBEAUX


Parmi les documents qu’apporte, sur le caractère national, l’art si varié du XVe siècle, aucun n’est aussi intéressant, aussi sérieux que celui qui sort des tombeaux. À mesure que grandissait l’insolent orgueil de la vie, la crainte de la mort devenait plus servile, et la différence apportée dans la décoration des monuments funéraires par les hommes de jadis et ceux de cette époque témoigne d’une différence encore plus grande dans leur manière d’envisager la mort. Pour les uns, elle venait comme la consolatrice, l’amie, apportant le repos et l’espérance ; pour les autres, elle apparaissait comme le dominateur humiliant, le spoliateur, le vengeur. Nous trouvons donc les anciennes tombes simples et gracieuses d’ornements, sévères et solennelles d’expression, reconaissant la toute-puissance de la mort, acceptant franchement, joyeusement, la paix qu’elle apportait et marquant, par des symboles, l’espérance dans la Résurrection, toujours attestée par ces simples paroles du mort : « Je m’étendrai en paix et je prendrai mon repos, car c’est sur Toi seul, Seigneur, que je m’appuie avec sécurité. »

Les tombes des siècles suivants témoignent du lugubre combat engendré par un misérable orgueil et une basse terreur ; les hommes dressent les Vertus autour de leur tombe qu’ils déguisent sous de délicates sculptures ; ils polissent les périodes pompeuses de l’épitaphe et donnent à la statue une animation forcée ; d’autres fois, ils font apparaître, derrière le rideau, soit un crâne renfrogné, soit un squelette, soit quelque autre image, plus terrible, de l’ennemi contre lequel ils élèvent, comme un défi, la pâleur du sépulcre brillant sur la pâleur des cendres.

Le changement de sentiment qui apparaît dans le dessin des tombes, du XIe au XVIIIe siècle, fut commun à toute l'Europe ; mais, comme Venise est, sous d'autres aspects, le foyer du système de la Renaissance, c’est elle aussi qui nous montre ce changement de façon à nous enseigner son véritable caractère. Le soin sévère qu’elle prit, à ses débuts, d’écarter toute tendance à l'ostentation personnelle et à l’ambition, rend les tombes de ses anciens chefs aussi remarquables par leur modestie et leur simplicité que par le sentiment religieux qui les sépare des monuments fastueux élevés, à cette même époque, aux rois et aux nobles dans toute l’Europe. En revanche, dans les derniers temps, lorsque la piété des Vénitiens diminuant, leur orgueil dépassa toute limite, ils élevèrent à des hommes qui n’avaient fait que diminuer et appauvrir l’État, des tombes aussi supérieures en magnificence à celles de leurs nobles contemporains que les monuments des grands Doges leur avaient été supérieurs en modestie.

Quand, en plus de cela, nous constatons que l’art de la sculpture était en décadence à Venise, au XIIe siècle, au point de vue de l’expression, et qu’au XVIIIe siècle, elle se mit à la tête de l’Italie pour les œuvres sensuelles, nous comprenons que c’est surtout ici que peut être suivi l’enchaînement de ces changements de sentiments si puissants que rien n'en peut diminuer l’impression, clairement traduite par le grand nombre de types intermédiaires qui ont heureusement survécu.

Monument du Doge Marco Cornaro.
Église Saints-Jean-et-Paul. (Page 211.)

Je me contenterai de signaler ici les traits généraux de cette architecture sépulcrale qui se rattachent à notre étude actuelle et d’indiquer au voyageur dans quel ordre — si la chose lui est possible — il devra visiter les tombes de Venise afin d’en bien dégager le sens.


Je ne connaispas suffisamment les modes d’inhumation et de monuments commémoratifs dans les premiers temps du christianisme pour les résumer ici, mais il me semble que le type parfait du tombeau chrétien ne se développa guère avant le XIIIe siècle, un peu plus tôt ou un peu plus tard, suivant la civilisation de chaque pays. Ce type parfait consiste en un sarcophage de pierre portant une figure couchée et surmontée d’un dais. Avant que ce type fût complètement formé et dans les tombes d’une moindre importance, on élevait un simple sarcophage recouvert d’une pierre grossière, ayant parfois un toit à bas pignon dérivé des formes égyptiennes et portant, sur le côté ou sur son couvercle, une croix sculptée ; quelquefois le nom du défunt et la date de l’érection du tombeau. De riches figures sculptées s’introduisirent peu à peu et, dans la période parfaite, le sarcophage, s’il ne porte pas de figure couchée a généralement, sur ses côtés, de belles sculptures représentant un ange amenant le mort (vêtu comme de son vivant) au Christ ou à la Vierge, avec des figures latérales, quelquefois de saints, quelquefois — comme dans les tombeaux des ducs de Bourgogne, à Dijon — de pleureurs. À Venise, c’était presque toujours l’Annonciation : l’ange était placé à un angle du sarcophage et la Vierge à un autre angle. Le dais, dans sa simple forme carrée ou semblable à un arceau placé au-dessus d’une retraite, fut ajouté au sarcophage longtemps avant que la figure couchée y fût placée. Lorsque le sculpteur eut acquis assez d’habileté pour donner de l’expression à la statue, le dais devint symétrique et riche ; dans les monuments les plus travaillés, il fut surmonté d'une statue, généralement petite, représentant le défunt dans la vigueur et l’orgueil de sa vie, alors que la statue couchée le montrait tel qu’il fut dans la mort. La perfection du type gothique était atteinte.


Il y a de nombreux exemples accomplis, à Venise et à Vérone, de tombeaux n’étant qu’un sarcophage. Les plus intéressants, à Venise sont ceux que l’on trouve dans les renfoncements de l’église Saints-Jean-et-Paul : la plupart ne sont décorés que de deux croix entourées en cercle, par la légende portant le nom du mort ; un « Orate pro anima » est placé au centre, dans un autre cercle. En cela, l’Italie montre la supériorité de ses tombes sur celles de l’Angleterre, trop souvent enrichies de quatre-feuilles, de petites colonnes, d’arceaux : ces décorations architecturales banales, sans signification religieuse, leur enlèvent leur sévère solennité, tandis que les sarcophages italiens sont massifs, polis et mélancoliques et portent l’emblème de la croix gravé sur leur granit.

