Les Preuves/Hypothèse absurde

La bibliothèque libre.
La Petite République (p. 128-131).

HYPOTHÈSE ABSURDE


I

Que vaut donc cette hypothèse du décalque ?

J’observe tout d’abord que, quelle que soit la réponse, le procès de 1894, tel qu’il a été institué contre Dreyfus, s’écroule misérablement. S’il n’y a pas eu décalque, s’il est faux qu’on puisse expliquer par un décalque l’identité d’écriture du bordereau et d’Esterhazy, c’est donc qu’Esterhazy est l’auteur du bordereau.

Et s’il y a eu décalque, si le bordereau a été fait avec des mots d’Esterhazy décalqués par un autre homme, comment peut-on savoir que cet autre homme est Dreyfus et que deviennent les conclusions des premiers experts ?

Parmi ceux-ci, les uns, comme MM. Charavay et Teyssonnières, ont reconnu dans le bordereau l’écriture et la main de Dreyfus. Ils se sont évidemment trompés, puisque dans le système d’Esterhazy, c’est avec l’écriture décalquée d’Esterhazy qu’a été fait le bordereau.

Quant à M. Bertillon, il a bien parlé, lui, d’un décalquage ; mais il a affirmé que Dreyfus avait décalqué sa propre écriture et celle de son frère Mathieu Dreyfus. Pas un mot, et pour cause, d’Esterhazy.

Donc, dans l’hypothèse où le bordereau serait fait avec de l’écriture d’Esterhazy décalquée, toutes les expertises du procès Dreyfus tombent et il ne reste plus aucune raison d’attribuer le bordereau à Dreyfus.

Se trouvera-t-il, en effet, un seul expert qui osera dire que dans la manière dont a été décalquée l’écriture d’Esterhazy il reconnaît la main de Dreyfus ? Non : depuis que l’écriture d’Esterhazy est connue, depuis que l’identité de cette écriture à celle du bordereau a apparu, il ne reste rien, il ne peut rien rester des expertises du procès de 1894, car il a manqué aux experts, pour se guider, la connaissance du fait décisif. Et comme la seule cause légale et définie de l’accusation est le bordereau, toute l’accusation s’écroule. Encore une fois Esterhazy déclare lui-même que le bordereau est de son écriture. S’il n’y a pas eu décalque, le bordereau est de la main même d’Esterhazy ; et c’est Esterhazy qui est le coupable. S’il y a eu décalque de l’écriture d’Esterhazy, de quel droit attribuer le décalquage à Dreyfus ? Toute l’expertise, tout le procès sont à refaire.


II

Mais il n’y a pas eu décalque : c’est bien Esterhazy qui a écrit de sa main le bordereau, car il est impossible, absolument impossible que Dreyfus ait décalqué l’écriture d’Esterhazy.

Il y en a deux raisons décisives. D’abord, pourquoi Dreyfus aurait-il décalqué l’écriture d’un autre homme ? Évidemment pour dérouter la justice.

Dès lors, il est bien certain qu’il choisira une écriture ressemblant le moins possible à la sienne.

S’il fait en effet métier de trahison et s’il ne veut pas que le bordereau puisse être un jour utilisé contre lui, s’il s’applique à le composer d’une autre écriture que la sienne, il tâchera que le soupçon ne puisse, même un instant, se porter sur lui. Pour cela, il choisira, pour son décalquage, une écriture qui ne puisse, même un moment, faire songer à la sienne.

Il est impossible qu’on échappe à ce dilemme : ou le traître écrira le bordereau de sa propre écriture naturelle, pour ne pas compliquer sa besogne ; ou s’il la complique et se livre à un travail de décalquage, il n’ira pas choisir de parti pris une écriture qui ressemble même superficiellement à la sienne, car il perd ainsi tout le fruit de son opération.

Aussi, lorsque Esterhazy, dans l’article de la Libre Parole que j’ai cité, dit : « Un hasard fit découvrir à Dreyfus une écriture ayant avec la sienne des similitudes assez sensibles », il fait un raisonnement absurde, car c’est cette écriture qu’entre toutes Dreyfus se serait abstenu de décalquer.


III

Mais voici qui est plus décisif encore. Quand Pierre, écrivant un document compromettant, se sert de l’écriture de Paul et la décalque, c’est pour pouvoir dire, si le document est découvert : « Il n’est pas de moi ; il est de Paul. »

Si Dreyfus avait, pour confectionner le bordereau, décalqué l’écriture d’Esterhazy, c’eût été pour pouvoir dire aux juges : « Vous avez tort de me soupçonner, c’est l’écriture d’un autre, c’est l’écriture d’Esterhazy. »

Cela est si clair, que c’est par ce calcul-là qu’Esterhazy explique le prétendu décalquage fait par Dreyfus. « Il voulait, dit-il, avoir ainsi un répondant, c’est-à-dire un homme sur lequel il pût, au jour du péril, faire retomber la responsabilité du bordereau. »

Mais alors, je le demande à tous les hommes de bon sens, à tous ceux qui sont capables d’une minute de réflexion : Comment se fait-il que Dreyfus se soit laissé condamner sans mettre en cause Esterhazy ?

Quoi, c’est afin de pouvoir rejeter sur un autre, au jour du danger, la charge du bordereau qu’il aurait, selon vous, décalqué l’écriture du bordereau, et quand il est accusé, quand, avec la seule charge légale du bordereau, il est condamné, il ne dit pas un mot qui puisse mettre les juges sur la trace d’Esterhazy !

Il a préparé laborieusement ce moyen de défense, et quand l’heure décisive est venue, il ne s’en sert pas !

Il se laisse traîner en prison, condamner à huis clos, il subit le supplice terrible de la dégradation : il n’aurait qu’un mot à dire pour se sauver et il se tait !

Il se pourvoit en cassation et il se tait !

Il laisse la France entière s’ameuter contre lui ! Il laisse se former contre lui une force terrible de mépris et de haine ; il se laisse emmener à l’île de Ré, puis à l’île du Diable ; il subit les pires tortures, et lui qui, d’après vous, aurait tout calculé pour rejeter le bordereau sur Esterhazy, il n’a pas essayé une minute le système de défense et de diversion qu’à tout hasard il avait minutieusement préparé !

C’est seulement quelques années après, du fond lointain de l’île du Diable qu’il fait jouer le prétendu ressort qu’il avait si ingénieusement monté !

Pourquoi donc a-t-il attendu ? Pourquoi ne s’est-il pas défendu tout de suite ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Il est impossible de répondre, et pour qu’Esterhazy, écrasé par l’identité de son écriture à celle du bordereau, osât imputer à Dreyfus un décalquage dont celui-ci, au moment décisif, n’a point tiré parti pour se défendre, il a fallu qu’Esterhazy comptât sans mesure, sans limite, sur l’imbécillité de notre pays et sur la complicité de l’État-Major, domestiquant pour lui l’opinion jusqu’à la plus basse et la plus niaise crédulité.