Les Princesses d’Amour/VIII

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Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 121-132).

VIII

AU POIDS DE L’OR


— Sans être très ancienne, cette histoire n’est pas d’aujourd’hui, dit Guitare de Jade ; elle s’est passée au temps où les seigneurs portaient encore des sabres, où le Japon, fermé aux étrangers, gardait jalousement les traditions et le parfum des temps disparus… Il y a trente ou quarante ans, peut-être, Sarcelle de Soie était, comme nous toutes, belle, insoucieuse et esclave ; le soin de sa personne, ses toilettes, ses coiffures, la bonne tenue de sa maison, l’occupaient uniquement. Aucun des hommes qu’elle recevait n’était parvenu à toucher son cœur, jusqu’au jour, où elle rencontra le samouraï Kaïdo. C’était le vassal d’un prince très malheureux, qui avait été vaincu, après de longs combats, par une maison rivale, avait vu ses États envahis, son château dévasté, ses trésors pillés, et s’était enfui, avec sa famille, on ne savait où. La ruine du maître fut, du même coup, naturellement, celle des serviteurs, et le charmant Kaïdo, était très pauvre.

Lorsqu’il vint au Yosi-Wara, il accompagnait un ami, plus fortuné, et était seulement invité au souper. Mais Sarcelle de Soie, touchée au cœur pour la première fois, n’avait de regards que pour lui. Elle improvisa même un outa à son adresse :

« Je ne puis pas dire son nom ; mais, ô bonheur ! il y a ici un jeune homme pour lequel, volontiers, je donnerais ma vie ! »

Kaïdo, très ému, lui aussi, avait bien compris, tout en feignant l’indifférence. Il revint, en secret, et fut l’amant adoré de Sarcelle de Soie. Elle ne voulut pas qu’il restât pauvre ; elle devint âpre au gain, pour être à même de l’enrichir. Elle était passionnément aimée, heureuse, et pleine d’espoir en l’avenir : le jeune samouraï lui avait promis, dès qu’il aurait pu s’assurer une position, de la libérer et de l’épouser. Mais ce ne fut pas cela qui arriva.

Le prince souverain de Satsouma, vit la belle oïran et s’en éprit follement. Il déclara, qu’il la voulait mettre au rang de ses épouses, et qu’il était prêt à payer ce qu’on exigerait.

Cette nouvelle, jeta les deux amants dans le désespoir : c’était la fin de leur amour, la séparation éternelle. Le prince de Satsouma était trop puissant, pour que l’on pût songer à lui résister : ils étaient bien perdus.

Cependant, Sarcelle de Soie, essayant de lutter, eut l’idée de demander, pour son rachat, une somme extravagante : elle déclara, qu’elle ne suivrait le prince, qu’à la condition qu’il la payât son poids d’or. Le seigneur de Satsouma, qui était un seigneur comme il n’y en a plus, ne fit aucune objection. Il ordonna de construire des balances, et fixa le jour du départ.

Ce jour venu, Sarcelle de Soie, consternée, se mit dans la balance, en priant le ciel que le poids de son chagrin la rendît plus lourde que du plomb. Elle avait rempli ses manches de pierres, et de toutes sortes d’objets pesants ; mais le prince, impassible, faisait entasser l’or sur l’autre plateau, et bientôt, Sarcelle de Soie, cramponnée aux cordes, fut enlevée très haut. Elle ne s’appartenait plus.

Il fallut partir, et dévorer ses larmes. Un cortège magnifique, la conduisit du Yosi-Wara jusqu’au port, où une belle jonque, toute pavoisée des bannières du prince, l’attendait.

Les yeux troublés de pleurs, Sarcelle de Soie vit s’éloigner le rivage, disparaître la ville, où son cœur était resté. Elle ne pouvait croire que tout fût fini ainsi, que Kaïdo ne tentât rien, pour l’apercevoir, au moins, une dernière fois.

Une barque s’était détachée du rivage, légère et rapide ; sa voile gonflée, elle volait sur la mer, approchant très vite du lourd et majestueux navire. La pauvre amante, regardait de toutes ses forces cette barque : c’était lui qui la conduisait, elle en était sûre. Mais le prince s’était approché, une coupe de saké à la main.

— Ma princesse, dit-il, buvez à nos amours.