Parmi les tombes de Saints-Jean-et-Paul, il en est une qui démontre la simplicité des anciens temps. A gauche de l’entrée est un sarcophage massif ayant des cornes basses comme celles d'un autel : placé dans l’enfoncement du mur extérieur, il est usé, effrité, envahi par les plantes grasses et les herbes parasites. Et pourtant, ce tombeau renferme les restes de deux Doges : Jacopo et Lorenzo Tiepolo, et l’un des deux fit don du terrain presque entier où fut érigée l’église dont la façade ne protège pas sa tombe de la destruction. Ce sarcophage porte, au centre, une inscription mentionnant les actes des Doges (ses caractères indiquent qu'elle est de beaucoup postérieure à l’érection de la tombe) . La légende originelle se lit encore à la base, en caractères différents : « Le seigneur Jacopo mort en 1231, — le seigneur Lorenzo, mort en 1288 ».

Aux deux angles du sarcorphage sont deux anges portant des couronnes et, sur son couvercle, deux oiseaux ayant des croix pour crêtes. J’ouvre une parenthèse pour expliquer ces symboles.


Les fondations de cette église Saint-Jean et Paul furent dirigées par les dominicains, vers 1234, sous le patronage du Sénat et du doge Jacopo Tiepolo. Cette protection leur fut accordée par suite d’une vision miraculeuse survenue au Doge ; en voici la tradition populaire :

« En l’année 1226, le doge Tiepolo eut un rêve dans lequel il vit le petit oratoire des dominicains, et tout le terrain d'alentour (celui qu’occupe l’église) couverts de roses couleur vermillon, et l’air était rempli de leur parfum. Et, au milieu des roses, voltigeaient une foule de blanches colombes portant des croix d'or sur leur tête. Et tandis que le Doge regardait et s’étonnait, il vit deux anges qui descendaient du ciel avec des encensoirs d’or, et qui, traversant l’oratoire pour aller au milieu des fleurs, remplirent cette place de la fumée de leurs encensoirs. Et soudain, le Doge entendit une voix claire et haute qui s’écriait : a voici la place que j’ai choisie pour mes prédicateurs ». Après avoir entendu ces mots, le Doge s’éveilla, se rendit au Sénat et raconta sa vision. Le Sénat décréta que quarante pas de terrain seraient donnés au monastère, après quoi le Doge lui-même fît un don de terrain plus considérable.


C’est au commencement du XIVe siècle que la figure couchée commence à apparaître sur le sarcophage. La première en date est la plus belle : c’est la statue de saint Simeon, sculptée sur le tombeau qui devait recevoir ses reliques dans l’église qui lui fut consacrée sous le nom de Saint-Siméon-le-Grand. Dès que la figure apparut, on sculpta plus richement le sarcophage, toujours dans un sentiment religieux. Il fut, le plus souvent, divisé en deux panneaux remplis de petits bas-reliefs représentant le martyre subi par les Saints, patrons du défunt. Au centre, le Christ, la Vierge et l’Enfant, sous un dais richement drapé et, dans les angles, presque toujours les deux figures de l’Annonciation, l’annonce de la naissance du Christ étant considérée comme le germe de la promesse de la vie éternelle pour les hommes.


A Venise, ces figures sont toujours ciselées avec rudesse ; les progrès de la statuaire y furent relativement tardifs ; à Vérone, où la grande École de Pise avait une puissante influence, la sculpture des monuments fut infiniment plus belle et, dès l’année 1335, la forme achevée de la tombe gothique apparut dans le monument de Can Grande délia Scala, au-dessus du portail de la chapelle appartenant autrefois à cette noble famille véronaise.

Le sarcophage est couvert de bas-reliefs peu profonds, représentant (ce qui est rare, en Italie, excepté pour les tombeaux des Saints) les principaux épisodes de la vie du guerrier. Ils forment un fond rude et fuyant devant lequel les statues en plein relief, représentant l’Annonciation, sortent hardiment de la façade du sarcophage où dort, dans la longue robe de sa dignité civile, le seigneur de Vérone, ayant pour coiffure une simple bandelette nouée autour des sourcils et retombant sur l’épaule. Il semble endormi, les bras croisés et l’épée au côté. Au-dessus de lui, s’élève un dais arqué soutenu par deux colonnes saillantes ; sur son pinacle est la statue du chevalier, monté sur son coursier de bataille, son casque aux ailes de dragon ayant pour cimier une tête de chien qui tombe sur ses épaules ; une large draperie armoriée flotte sur le poitrail du cheval — draperie si bien copiée sur nature par le sculpteur ancien qu’elle semble gonflée par le vent, tandis que la lance du chevalier paraît trembler et son cheval presser le pas, suivi par les nuages qui courent dans le ciel.


Remarquez que, dans cette tombe, sont faites toutes les concessions permises par l’honneur et la dignité. Nous ne discutons pas le caractère de Can Grande, il fut, sans doute, un des meilleurs parmi les nobles de son temps ; mais ce n’est pas là ce qui nous touche. Nous admettons qu’il a été grand, que ses guerres ont été justes, mais nous tenons à juger si ses hauts faits sont bien racontés — avec grâce — sur sa tombe. Or, on ne peut hésiter à y reconnaître la perfection du sentiment et de la vérité.

Quoique très beau, ce tombeau est si peu mis en évidence, si peu envahissant, qu’il sert uniquement à orner le portail de la petite chapelle et qu’il est à peine regardé par le voyageur qui pénètre dans l’église. En l’examinant, on suit l’histoire du mort sur les sculptures de son cercueil : sur son image endormie se lit l’espoir profond en une autre vie.

La tombe voisine de celle-ci montre déjà des traces d’ambition. C'est celle de Mastino II qui commença la ruine de sa famille. Œuvre d’art d’une exécution exquise et raffinée, elle serait parfaite dans sa décoration, représentant Can Mastino aux pieds du Christ et la Résurrection, sans l’introduction d’une Vertu : la Fortitude, placée à l’extrémité du sarcophage sur lequel repose la statue du mort, protégée par un superbe dais carré. Cette Vertu fait pendant à la Crucifixion ; elle porte, sur ses épaules, la peau d’un lion dont la tête lui sert de bouclier. Sa chevelure flottante est retenue par une bandelette ; elle tient dans sa main droite, couverte d’un gantelet, une épée à trois tranchants et sa main gauche élève le bouclier des Scalas.


Tout à côté de ce monument, s’en dresse un autre, le plus somptueux, le plus majestueux des trois, qui attire et retient le regard de l’étranger par un amas de pinacles entourés de niches contenant les statues des Saints, protecteurs du guerrier défunt.

