Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/024

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 36-37).
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XXIV

Il est minuit. Des gens grelottent et des enfants gémissent sur le quai de la gare. Le train arrive à l’heure normale des temps de rentrée, c’est-à-dire cinquante minutes après l’heure ordinaire. À peine les freins ont-ils fini de grincer que les voyageurs s’élancent à l’assaut et courent le long des couloirs. Ici, de joyeux camelots qui vident des litres et chantent ; plus loin, dans la nuit, une famille entassée ronfle, soupire et grogne. Partout, c’est le même mot : « Complet. »

Après dix bonnes minutes de recherches, après avoir rallumé les quinquets et compté les voyageurs, après avoir remué les paquets et tassé des enfants sur leur mère, le père a casé ici et là les morceaux de sa famille, et s’efforce de partager entre eux les châles, les couvertures, le pain, le chocolat et le biberon, pendant que le train siffle. C’est une sombre histoire dont ils parleront longtemps.

Eh bien, voyez comme les hommes entendent la justice ! Voilà une famille qui a des droits inscrits sur le billet de bains de mer. Les autres voyageurs n’ont pas à se plaindre, ils ont ce qu’ils ont payé, à savoir une place. Mais presque tous, on pourrait dire tous, en veulent deux, trois, autant qu’ils pourront en accaparer par ruse et mensonge. Le rêve de chacun, c’est d’avoir un compartiment pour lui tout seul, par tous les moyens ; et, s’il y réussit, il s’en vante, c’est une bonne histoire à raconter. L’un dispose des paquets et des couvertures en forme de voyageurs endormis. Un autre barre le chemin et lance des nuages de fumée. On voit bien là comment se forment les nations. Les voyageurs déjà installés dans un même compartiment sont alliés ; ceux qui arrivent sont pour eux des ennemis ; mais, s’ils s’installent, alors ils deviennent des alliés contre de nouveaux arrivants ; et, presque tout de suite, ils font aux autres ce qu’ils ne voulaient pas qu’on leur fît tout à l’heure ; ils dissimulent les places libres et mentent avec sérénité.

Prêchez donc la justice, alors que dans une circonstance de ce genre, des hommes qui passent pour honnêtes, et sont sans doute charitables, n’hésitent pas, pour se conserver un petit plaisir, à imposer une grande peine à leurs semblables. Au cours des voyages que j’ai pu faire, je n’ai jamais rencontré un homme qui applique la maxime évangélique, et qui, se mettant à la portière, annonce : « trois places libres par ici. » Du reste il serait méprisé.