Les Preuves/Faux Télégrammes

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La Petite République (p. 232-240).
FAUX TÉLÉGRAMMES

I

Le 10 novembre, à Sousse, en Tunisie, le colonel Picquart reçoit à la fois une lettre vraie, authentique, du commandant Esterhazy, et deux télégrammes faux.

Dans sa lettre, Esterhazy lui disait en substance : « J’ai reçu ces temps derniers une lettre dans laquelle vous êtes accusé formellement d’avoir soudoyé des sous-officiers pour vous procurer de mon écriture. J’ai vérifié le fait ; il est exact. On m’a informé aussi du fait suivant : vous auriez distrait des documents de votre service pour en former un dossier contre moi. Le fait du dossier est vrai. J’en possède une pièce en ce moment-ci. Une explication s’impose. »

Ainsi, Esterhazy, se sentant protégé par les bureaux de la guerre, sachant que ceux-ci organisent contre le colonel Picquart tout un système d’accusation, paie d’audace. C’est sur un ton arrogant et menaçant qu’il écrit à l’homme qui a rassemblé les preuves de sa trahison. Cette lettre suffirait à démontrer que, dès cette époque, les bureaux de la guerre étaient complices d’Esterhazy.

Comment, en effet, sinon par eux, Esterhazy pouvait-il savoir qu’un dossier avait été formé contre lui par le colonel Picquart ? Comment, sinon par eux, pouvait-il savoir que celui-ci avait rassemblé des spécimens de son écriture ?

Chose prodigieuse : au moment où j’écris, on poursuit le colonel Picquart pour avoir, dit-on, communiqué à son ami Leblois le dossier de la trahison d’Esterhazy ; et rien ne le prouve. Mais cette lettre d’Esterhazy démontre que les bureaux de la guerre communiquaient au traître lui-même le dossier établissant sa trahison, et nul n’a songé, je ne dis pas à inquiéter, mais à interroger là-dessus Esterhazy et les bureaux de la guerre.


II

Les deux télégrammes faux qui parvenaient en même temps que la lettre d’Esterhazy au colonel Picquart étaient ainsi conçus :

Le premier, signé Speranza, comme la lettre fausse de décembre 1896, disait : « Tout est découvert ; votre œuvre est compromise ; affaire grave. »

Le second, signé Blanche, disait : « On a des preuves que le petit bleu a été fabriqué par Georges. »

Que les deux télégrammes soient faux, personne ne le conteste. Il était vraiment trop absurde que des amis du colonel Picquart lui télégraphient, en clair, qu’il était un faussaire et qu’on en avait la preuve.

D’ailleurs, il est inutile d’insister, puisque le général de Pellieux lui-même, et dans son enquête et dans sa déposition devant la cour d’assises, a reconnu que les deux télégrammes étaient faux.

Ici encore, Rochefort et Vervoort ne veulent voir que des gentillesses. Et c’était pourtant la plus abominable manœuvre.

Ces deux télégrammes étaient destinés à faire croire que le colonel Picquart avait organisé contre Esterhazy une machination scélérate. Ils étaient destinés notamment à faire croire que le petit bleu, c’est-à-dire la lettre écrite par M. de Schwarzkoppen à Esterhazy, et qui mit le colonel Picquart en éveil, était l’œuvre de celui-ci.

Et pour le dire en passant, il faut bien que les bureaux de la guerre ne puissent rien objecter de sérieux à l’authenticité du petit bleu pour qu’ils en soient réduits à le discréditer par des manœuvres frauduleuses.

Car c’est bien des bureaux de la guerre, directement ou indirectement, que procèdent ces deux dépêches. Qu’elles aient été envoyées par Esterhazy lui-même ou par ces complices de l’État-Major il faut que les bureaux de la guerre soient intervenus.

La première dépêche, celle qui est signée Speranza, fait suite évidemment à la fausse lettre du 15 décembre, également signée Speranza. Le faussaire a voulu simuler une continuité de correspondance. Mais comment pouvait-il savoir, sinon par les bureaux de la guerre, que ceux-ci détenaient une lettre adressée au colonel Picquart et signée Speranza ? Et comment le faussaire qui a signé Blanche aurait-il pu parler du petit bleu, s’il n’avait pas su par les bureaux de la guerre qu’au dossier de trahison recueilli par le colonel Picquart contre Esterhazy figurait le petit bleu de M. de Schwarzkoppen ?

Non seulement donc il est incontestable et incontesté que ces deux dépêches sont des faux, mais il est certain que ces faux supposent la complicité des bureaux de la guerre ; et, au passage encore, je demande à M. Cavaignac comment il n’a pas eu de doute sur l’authenticité de la pièce inepte qui contenait le nom de Dreyfus quand il est certain que les bureaux de la guerre ont collaboré à la fabrication des pièces fausses.


III

Mais ce n’est pas tout : et des circonstances précises permettent d’affirmer, avec une probabilité voisine de la certitude, que les deux télégrammes sont l’œuvre d’Esterhazy lui-même et de son complice du Paty de Clam.