Ce tombeau est très beau, car il appartient à la dernière moitié du noble XIVe siècle, mais son exécution est inférieure à celle du précédent et l’orgueil qu’on y lit nous prépare à apprendre que l’homme dont la statue le couronne, Can Signorio délia Scala, se l’est élevé à lui-même pendant qu’il était encore parmi les vivants. Observez un fait très significatif : Can Martino II était débile et vicieux ; son sarcophage est le premier qui fut orné d’une Vertu, et c’est la Fortitude! Can Signorio fut deux fois fraticide et sa tombe porte l’image de Six Vertus : la Foi, l’Espérance, la Charité, la Prudence et (je crois) la Justice et la Fortitude.


Retournons à Venise : dans la seconde chapelle (en allant de gauche à droite), au fond ouest de l’église dei Frari, se trouve un autre exemple exquis du tombeau gothique parfait, datant soit du début du XIVe siècle, soit de la fin du XIIIe. C’est celle d’un chevalier qui ne porte ni inscription, ni nom. Il consiste en un sarcophage appuyé sur des corbeaux contre le mur de la chapelle, et supportant la figure couchée, surmontée d'un simple dais ayant la forme d'un arceau en pointe auquel le cimier du guerrier sert de pinacle. Au-dessous, l’espace sombre est peint en bleu foncé parsemé d’étoiles. La statue est sculptée avec rudesse, mais vue à distance, elle paraît délicate et même supérieure. Le chevalier porte sa cotte de mailles ; seuls le visage et les mains sont nus. Le haubert et le casque sont en maillons de métal, l’armature des jambes est en lames d’acier. Le mort porte, par-dessus sa cotte de mailles, une tunique serrée à la poitrine et garnie d’étroites bandes brodées. Sa dague est à sa droite ; sa longue épée, à sa gauche ; ses pieds reposent sur un chien (ce chien figure aussi sur son cimier) qui regarde son maître. La tête de la statue, au lieu d’être, comme d’habitude , légèrement tournée vers le spectateur, regarde la profondeur de l’arceau où est sculptée une image de saint Joseph portant le Christ enfant. Le guerrier semble avoir eu, au moment de la mort, la vision du Christ et être retombé paisiblement sur son oreiller en gardant ses yeux tournés vers lui et ses mains jointes pour la prière.


De l’autre côté de la chapelle est le charmant tombeau de Duccio degli Alberti, ambassadeur florentin à Venise : celui-ci est surtout remarquable comme étant le premier sur lequel, à Venise, apparaissent les Vertus. Nous y reviendrons tout à l’heure, après avoir noté les autres tombeaux vénitiens qui appartiennent à cette parfaite époque.

Le plus intéressant, sinon le plus travaillé, est celui du grand doge Francesco Dandolo dont les cendres auraient dû être trouvées assez honorables pour être gardées chez les chanoines dei Frari où elles avaient été déposées tout d'abord. Mais, comme s’il n’y avait pas eu assez de place pour contenir les quelques papiers du couvent, les moines, ayant besoin d’une chambre d' « Archives », séparèrent ce tombeau en trois parties. Le dais, simple arcade soutenue par des corbeaux, se trouve encore debout contre les murs blancs de la chambre profanée ; le sarcophage a été transporté dans une sorte de musée des Antiques, établi dans ce qui fut jadis le cloître de Santa Maria della Salute ; et la peinture qui remplissait la demi-lune derrière le sarcophage est suspendue, hors de vue, au fond de la sacristie de cette église. Le sarcophage est entièrement recouvert de bas-reliefs : on voit, à ses deux extrémités, saint Marc et saint Jean ; par devant est une belle sculpture : la mort de la Vierge ; aux angles, des anges tiennent des vases. La sculpture occupe tout l’espace ; ni colonnes torses, ni divisions en panneaux ; seulement une plinthe comme soubassement et une autre comme couronne. Pour donner un peu de piquant et de pittoresque à cette masse de personnages, on a introduit, à la tête et au pied du lit de la Vierge, deux arbres : un chêne et un pin.


J’ai dit, plus haut, en parlant des fréquentes discussions des Vénitiens avec le pouvoir pontifical, que « l’humiliation de Francesco Dandolo effaça la honte de Barberousse ». Il convient de rapprocher ces deux événements : grâce à l’aide des Vénitiens, Alexandre III put, au XIIe siècle poser son pied sur le cou de Barberousse en citant les mots du psaume : « Tu mettras le pied sur le lion et le serpent ». Cent cinquante ans plus tard, l’ambassadeur vénitien, Francesco Dandolo, ne pouvant obtenir une audience du Pape Clément V auprès de qui il avait été envoyé pour implorer la révocation de la sentence d’excommunication prononcée contre la République, se cacha (suivant la tradition courante) derrière la table où allait dîner le Pontife. Il sortit de sa cachette lorsque le Pape s’assit à table : il embrassa ses pieds et obtint, par ses supplications entremêlée de larmes, la révocation de la terrible sentence.

Je dis « suivant la tradition courante, » parce qu’on a fait naître des doutes sur cette histoire en y ajoutant un complément : beaucoup d’historiens vénitiens affirment que le surnom de « chien » fut donné, en cette occasion, à Dandolo par les cardinaux comme une insulte, et que les Vénitiens, en souvenir de la grâce que leur avait value cette humiliation, en firent un titre d’honneur pour lui et pour sa race. Comme, d’autre part, il a été prouvé que ce surnom fut porté par les ancêtres de Francesco Dandolo longtemps auparavant, la fausseté de cette fin de légende rend douteux les autres détails. Ce qui n’est pas douteux, c’est le fait d’une pénible humiliation subie et prouvée par l’existence même d’une tradition qui n’a pu être entièrement inventée. En conséquence, le lecteur pourra se rappeler, en même temps que le traitement de Barberousse à la porte de Saint-Marc qu’au Vatican, cent cinquante ans après, un noble Vénitien, un futur Doge, fut soumis à une dégradation qui fît dire au peuple qu’il s’était traîné sur ses mains et sur ses genoux, jusqu’aux pieds du Saint-Père, et qu’il avait été traité « comme un chien » par les cardinaux présents.


