Les Preuves/Savants contre experts

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La Petite République (p. 150-155).
SAVANTS CONTRE EXPERTS
I

Elle apparaît par les témoignages de nouveaux experts, au procès Zola. Ces témoignages, produits sous la foi du serment devant la cour d’assises, ont un caractère tout à fait nouveau et décisif.

D’abords ils sont publics ; en second lieu, ils émanent d’hommes d’une compétence hors pair, d’une autorité scientifique indiscutable, et enfin ces hommes sont d’une indépendance absolue.

Si l’esprit chauvin l’exige, je laisse de côté M. Franck, avocat et docteur en droit, parce qu’il est Belge. Je laisse de côté aussi M. Paul Moriaud, professeur de la Faculté de droit de Genève, parce qu’il est Suisse.

Il paraît que M. Zola a manqué de patriotisme en consultant sur l’écriture du bordereau comparée à celle d’Esterhazy des hommes compétents de tous les pays !

Pour nos bons nationalistes, l’expertise en écriture ne compte que si elle est de ce côté de la frontière et en faveur d’Esterhazy. Seuls, les noms bien français de Couard, de Belhomme et de Varinard leur inspirent confiance. Hélas ! hélas !

J’écarte donc les experts étrangers, quoique leur démonstration est été d’une valeur scientifique tout à fait remarquable. Mais quand des hommes comme M. Paul Meyer, membre de l’Institut, professeur au Collège de France et directeur de l’École des Chartes, comme M. Auguste Molinier, professeur de l’École des Chartes, comme M. Louis Havet, membre de l’Institut, professeur au Collège de France et à la Sorbonne, comme M. Giry, membre de l’Institut, professeur à l’École des Chartes et à l’École des Hautes Études, comme M. Émile Molinier, conservateur au musée du Louvre, archiviste paléographe…, quand tous ces hommes, après une consciencieuse étude, viennent affirmer devant le pays que le bordereau est d’Esterhazy, il y a là à coup sûr un grand fait, que j’ose dire décisif.

D’abord entre tous ces hommes, il y a une unanimité. Et qu’on ne dise pas qu’ils devaient tous déposer dans le même sens, étant tous témoins de la défense. Saisis de la question par M. Zola, ils n’ont accepté de l’examiner qu’à la condition de porter devant la cour d’assises le résultat de leurs recherches, quel qu’il fût.

Et tous, dans leur liberté, ils ont conclu de la même façon ; ils ont affirmé sans réserve que le bordereau était d’Esterhazy.


II

Bien mieux, quand la question sera de nouveau étudiée, quand on n’essaiera plus d’étrangler le débat, voici ce que Zola propose : Tous les hommes de France et d’Europe connus par leurs travaux scientifiques dans l’étude des manuscrits et des archives peuvent être consultés, il est certain d’avance, tant l’identité est complète entre l’écriture d’Esterhazy et celle du bordereau, que la réponse de tous sera la même.

Et il n’y aura pas seulement unanimité des savants, on peut dire, s’il était possible de soumettre au peuple même, par de bonnes photographies, le bordereau et les lettres d’Esterhazy, qu’il y aurait unanimité du peuple.

Car avec la ressemblance ou mieux avec l’identité qui existe entre l’écriture du bordereau et celle d’Esterhazy, le premier venu peut se prononcer avec certitude. À ce degré d’évidence, il n’est plus nécessaire qu’on soit graphologue, comme il n’est pas nécessaire d’être physionomiste pour trouver un air de famille à deux jumeaux.

L’État-Major a été si épouvanté de cette unanimité des savants et de la force d’évidence de leur démonstration, qu’il a tenté d’en affaiblir l’effet en disant : « Ces messieurs n’ont pas vu l’original du bordereau, ils n’ont vu que le fac-similé du Matin. »

Et dans son zèle d’avocat d’Esterhazy, le général de Pellieux allait jusqu’à dire : « Toutes les reproductions qui ont été publiées ressemblent à des faux. »

Pitoyable diversion ! Car d’abords la défense, au procès Zola, a insisté violemment pour que l’original même du bordereau fût versé au procès et placé sous les yeux du jury. Le président et l’État-Major s’y sont opposés.

Il est certain que le bordereau aurait été montré si l’on avait pu ainsi confondre Zola.


III

Mais M. Paul Meyer, par son aimable et incisive dialectique, a obligé M. le général de Pellieux à la retraite. Il a démontré que la photographie d’un document, si elle pouvait parfois empâter ou écraser certains traits, n’altérait en rien les caractéristiques de l’écriture, la forme spéciale et distincte des lettres et leur liaison.

Il a demandé à M. le général de Pellieux avec une ironie souriante qui a eu raison de la grosse voix du général :

Si le fac-similé du Matin ne ressemble pas au bordereau, par quel prodige cette reproduction ressemble-t-elle à l’écriture de M. Esterhazy ? Ou bien on a publié, sous le nom de bordereau, et avec le même texte, une pièce qui n’est pas le bordereau, et c’est un faux qu’il faut poursuivre : on ne le fait pas.