En effet, la lettre d’Esterhazy reçue en Tunisie par le colonel Picquart contenait une erreur d’adresse. Elle était adressée à Tunis, tandis que le colonel était à Sousse. De plus, elle contenait une faute d’orthographe : le nom du colonel Picquart y était écrit Piquart, sans C.

Or, la dépêche signée Speranza et que le colonel recevait le même jour, contenait la même erreur d’adresse et la même faute d’orthographe que la lettre d’Esterhazy. Elle était adressée à Tunis et elle orthographiait : Piquart. La lettre d’Esterhazy et la fausse dépêche Speranza viennent donc de la même main.

La seconde dépêche signée Blanche était au contraire adressée à la véritable adresse, c’est-à-dire à Sousse. Et elle contenait la véritable orthographe, c’est-à-dire Pic Picquart. La seconde dépêche venait donc d’un faussaire connaissant plus exactement la situation militaire et personnelle du colonel Picquart que le premier, ou du même faussaire plus exactement renseigné.

Le cousin du commandant Esterhazy, Christian Esterhazy, a fait à ce sujet, devant le juge d’instruction Bertulus, une déposition tout à fait précise.

Il affirme que pendant toute cette crise le commandant du Paty de Clam et le commandant Esterhazy étaient en relations presque journalières : et c’est lui qui leur servait d’intermédiaire.

Il affirme que la dame voilée, dont nous allons parler bientôt et qui communiquait à Esterhazy des dossiers secrets du ministère, n’était autre que du Paty de Clam lui-même.

Et, en même temps, voici qu’il dépose sur les faux télégrammes Blanche et Speranza : « Le commandant m’en a parlé souvent, ainsi que du Paty. C’est pour compromettre Picquart, dirent-ils, et pour le débusquer, qu’ils imaginèrent le subterfuge. Deux télégrammes lui furent envoyés sur le conseil de du Paty de Clam. Le premier, celui de « Speranza », a été dicté par le colonel, écrit par Mme Pays, mis à la poste par le commandant Esterhazy. Mais, dans la même journée, le colonel du Paty de Clam fait part au commandant Esterhazy de ses craintes que le télégramme transmis n’arrive point à destination, par suite d’une erreur d’orthographe faite au nom du colonel Picquart et dont il s’est aperçu trop tard en consultant l’Annuaire militaire. On avait oublié le C. Et comme il était nécessaire de poursuivre l’aventure, qu’il ne fallait pas abandonner ce dessein pour une cause si futile, on décida d’expédier un second télégramme. Le colonel du Paty de Clam l’écrivit ou le dicta ― mes souvenirs sont ici un peu moins précis ― et le commandant l’envoya. Il était signé Blanche. »

Je ne discute pas la moralité de Christian Esterhazy. Évidemment puisqu’il a accepté, pendant des mois, le rôle suspect que lui faisait jouer son cousin, elle est médiocre.

D’autre part, le juge Bertulus affirme dans son ordonnance du 28 Juillet dernier : « qu’il résulte de l’information que le lieutenant-colonel du Paty de Clam a eu des relations répétées avec Walsin Esterhazy, la fille Pays et Christian Esterhazy. »

Il affirme « que les dires de ce dernier sont formels et corroborés notamment par la carte postale cotée 27 sous scellés A ».

Et si l’on nous objecte que la chambre des mises en accusation a écarté le système du juge Bertulus comme insuffisamment fondé, il nous serait aisé de répondre que la magistrature continue le système d’étouffement pratiqué dans l’affaire Dreyfus.

Partout le huis clos, dans le procès Dreyfus, dans le procès Esterhazy ; quand on est obligé, comme dans le procès Zola, de poursuivre au grand jour de la cour d’assises, on mutile la poursuite pour mutiler la preuve. Dans l’article de Zola, où tout se tient, on ne relève qu’un phrase ; puis on trouve que c’est trop et au second procès Zola, devant la cour de Versailles, on ne poursuit plus qu’un membre de phrase.

Partout la nuit, le silence forcé, l’étranglement.

Il n’est pas étrange que la chambre des mises en accusation, voyant que l’implacable engrenage du vrai allait prendre du Paty après Esterhazy, et après ceux-ci d’autres, ait arrêté net et cassé le mécanisme.


IV

Mais nous avons une autre réponse et plus décisive. Pourquoi ne poursuit-on pas Christian Esterhazy ? Il affirme sous serment devant les juges, il affirme publiquement dans un journal que du Paty de Clam est bien la dame voilée, que c’est lui qui a communiqué à Esterhazy des documents secrets.

Il affirme sous serment devant le juge et publiquement dans un journal que du Paty de Clam a participé à la confection des pièces fausses et on ne le poursuit pas pour faux témoignage !

Et du Paty de Clam restant, malgré les décisions secrètes des juges, sous le coup de cette accusation publique, ne le traduit pas en justice pour laver son honneur !