Il y a deux importantes conclusions à tirer de ces récits : la première est la démonstration de l’insolence du pouvoir pontifical au XIIIe siècle ; la seconde est la preuve qu’il y avait une grande profondeur de piété et d’humilité dans le cœur d’un homme capable de se soumettre à cette insolence pour le bien de son pays. Son immense respect pour l’autorité du Pape lui rendit évidemment cette tâche moins pénible, respect qui — quoique nous puissions penser aujourd’hui de ceux qui le réclamaient — était éprouvé, en ce temps-là, par tous les hommes bons et fidèles.

Quelques années après, lorsque Dandolo fut assis sur le trône ducal, « soixante ambassadeurs représentant des Princes, se trouvèrent réunis, en même temps, à Venise, pour solliciter le jugement du Sénat, sur différentes matières, tant était grande la renommée de la justice incorruptible des Pères. »

Aucune Vertu ne figure sur la tombe de Dandolo. On n’y trouve que des épisodes religieux ou des symboles : la mort de la Vierge, sur la façade; l’image de saint Jean et de saint Marc aux deux extrémités.


J’ai déjà parlé du tombeau du doge Andréa Dandolo, à Saint-Marc. C'est un des premiers qui représente à Venise l’idée — venant de Pise — des anges tirant les rideaux du dais pour contempler le mort. Le sarcophage est richement orné de fleurs sculptées ; l’Annonciation, comme d’habitude, décore les côtés et deux bas-reliefs dont l’un représente le martyre de Saint André, patron du mort, remplissent les espaces intermédiaires. Toutes ces tombes étaient richement colorées ; ici, les cheveux des anges ont été dorés ; leurs ailes, argentées ; leurs vêtements étaient garnis des plus ravissantes arabesques. Cette tombe est presque semblable à celle de saint Isidore qui fut commencée, dans une chapelle de Saint-Marc, par le doge Andréa Dandolo et qui fut terminée, après sa mort, en 1354 : ce sont les deux meilleurs modèles de monuments funéraires vénitiens.


Plus rudement travaillé, quoique singulièrement précieux et intéressant, est un sarcophage que renferme la chapelle Nord, à côté du chœur, dans Saints-Jean-et-Paul. Il est décoré de deux bas-reliefs et de plusieurs figures, mais il ne porte aucune inscription.

Trois dauphins sur un bouclier, et la figure d’un Doge prosterné devant le Christ nous apprennent que ce tombeau est celui du Doge Giovanni Dolfino, qui monta sur le trône en 1356.

Il fut élu Doge pendant que, comme « proveditore », il défendait la ville de Trévise contre le roi de Hongrie. Les Vénitiens demandèrent aux assiégeants de permettre au nouveau Doge de traverser les lignes hongroises. Leur requête fut repoussée, les Hongrois exultant de retenir le Doge de Venise prisonnier dans Trévise: mais Dolfino, avec un corps de deux cents cavaliers, rompit, pendant la nuit, les lignes ennemies et atteignit Mestre (Malguera), où il fut accueilli par le Sénat. Sa bravoure ne put détourner les désastres qui s’accumulaient contre la République : cette guerre fut honteusement terminée par la perte de la Dalmatie ; le Doge en eut le cœur brisé ; il perdit la vue et mourut de la peste, quatre ans après être monté sur le trône.

Est-ce pour cela, ou par suite d’injures postérieures que ce monument ne porte aucun nom ? Il eut, sans aucun doute, à subir quelque violence, car la dentelure qui couronnait jadis la corniche est brisée ; heureusement, les sculptures du sarcophage n’ont pas souffert.

Aux angles, un Saint et une Sainte, chacun dans sa petite niche ; au milieu, le Christ assis sur son trône, le Doge et la Dogaresse à ses pieds ; les deux panneaux intermédiaires représentent l’Épiphanie et la mort de la Vierge. Les rideaux, soulevés par le vent, laissent voir ceux du fond, derrière le Christ assis ; la perspective se comprend suffisamment. Deux anges, plus petits, soutiennent les rideaux du fond et semblent abriter le Doge et la Dogaresse. Les statues, peu finement sculptées, sont pleines de vie ; le Christ, la main levée pour bénir, ne regarde personne : son regard va au delà.

À cette intéressante, mais modeste tombe d’un des rois de Venise, comparons celle qui fut élevée à la même date, à un sénateur, contre le mur ouest dei Frari. Elle porte la remarquable inscription suivante :


ANNO MCCCLX, PRIMA DIE JULII SEPULTURA,
DOMINI, SIMON. DANDOLO. AMADOR DE JUSTICIA,
E. DESIROSO, DE ACRESE, EL. BEN, CIIOMUN.


Cet « amador de justicia » fait peut-être allusion à ce que Dandolo fit partie de la Junte qui condamna le doge Falier. Le sarcophage a, pour toute décoration le groupe de l’Annonciation et une Madone assise sur un trône posé devant un rideau soutenu par quatre petits anges : ces figures sont supérieures à celles qu’on est habitué à rencontrer sur la plupart de ces tombes.


Sept ans plus tard, le beau monument du doge Marco Cornaro — dans le côté nord du chœur, à Saints-Jean-et-Paul — n’a plus de sculpture religieuse sur le sarcophage, uniquement décoré de roses ; de très belles statues de la Vierge et de deux saints figurent cependant sur le dais. En face de cette tombe est le plus riche monument de la période gothique à Venise, celui du doge Michel Morosini. Tous les plus beaux ornements de l’art gothique y sont rassemblés ; la statue couchée du doge est très noble ; son visage maigre et sévère est vigoureusement sculpté, mais la délicatesse de ses traits princiers est délicieusement reproduite. Le sarcophage est orné de feuillages très travaillés ; les sept statues de la façade qui devaient représenter les vertus cardinales et théologiques sont malheureusement brisées.


Nous avons remarqué que la tombe de Duccio, l’ambassadeur florentin, fut la première qui introduisit, à Venise, l’image des Vertus. Les deux statues latérales de la Justice et de la Tempérance sont remarquablement belles, et durent être exécutées par un sculpteur florentin : Florence était alors en avance d'un demi-siècle sur Venise comme sentiment religieux et puissance artistique. La tombe de Morosini est la première tombe réellement vénitienne où apparaissent les Vertus. Tâchons de pénétrer le caractère du mort.