Ou bien, si la reproduction photographique est loyale, mais maladroite, comment expliquer que cette dénaturation involontaire du bordereau aboutisse précisément à reproduire l’écriture d’Esterhazy ?

Comment se fait-il qu’Esterhazy lui-même ait d’emblée reconnu sa propre écriture, avec effroi, dans le fac-similé du Matin ?

Et le général de Pellieux, ainsi pressé, sent bien qu’il s’est aventuré au delà du vrai. Il rectifie devant le jury (Procès Zola, tome II, page 50), par ces paroles qui coupent court au débat :

M. le général de Pellieux : Pardon, pardon, je n’abandonne rien ; je dis que j’ai reconnu que le fac-similé du Matin avait une grande similitude avec le bordereau, mais qu’il y avait d’autres pièces publiées par les journaux qui, pour moi, ressemblaient à des faux, et je le maintiens.

Mais il ne s’agit pas des autres pièces. Il s’agit du fac-similé du Matin, sur lequel tous les hommes que je viens de citer ont travaillé et, puisque M. le général de Pellieux, serré de près par M. Paul Meyer, a dû convenir qu’il était exact, la question est close.

Mais qu’en pense M. Alphonse Humbert qui, dans les couloirs de la Chambre, décriait les expertises des savants en disant qu’ils avaient travaillé sur des documents faux ? S’obstinera-t-il à être plus militariste que le général de Pellieux lui-même ?

Qu’en pense aussi MM. Belhomme et Couard qui prétendaient que les travaux faits sur le fac-similé était sans valeur ?

Non ! C’est bien sur des données sérieuses qu’ont travaillé tous ses archivistes, tous ces paléographes, tous ces chercheurs arrivés par l’étude à la renommée, et leur unanimité, fondée sur la plus solide enquête, est décisive. Ils ne sont pas divisés, comme l’ont été les experts du procès Dreyfus, et ils n’opèrent pas à huis clos comme ceux du procès Esterhazy.

Avant de formuler leurs conclusions, ils définissent leurs méthodes, leurs procédés de recherches ; ils ne s’enferment pas comme Bertillon dans une nuée biblique. Ils ne s’enferment pas, comme Belhomme, Varinard et Couard, dans un brouillard de procédure.

C’est au plein jour de l’audience publique, c’est sous le contrôle de la raison générale qu’ils définissent leurs moyens de recherches, leurs preuves, leurs résultats. Et nul ne peut suspecter leur indépendance, puisqu’ils se dressent contre le pouvoir et qu’au risque de blesser les dirigeants, les ministres, les généraux, ils vont où la vérité les appelle et témoignent selon leur conscience.


IV

Je ne puis, bien entendu, entrer ici dans le détail de leurs preuves ; elles sont tout au long dans le compte rendu du procès. De ces détails, je n’en relèverai qu’un ici, parce que je le trouve à la fois caractéristique et tragique.

Qu’on ne s’étonne pas de ce mot. Lorsque Dreyfus fut livré aux enquêteurs et aux experts, à des enquêteurs comme Paty de Clam, à des experts comme Bertillon, il y eut une difficulté : les doubles S.

D’habitude, quand pour écrire les doubles S, on emploie un grand S et un petit, c’est le grand S qui est devant et le petit S derrière.

Les spécialistes ont compulsé des centaines et des centaines d’écritures, sans trouver l’ordre contraire.

Or, par une singularité extraordinaire, dans le bordereau, c’est le petit S qui vient en premier. C’était donc là un trait tout à fait caractéristique.

Vite, on regarde l’écriture de Dreyfus. Lui, il écrit les doubles S selon la méthode commune, le grand S devant.

Voilà donc une particularité tout à fait curieuse, tout à fait rare de l’écriture du bordereau qui ne se retrouve pas dans l’écriture de Dreyfus.

Croyez-vous que nos enquêteurs et experts se troublent pour si peu ? Le génie de Bertillon veillait sur eux. Immédiatement ils disent : « Si Dreyfus a renversé dans le bordereau l’ordre des S, c’est pour dérouter la justice et pour opposer à tout assaut ce moyen de défense. »

Et si l’on s’en souvient, ce double S renversé devient dans le plan militaire du délirant Bertillon une tour, la tour des deux S, du haut de laquelle le traître attend orgueilleusement l’assaillant.

O folie meurtrière !

Mais plus tard, quand on compare l’écriture d’Esterhazy à celle du bordereau, non seulement on retrouve dans l’écriture d’Esterhazy toutes les particularités du bordereau, mais on y trouve encore le même ordre renversé des S.

Oui, dans l’écriture d’Esterhazy, comme dans le bordereau, c’est le petit S qui vient le premier.

Hélas ! pendant ce temps, Dreyfus est au bagne, et de la tour du double S il est passé sans autre cérémonie dans une enceinte fortifiée.