Quoi ! un officier est un accusé devant toute l’armée, devant tout le pays, d’avoir, de concert avec Esterhazy le traître, fabriqué des faux pour perdre un autre officier ! Et personne ne s’émeut !

C’est l’aveu le plus éclatant, le plus décisif de la culpabilité de du Paty de Clam. Oui, c’est lui qui avec Esterhazy est le faussaire !

Et quand on pense que l’homme qui s’est dégradé à ces besognes est le principal inspirateur et directeur des poursuites contre Dreyfus, quand on pense aussi qu’il est le conseiller intime de M. Cavaignac, les conséquences vont loin.

Et ce n’est pas tout ; de même qu’au moment des poursuites contre Dreyfus, les bureaux de la guerre se sont servis de la Libre Parole pour ameuter la foule en lui jetant le nom de l’officier juif et pour rendre la condamnation inévitable, de même que dès le 29 octobre 1894, violant le secret de l’instruction, ils renseignaient la Libre Parole pour forcer la main du ministre et mettre en branle les passions antisémites, de même maintenant, en novembre 1897, quand il faut par des pièces fausses perdre Picquart et maintenir au bagne Dreyfus innocent, les bureaux de la guerre sont en communication affectueuse avec la Libre Parole.

Esterhazy et du Paty de Clam lui portent directement les faux télégrammes adressés au colonel Picquart et, pour le perdre plus vite, elle les publie avant qu’elle ait pu en avoir connaissance en Tunisie.

En effet, la Libre Parole des 15, 16 et 17 novem bre 1897 parle en termes très clairs de ces télégrammes compromettants pour le colonel Picquart. Or, celui-ci les a reçus à Sousse le 11 novembre. Immédiatement, devinant l’abominable manœuvre dirigée contre lui, il télégraphie à son général à Tunis pour dénoncer le faux sans retard ; il va à Tunis, et écrit au ministre, mais tout cela lui prend jusqu’au 15 ; sa lettre n’a donc pu arriver à Paris que le vendredi 19. Or, c’est le 17, le 16 et même le 15 que la Libre Parole publiait des détails sur les télégrammes. Elle ne pouvait donc les tenir que des auteurs mêmes des pièces fausses.

Voilà les monstrueuses et frauduleuses coalitions qui depuis quatre ans font la loi à l’opinion et à la France dans l’affaire Dreyfus ; voilà les manèges et les crimes qui prolongent le premier crime et perpétuent le supplice d’un innocent.


V

Ainsi, jusqu’à l’évidence, un système de faux, manié par Esterhazy et du Paty de Clam avec la complaisance et la complicité des bureaux de la guerre, fonctionne depuis 1896.

Il se marque d’abord par la prétendue lettre de M. de Schwarzkoppen ou de M. Panizzardi en octobre ou novembre 1896, par le faux imbécile et grossier où le nom de Dreyfus est en toutes lettres, et que M. Cavaignac a eu l’audace ou l’inconscience de porter à la tribune de la Chambre.

Puis, le système de faux se marque en décembre 1896, par la fausse lettre Speranza du 15 décembre destinée à perdre le colonel Picquart, détenteur redoutable de la vérité.

Enfin, après un chômage de dix mois coïncidant avec l’apparent sommeil de l’affaire Dreyfus, les faussaires rentrent en scène le 10 novembre 1897, par les faux télégrammes Blanche et Speranza destinés à perdre décidément le colonel Picquart au moment où il est appelé en témoignage dans l’enquête sur Esterhazy.

L’histoire s’étonnera plus tard de cette continuité impunie dans le crime. Elle s’étonnera que cet enchaînement d’actes criminels ait pu se développer, que cet engrenage de crimes ait pu fonctionner dans une société qui ose se dire humaine.

Pour maintenir quand même une condamnation injuste et abominable, toute une besogne de faussaire se déroule. C’est le crime au service du crime.

Et tantôt, comme pour la fausse lettre de l’attaché militaire, si inepte pourtant, les pouvoirs publics sont dupes, ou affectent d’être dupes. Tantôt, comme pour la fausse lettre Speranza, et les faux télégrammes Speranza et Blanche, ils sont bien obligés eux-mêmes de reconnaître qu’il y a faux.

Mais toujours ils assurent aux faussaires la même impunité. Toujours ils évitent de regarder jusqu’au fond de cet abîme de peur d’y trouver la vérité, et qu’elle soit terrible.

Mais tôt ou tard, que les criminels de tout ordre, traîtres, faussaires, complices des traîtres et des faussaires, que tous, d’Esterhazy aux généraux, et des généraux aux ministres, soient bien avertis, tôt ou tard du fond de l’abîme la vérité monte, meurtrie, gémissante, blessée, mais victorieuse enfin et implacable.

Et comme pour épuiser toutes les variétés du faux, voici que du Paty de Clam et Esterhazy, après avoir fabriqué de faux papiers, vont fabriquer de fausses personnes : la « Dame voilée » est une sorte de faux vivant et en action, où l’impudence des faussaires atteint au plus haut degré.