Le lecteur doit se souvenir que j’ai daté le commencement de l’abaissement vénitien de la mort de Carlo Zeno, estimant qu’un État ne pouvait pas décliner tant qu’il possédait un tel citoyen. Carlo Zeno fut candidat au bonnet ducal en même temps que Morosini et ce dernier fut choisi. On doit croire, dès lors, qu’il y avait en lui quelque chose d’admirable ou d’illustre : le lecteur reconnaîtra, après avoir lu les extraits suivants et les avoir comparés entre eux, qu’il est difficile d’arriver à se faire une opinion justement fondée.


1° « A Andrea Contarini succéda Morosini, âgé de soixante-quatorze ans, homme très instruit et prudent, qui fit certaines réformes. » (Sansovino).

2° « On croit généralement que, si son règne eût été plus long, il eût ennobli l’État par de nobles lois et institutions, mais autant son règne donna-t-il d’espérances, autant fut-il court, car il mourut quatre ans après avoir été mis à la tête de la République. » (Sabellico.)

3° « Il ne lui fut permis de jouir que pendant peu de temps de la haute dignité qu’il avait méritée par ses rares vertus, car Dieu le rappela à lui le 15 octobre ». (Muratori.)

4° « Deux candidats se présentèrent : l’un était Zeno, l’autre, ce Morosini qui, pendant la guerre, avait triplé sa fortune par des spéculations. Les suffrages des électeurs se portèrent sur lui, et il fut proclamé Doge le 10 juin. » (Daru.)

5° «Le choix se porta sur Michel Morosini, noble d’une illustre race qui, contemporaine de la République elle-même, a produit le conquérant de Tyr, donné une reine à la Hongrie, et plus d’un Doge à Venise. La gloire de cette famille était ternie en la personne de son chef actuel, par une basse et rampante avarice, car, au moment, où dans la récente guerre, tous les Vénitiens offrirent leur fortune entière pour le service de l’État, Morosini chercha, dans les malheurs de son pays, une source de richesses. Il employa ses ducats, non à venir en aide à la nation, mais à spéculer sur les maisons qui se vendirent très au-dessous de leur valeur et qui, après la guerre, quadruplèrent la fortune de leur acquéreur. « Que me fait la chute de Venise si je ne tombe pas avec elle ?, » fut son égoïste et sordide réponse à quelqu’un qui lui exprimait la surprise que lui causaient ses opérations ». (Murray.)


L’auteur de cette dernière petite anecdote sans prétention n'a pas indiqué la source où il l’a puisée et je ne crois pas qu’elle s'appuie sur une autre autorité que celle de Daru. Devant l’impossibilité de dégager la vérité, j’ai écrit au comte Charles Morosini, un des rares représentants de l'ancienne noblesse vénitienne qui révère le grand nom de ses ancêtres et en qui on le révère : sa réponse m'a paru concluante quant à la fausseté des récits de Daru et de l'historien anglais. Il me semble pourtant impossible qu’un historien moderne ait inventé gratuitement une semblable accusation. Daru a dû trouver, dans les documents qu’il possédait, la trace d’un scandale de ce genre soulevé par les ennemis de Morosini, peut-être bien au moment de sa lutte électorale contre Carlo Zeno. La [image]première apparition des Vertus, sur un monument vénitien très riche et placé en évidence, fut peut-être la réfutation apportée par le public à cette rumeur flottante. Le visage de la statue la contredit encore davantage : il est résolu, pensif, serein et plein de beauté, et il nous fait penser que, pour une fois, l’introduction des Vertus a été justifiée. Cette tombe est remarquable comme intermédiaire entre le pur Gothique et la corruption de la fin de la Renaissance entre le calme profond de la chrétienté primitive et la pompe vaine du manque de foi propre à la Renaissance. Nous trouvons encore l’humilité religieuse dans la mosaïque du dais représentant le Doge agenouillé devant la croix, tandis que la tendance à la confiance en soi-même apparaît dans les Vertus qui entourent le cercueil.


Nous retrouvons les Vertus sur le tombeau de Jacopo Cavalli, dans la même chapelle de Saints-Jean-et-Paul qui renferme le monument du doge Dolfino. Ce tombeau, très riche en images religieuses, est orné des quatre Évangélistes, vigoureusement taillés et de deux Saints. Sur la façade, s’avancent des corbeaux qui soutenaient des statues de la Foi, de l’Espérance et de la Charité, disparues maintenant, mais reproduites dans l’ouvrage de Zanotto. Paul, le sculpteur vénitien, très fier de son œuvre, inscrivit son nom au-dessus de l’épitaphe.

Jacopo Cavalli mourut en 1384. C'était un brave soldat véronais qui fut anobli par l’État pour les services par lui rendus ; il fut le fondateur de la maison des Cavalli mais je ne trouve aucune bonne raison pour que les Vertus théologales — spécialement la Charité — figurent sur la tombe à moins que ce ne soit pour ceci : au siège de Feltre, dans la guerre contre Leopold d’Autriche, il refusa de monter à l'assaut de la ville parce que le Sénat n’accordait pas à ses soldats le droit au pillage ! Les pieds de sa statue couchée, revêtue de son armure, reposent sur un chien, et sa tête sur deux lions. Ces animaux, qui ne font pas partie de son blason symbolisent, — d’après Zanotto — sa bravoure et sa fidélité.


Sur la tombe de Michel Sténo, transférée de l’église détruite des « Servi » au bas côté nord de Saints-Jean-et Paul nous retrouvons la simplicité antique : le sarcophage, bien qu’il date du xve siècle, Sténo étant mort en 1513, n’est décoré que de deux croix entourées de quatre-feuilles. Observons la singularité de l’épitaphe qui loue Sténo d’avoir été « un amateur de justice, de paix et d’abondance ». Les épitaphes de cette époque tenaient compte aux hommes publics des qualités utiles à leur pays; ainsi Sansovino dit de Marco Cornaro : « c’était un homme sage, éloquent, il aimait, pour sa ville, la paix et l’abondance » : et, de Tomaso Mocenigo : « homme désireux par-dessus tout de la paix. »

Nous avons déjà mentionné la tombe du doge Mocenigo où, comme pour celle de Morosini, la présence des Vertus n’a rien d’ironique, bien que leur grande importance prouve les progrès de la vanité dans les monuments funéraires. Celui-ci est le dernier, à Venise, appartenant à la période gothique ; ses moulures ont déjà la raideur classique et, dans les angles, sont placées des figures insignifiantes, revêtues d’armures romaines. Toutefois, le tabernacle est encore gothique, et la statue couchée, sculptée, en 1428, par deux artistes florentins, est fort belle.