Déjà elle distinguait le pâle visage de Kaïdo ; la barque était toute proche, l’amant lui tendait les bras. Alors, elle comprit ce qu’il voulait d’elle. Elle vida la coupe d’un trait.

— À toi, Kaïdo cria-t-elle.

Et elle s’élança dans la mer…

— Mourir pour celui qu’on aime, cela me paraît aussi simple que de respirer, dit Jeune Saule, celle qui ressemblait à une idole ; ce qui, à mon avis, est le plus terrible, c’est de supporter le désespoir, d’avoir la force de vivre, avec le cœur desséché, pour réaliser quelque secret dessein, ou obéir à un mort chéri. À cause de cela, l’histoire de la Princesse Inconnue est celle qui revient le plus souvent dans mon esprit, et alors ma gorge se serre, je respire avec peine, et je me retiens de pleurer.

— Vous avez toujours refusé de nous confier cette aventure, que vous êtes seule à savoir, dit Ko-Mourasaki non sans amertume, le mystère qui enveloppe celle que l’on a surnommée la Princesse Inconnue, préoccupe toutes les oïrans du Yosi-Wara, et a fait travailler toutes les têtes. À mesure que le temps s’écoule, cela s’apaise un peu ; l’éloignement tend ses voiles, et l’oubli les double ; cependant, ils sont encore assez légers pour que le moindre souffle de souvenir les écarte et découvre, aussi vif qu’aux premiers jours, l’intérêt qu’inspire cette histoire, jamais contée.

— Puisque Vaca-Yanaghi en a parlé la première, dit Guitare-de-Jade, elle nous doit l’histoire de la Princesse Inconnue. On ne remet pas l’or dans sa manche, après l’avoir montré aux mendiants.

— Que notre reine ordonne, puisqu’elle est toute-puissante, dit Petit-Papillon ; qu’elle vienne en aide à la curiosité de ses sujettes.

L’Oiseau-Fleur se tourna en souriant vers Jeune Saule, dont l’impassible et blême visage aux yeux demi-clos, ressemblait plus que jamais à la face d’albâtre d’une Idole.

— J’avoue avoir bien souvent rêvé à cette mystérieuse princesse, lui dit-elle, et ma curiosité royale, se joint à celle de mon peuple.

— Mon intention était de vous dire l’histoire, répondit Jeune Saule, seule la grande jeunesse de Ko-Tsio, me fait hésiter, car je dois vous demander le serment, de ne rien répéter des choses que je vais vous révéler ; et pourra-t-elle tenir sa promesse, presque encore enfant, comme elle l’est ?

Ainsi que se dresse le serpent lové sur lui-même au milieu du cercle soyeux de ses robes, Petit Papillon se leva, les yeux pleins de colère.

— L’enfant qui, plus tôt que d’autres, a mérité le grade d’oïran, dit-elle d’une voix frémissante, avait sans doute des qualités, que des femmes, moins favorisées, ont mis plus longtemps à acquérir.

Elle était charmante, dans son attitude de défi, avec le grand disque d’or, formé par son peigne, derrière sa nuque. Les courtisanes, étendues sur les nattes, de bas en haut, l’admiraient en souriant.

Seule l’Idole, toujours impassible, ne levait pas la tête.

— Ne vous fâchez pas, Ko-Tsio, dit-elle, la jeune tige, plus belle que la branche faite, ne s’irrite pas d’être fragile. Il y a des remords dans mon inquiétude : celui de qui je tiens l’histoire mystérieuse, a, par faiblesse pour moi, trahi le secret ; et, vous voyez, je vais le trahir aussi, par amitié pour vous, moi qui suis la fleur éclose et non plus le gracieux bouton.

— Voulez-vous que je me retire ? demanda Petit Papillon.

— Je voulais faire résonner un peu plus fort, en votre mémoire, la gravité du serment ; maintenant je suis tranquille, dit Jeune Saule.

— Merci moi qui crains la mort, je jure que je veux mourir, si je ne suis fidèle.

Et d’un mouvement brusque et souple, Petit Papillon s’abaissa de nouveau dans le moutonnement de ses robes.

— Nous vous écoutons, Vaca-Yanaghi dit l’Oiseau-Fleur.

— Qu’on éloigne les kamélos, dit Jeune Saule.

Et, seulement quand toutes les jeunes suivantes eurent disparu, par l’entrebâillement d’un panneau que la dernière referma sur elle, elle commença.