Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/025

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 37-39).
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XXV

Le plus profond de la pensée de Victor Hugo, et le plus beau de ses poèmes, je le trouve dans la première partie des « Misérables ». Ce saint évêque Bienvenu fait un grand miracle, et sans Dieu, seulement par courage et force du jugement. J’ai relu ces pages bien des fois, sans en toucher le fond ; aucun système ne m’a autant instruit ; toute la morale y est, oui, tout le bien du monde en ces images simples et fortes, frappantes, directes. Le christianisme à son automne y donne son fruit. Ne cherchez pas autour, mais dedans. La foi et le miracle y sont. C’est le seul écrit qui passe Marc-Aurèle.

De tous ces académiciens et gens de lettres, je n’attendais rien de bon. Ils ont tenu ce qu’ils pouvaient promettre. Toujours louer le rhéteur, l’amplificateur. Mais dans Hugo, c’est toujours l’Idée qui marche la première. Non pas toujours claire, mais toujours présente. L’apparence de rhétorique qu’il fait voir quelquefois vient de ce qu’il ne peut exprimer l’idée ; c’est tout le contraire de la rhétorique qui n’a rien à dire. Du moins, dans les pages auxquelles je pense, l’idée est au plein jour. Jean Valjean a trouvé la porte ouverte, la soupe et le lit. Il vole, il se sauve, il est repris. « Tout cela est à vous, dit l’évêque ; je vous l’avais donné. Ne l’avez-vous point dit ? » Voilà le premier mouvement. Mais la réflexion suit, et court après l’action, frappant plus juste encore : « Souvenez-vous que vous m’avez promis d’être un honnête homme. » Jean Valjean tombe dans une rêverie sans paroles. On le retrouve le lendemain, immobile, presque terrible, tenant sous son pied les deux sous du petit ramoneur qui chantait et qui pleure. Son pied est encore voleur. Tout y est donc, même la récidive.

La guerre ne peut terminer la guerre, car la vengeance ressemble trop à la justice. Il n’y a qu’un parti, jeter les armes, toutes les armes. Mais on n’ose point. Ici est la laideur de la guerre ; j’y vois trop de peur. Dans les grandes choses et dans les petites. Voici un nuage dans l’amitié, et aussitôt tu observes ton frère, tu l’attends ; tu pèses son amitié au lieu de montrer la tienne. « Mérite-t-il ? » Mais tu n’as qu’à pardonner, il méritera. Il faut donner d’abord, et absolument donner ; il faut croire. Mais communément on donne tout, excepté ce qu’il faudrait donner. Je n’ai vu que des pardons par faiblesse ou fatigue, même aux enfants les plus follement aimés. On leur donne tout, excepté le jugement sincère qui efface. C’est ce qui fait voir que l’amour est encore bien loin de la charité. L’amour dit bien : « tu es pardonné » ; mais l’amour ne dit jamais : « tu es digne du pardon, je ne te donne rien, je sais que tu es bon ». Et à un voleur, à un menteur, à un insulteur. Et sincèrement. Car il faut le croire ; sans cela ce n’est jamais vrai. La plus petite défiance gâte tout. Vous dites « pardon » mais il lit « condamnation ». Et son visage répond aussi, et condamne. Ainsi paix ne vaut pas mieux que guerre. « Pardonnez à vos ennemis », c’est mal dit. Non. Mais savoir qu’il n’y a point d’ennemis. Il y a quelque chose de meilleur que d’avoir pitié des malheureux, c’est de les penser heureux ; quelque chose de meilleur que de soigner les malades, c’est de les savoir guéris ; quelque chose de meilleur que d’oublier l’offense, c’est de savoir de science certaine qu’il n’y a point d’offense. Et cette révélation, aussi consolation, est la vérité du repentir.