A Mocenigo succéda le fameux doge Francesco Foscari, sous le règne duquel furent exécutés les derniers agrandissements du Palais Ducal gothique qui, par leur forme, sinon par leur esprit, ressemblaient aux anciennes constructions. C'est pendant ce règne qu’apparaît le style de transition qui ne permit plus de considérer l’architecture vénitienne comme appartenant encore à l’École gothique. Foscari mourut en 1457, et son tombeau est la première manifestation importante de la Renaissance, manifestation remarquable surtout en ce qu’elle introduisit tous les défauts de ce style, à une période de début où ses qualités, quelles qu’elles fussent, n’étaient pas encore développées. Sa prétention à prendre rang parmi les œuvres classiques est annulée par des restes de sentiment gothique, mais d’un Gothique tellement corrompu et dégradé que nous ne demandons qu’à en être délivrés. La Renaissance parfaite est, du moins, pure dans sa fadeur et subtile dans son vice ; quant à ce monument, il n’est digne d’être remarqué que parce qu’il nous montre les débris corrompus d’un style étouffant l’embryon d’un autre, et les principes vitaux aussi compromis par les langes que par le linceul.


Pour notre étude présente, ce monument a pourtant une grande importance : nous suivons, dans les sépulcres, l’intrusion de l’orgueil d’État, parallèle à l’évanouissement du sentiment et de l’espoir religieux que vient remplacer l’étalage de plus en plus arrogant des vertus du défunt. Or, cette tombe est la plus grande et la plus coûteuse que nous ayons vue et sa manifestation religieuse se borne à une petite statue du Christ qui lui sert de pinacle. Le reste de la composition est aussi curieux que banal. Nous avons déjà signalé une idée empruntée à l’école pisane, celle des anges tirant les rideaux pour contempler le mort ; idée dont tous les sculpteurs se sont servis à tour de rôle : à mesure que nous approchons de l’avènement de la Renaissance, les anges perdent de leur importance, mais celle des rideaux augmente. Chez les Pisans, les rideaux avaient été introduits pour motiver les anges ; chez les sculpteurs de la Renaissance, les anges ne servent plus qu’à motiver les rideaux, de plus en plus amples et travaillés. Dans le monument de Mocenigo, ils deviennent une tente soutenue par une perche, et dans celui de Foscari les anges sont absents, tandis que les rideaux sont drapés comme dans une grande tente française ; ils sont soutenus par deux statuettes portant l’armure romaine, substituées aux anges pour permettre au sculpteur de montrer ses connaissances du costume classique. Et voyez comme un défaut de sentiment conduit à une faute de style : la place des anges absents est occupée par des Vertus, et alors pour faire atteindre aux petits soldats romains la hauteur nécessaire, on a placé pour chacun d’eux, un pilier corinthien dont la colonne a onze pieds de haut et trois ou quatre de large, et, sa hauteur étant encore insuffisante, ce pilier est placé sur un piédestal haut de quatre pieds et demi, qui a lui-même une base à éperons, un grand chapiteau, un immense corbeau au-dessus du chapiteau et un autre piédestal sur le corbeau : en haut de toutes ces superpositions, se dressent les minuscules figures chargées de supporter les rideaux. Sous le dais, autour de la statue couchée, la Vierge et les Saints ont disparu. Ils sont remplacés par la Foi, l’Espérance et la Charité (grandeur demi-nature), pendant que la Tempérance et la Fortitude sont aux pieds du Doge. La Justice et la Prudence, qui sont à sa tète, (grandeur nature) ne sont reconnaissables qu’à leurs attributs. Et toutes ces statues, à l’exception de l'Espérance qui lève les yeux, ne diffèrent ni de caractère, ni d’expression : ce sont de belles Vénitiennes richement vêtues et convenablement placées dans des attitudes bonnes à être vues d'en bas. La Fortitude ne pouvait être gracieusement appuyée contre sa colonne sans perdre de son caractère, mais cela importait peu aux sculpteurs de cette période. Quant à la Tempérance et à la Justice qui se font face, elles nont qu’une main chacune — celle qui est visible d’en bas — l’une a la main gauche ; l’autre, la droite.

Et cependant, bien que sans expression, ces figures sont d’une exécution très soignée, car sur elles repose le principal effet du monument. En revanche, l’effigie du Doge, dont on n’aperçoit que la silhouette, est horriblement négligée, elle a été certainement défigurée par son misérable sculpteur : aucun mot ne peut rendre la bassesse de cette physionomie. Une grosse, large figure osseuse de clown, avec l’expression rusée, bonasse et sensuelle du pire prêtre romain ; une figure moitié fer, moitié boue, avec l’immobilité de l’un et la turpitude de l’autre; un double menton, la bouche flasque, les joues osseuses, les sourcils froncés ridant le tour des yeux, le visage d’un homme qu'on juge insensible à la joie comme au chagrin, à moins qu’ils ne soient causés par la satisfaction d'une passion ou par une humiliation d’orgueil. Même s’il eût été tel, un noble artiste n’eût pas dû l’écrire aussi clairement sur sa tombe. Pour moi, je crois que ce marbre représente plutôt l’état d’esprit du sculpteur que l’image du doge Foscari.

Cet état d’esprit, allié au mauvais goût du temps, est d’ailleurs visible dans tout le monument. Tout y est mesquin, à commencer par l’idée de placer le bouclier contre le grand rideau. Jusqu’alors le bouclier, qui avait été porté dans les combats, était suspendu à la tombe par une simple courroie de cuir, on pensait qu’il ne pouvait ni être abaissé par cette simplicité, ni exalté par une riche décoration. Aux XVe et XVIe siècles, il en fut autrement. La guerre changea de système et les chefs, qui dirigeaient les batailles à distance et qui passaient la plus grande partie de leur vie dans la Chambre du Conseil, ne se servirent plus guère de leur bouclier que pour y ecarteler leurs armoiries. Leur orgueil d’État les poussa alors à l’entourer d’ornements divers qui lui enlevèrent toute apparence guerrière. Sur le dais du tombeau Foscari, deux boucliers sont placés sur un cercle, ils sont brillamment garnis de coquilles qui les font ressembler à des ventilateurs, et leur circonférence est ornée de rayons dorés et ondulés comme ceux d'une gloire.

Nous approchons de la période que nous avons indiquée comme étant un progrès visible sur le Gothique corrompu. Les tombes de la Renaissance byzantine unissent une habileté consommée dans le maniement du ciseau à une science parfaite du dessin et de l’anatomie, à une haute compréhension des bons modèles classiques, à une grâce de composition et à une délicatesse d’ornementation dont j’attribue l’inspiration aux grands sculpteurs florentins. On retrouve quelque retour au sentiment religieux dans cette école de sculpture qui correspond, en peinture, à celle de Bellini : on s'étonne seulement qu’un plus grand nombre d’artistes n’aient pas fait dire au marbre, au XVe siècle, ce que Pérugin, Francia et Bellini faisaient dire à la toile. S'ils sont effectivement peu nombreux, c'est que le sculpteur était plus absorbé que le peintre par l’étude exclusive des modèles classiques, complètement opposés à l’imagination chrétienne ; de plus, privé de l’élément pacificateur qu’est la couleur, il se soumettait forcément à un travail mécanique. Les sculptures de cette époque, quelques grandes beautés qu’elles possèdent dans la forme, manquent de but et d’expression : cette école tomba rapidement ; elle se perdit dans une pompe vaine, dans des métaphores sans ampleur.

Le tombeau du doge Andrea Vendramin (Saints-Jean-et Paul) sculpté en 1480, excita l’admiration générale par le prix qu’il coûta et par la délicatesse et la précision de sa sculpture : c’est pourtant un des mauvais produits de l’École; il ne montre ni invention, ni pensée, ses Vertus lui apportent leur grâce froide ; elles sont vêtues comme des déesses païennes ; les dragons ont de superbes écailles, mais n’inspirent aucun effroi ; les oiseaux ont de charmants plumages, mais on sent qu’ils ne savent pas chanter; quant aux enfants, quoique gracieux, ils n’ont rien de l’enfance.


D’un tout autre genre sont les tombeaux de Pierre et de Jean Morosini (Saints-Jean-et-Paul) et de Pierre Bermondo (I Frari) : tous les détails y sont pleins d’une délicieuse fantaisie et parfaits d’exécution ; les anciens symboles religieux y reparaissent : la Madone est de nouveau sur son trône et les légendes saintes décorent les sarcophages. Pourtant, le sculpteur, dans son désir de nous faire admirer son habileté à travailler le marbre, nous présente des paysages, des effets de perspective, des nuages, de l’eau, exhibant, du même coup, la froide précision de son mécanisme et sa vanité. De plus, les personnages ont tous une tendance marquée à prendre des attitudes. Cette tendance qui se manifesta malheureusement chez le Pérugin, détruisit rapidement toute vérité de composition. Le peintre ne chercha plus comment ses personnages avaient dû marcher, ou rester debout, ou exprimer leurs sentiments, mais comment ils pouvaient faire tout cela avec grâce et harmonie.

Entre les mains d’un grand artiste, la posture s’ennoblit, même dans son exagération, — comme chez Michel-Ange, peut-être plus responsable que tout autre de ce malheur ; — mais, chez les artistes inférieurs, cette habitude de composer des attitudes conduisit au manque de vie et à l’avortement.

Giotto fut peut-être celui qui échappa le plus à ce poison ; il conçut ses tableaux naturellement et les exécuta sans affectation. Cette absence de postures préparées dans les œuvres préraphaélites mises en opposition avec l’attitudinisme de l'école moderne, a été une de leurs principales qualités et, en même temps, la principale cause de la clameur qui s’éleva contre eux.

Un changement plus significatif encore apparut dans la forme du sarcophage. Nous avons vu, répondant au développement de l’orgueil de la vie sur les tombes, la crainte de la mort s’y faire jour : à mesure qu’augmentent leur splendeur et leurs dimensions, on aperçoit un désir croissant d’enlever au sarcophage son véritable caractère. Dans les premiers temps, il n’avait été qu'une masse de pierre, puis on le décora de sculptures ; ce n'est qu’au milieu du XVe siècle que se montra le désir de déguiser sa forme. Il fut enrichi par des fleurs et caché par des Vertus : finalement, perdant sa forme oblongue, il ressembla à d’anciens vases dont les modèles gracieux étaient aussi éloignés que possible du cercueil. D’élégance en élégance, il en arriva à ne plus être qu’un piédestal pour la statue du défunt amenée, par une curieuse suite de transitions, à le représenter vivant. Le monument de Vendramin fut un des derniers qui montra une statue couchée dans la mort. Peu après, cette idée devint désagréable aux esprits civilisés et les personnages au lieu de rester couchés sur le coussin du tombeau, se relevèrent appuyés sur leur coude et commencèrent à regarder autour d’eux.

L’âme du XVIe siècle n’osait plus contempler son corps frappé par la mort.

On voit, en Angleterre, beaucoup d'exemples de ce genre de monuments, mais c’est d’Italie que vint le changement et, c’est là que se montre réellement la transformation d’esprit de la nation. Il y a, à Venise, nombre de beaux monuments semi-animés, avec d’admirables statues, de superbes draperies — spécialement ceux de l’église San Salvatore — mais je ne conduirai le lecteur que devant celui de Jacopo Pesaro, évéque de Paphos, dans l’église des Frari, remarquable non seulement comme un très habile morceau de sculpture ; mais aussi par son épitaphe qui caractérise singulièrement cette époque et confirme tout ce que j’ai pu dire contre elle : « Jacques Pesaro, évêque de Paphos, vainqueur des Turcs dans la guerre, de lui-même dans la paix, transporté d’une noble famille vénitienne dans une plus noble parmi les Anges, repose ici ; il y attend la plus noble couronne que le juste Juge lui donnera en ce jour. Il vécut les années de Platon. Il mourut le 24 mars 1547. »

Le mélange de classique et d’orgueil charnel de cette épitaphe n’a besoin d’aucun commentaire. La couronne est attendue, comme un droit, de la justice du Juge, et la noblesse de la famille vénitienne est à peine au-dessous de celle des Anges. L’enfantillage précieux des « années de Platon » mérite aussi d'être noté.


La statue ne devait pas rester longtemps dans cette posture à demi couchée; cette expression de paix elle-même devint pénible aux frivoles Italiens ; ils voulurent que l’idée de la mort fût tout à fait éloignée. Alors la statue se leva et se présenta à la façade du monument, comme un acteur entrant en scène.

On la voit entourée parfois de Vertus, mais surtout de figures allégoriques : Gloire, Victoire, Génies, Muses, Royaumes vaincus, Nations prosternées, elle réunit autour d’elle tout ce que la pompe et l’adulation pouvaient inspirer, tout ce que la vanité insolente pouvait réclamer.


Il y a, malheureusement — nous l’avons dit — beaucoup de monuments de ce genre en Angleterre, mais Venise possède les plus surprenants. J'en étudierai deux :

1° Celui du doge Jean Pesaro, aux Frari. Il s’est écoulé beaucoup d’années, nous sommes dans la seconde moitié du XVIIe siècle : la corruption a toujours été croissant et la sculpture a perdu son goût et son savoir, aussi bien que tout sentiment. Ce monument est un amas de scènes théâtrales en marbre : quatre nègres colossaux formant des cariatides, horribles et grimaçants, avec des visages de marbre noir et des yeux blancs, soutiennent le premier étage, au-dessus duquel deux monstres au long cou, moitié chiens, moitié dragons, supportent un sarcophage ornementé sur lequel la statue du Doge est debout, dans son costume officiel, sous un grand dais de métal semblable à un ciel de lit et peint en rouge et or ; à ses côtés sont des Génies et des personnages incompréhensibles portant des armures romaines. Au-dessus, entre les nègres-cariatides, deux êtres hâves, moitié corps, moitié squelette, tiennent des tablettes sur lesquelles est écrit l’éloge du défunt. Mais voici, en grandes lettres dorées, ce qui frappe les yeux :


VIXIT ANNOS LXX DEVIXIT ANNO MDCLIX
HIC REVIXIT ANNO MDCLIX


Nous voilà parvenus, enfin, au contraste violent de la mort défiée par le monument qui prétend apporter la résurrection sur la terre. Il semble impossible que le mauvais goût et la bassesse des sentiments aillent plus loin ; ils sont cependant surpassés par un monument dans Saints-Jean-et-Paul.

Avant de passer à celui-là — le dernier dont je fatiguerai le lecteur — retournons un moment, pour mieux sentir le contraste, à une tombe des anciens temps.

Dans une sombre niche du mur extérieur du corridor extérieur de Saint-Marc — pas même dans l’église, mais sous le porche, du côté nord — repose un massif sarcophage de marbre blanc, élevé à deux pieds du sol par quatre piliers carrés. Le couvercle est de pierre, sur ses deux extrémités sont sculptées deux croix : sur la façade sont deux rangées de figures rudement façonnées : en haut le Christ avec les Apôtres; en bas, six personnages, alternativement mâles et femelles, tendant leurs mains comme pour bénir. Le sixième est le plus petit, et celui des cinq autres qui occupe le milieu a un glaive autour de la tête. Je ne saurais expliquer la signification de ces figures, mais, entre elles, sont suspendus des encensoirs attachés par des croix, expression symbolique de la fonction médiatrice du Christ. Le tout est entouré par une guirlande de feuilles de vigne sortant du pied de la croix.

Sur la bande de marbre qui sépare les deux rangées de personnages sont inscrits ces mots :


« Ici repose le seigneur Marin Morosini, Doge. »


Cette tombe est celle du doge Marino Morosini, qui régna de 1249 à 1252.


Transportons-nous de ce simple et solennel tombeau dans le transept sud de l’église Saints-Jean et-Paul, et la s’élevant jusqu’à la voûte, nous verrons un amoncellement de marbre, haut de 60 ou 70 pieds, un mélange de jaune et de blanc ; le jaune représentant un énorme rideau — avec câbles, franges et glands — soutenu par des chérubins et devant lequel, dans des attitudes théâtrales, devenues habituelles, se dressent les statues du doge Salvator Falier, de son fils, Silvestre Falier et d'Elisabeth, femme de Silvestre. Les statues des Doges, bien que médiocres et faisant penser à Polonius, sont sauvées par le costume ducal, mais celle de la Dogaresse est un ramassis de grossièreté, de vanité et de laideur : c'est rimage d'une grosse femme ridée, coiffées de papillottes frisées avec soin qui projettent leur raideur autour de son visage, et couverte, de la tête aux pieds, de fraises, de fourrures, de dentelles, de joyaux et de broderies. Tout autour se voient les Vertus, les Victoires, les Renommées les Génies dont la troupe est le complément indispensable de cette mise en scène. Exécutée par différents sculpteurs cette tombe montre autant de mauvais goût que d’absence d’imagination. La Victoire qui se dresse au centre est particulièrement intéressante ; le lion qui l’accompagne, et qui saute sur un dragon a certainement l’intention d’inspirer la terreur, mais le sculpteur incapable n’a pas même su lui donner l’aspect de la colère : il a une expression pleurarde, et ses deux pattes soulevées, sans que son corps fasse un mouvement, lui donnent l’aspect d’un chien qui attend sa pâtée. Voici l’inscription gravée sous les deux principales statues :


« Bertucius Falier, Doge,
Grand en sagesse et en éloquence,
Plus grand par ses victoires dans l'Hellespont,
Le plus grand par le Prince, son fils.
Mourut en l'an 1658.»


« Elisabeth Quirina,
Femme de Sylvestre,
Distinguée par sa vertu romaine,
Par sa piétié vénitienne,
Et par la couronne ducale,
Mourut en 1708. »

Les écrivains de ce temps montraient volontiers qu’ils connaissaient les divers degrés de la comparaison ; un grand nombre d’épitaphes sont rédigées dans ce style. Ce que celle-ci a de remarquable, c'est la « piété vénitienne » qui avait autrefois placé Venise au-dessus des autres villes, mais dont il ne restait plus qu’une ombre digne défigurer sur une épitaphe et de satisfaire l’orgueil que ne suffisait pas à rassasier la somptuosité du sépulcre.


Avons-nous besoin de chercher davantage les causes de la décadence de Venise ? Elle ressemblait par ses pensées et allait ressembler par sa ruine, à la Vierge de Babylone : l’Orgueil d'État et l’Orgueil de la Science n’étaient pas des passions nouvelles ; la sentence prononcée contre elles est de toute éternité : « Tu as dit : Je serai à jamais souveraine, et tu n’as pas fait entrer toutes ces choses dans ton cœur... Ta sagesse et ta science t’ont pervertie, et tu t’es dit, dans ton cœur : Moi, et rien que moi! C’est pour cela que le malheur vient vers toi... Ceux avec qui tu as trafiqué dès ta jeunesse se disperseront chacun de son côté ; nul ne pourra te sauver ! »