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Les Quatre Évangiles (Crampon 1864)/Jean/13

La bibliothèque libre.
Traduction par Augustin Crampon.
Tolra et Haton (p. 479-484).
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saint Jean


CHAPITRE XIII


DERNIÈRE CÈNE ; LAVEMENT DES PIEDS. — TRAHISON DE JUDAS PRÉDITE. — COMMANDEMENT NOUVEAU. — JÉSUS PRÉDIT A PIERRE SON TRIPLE RENONCEMENT.


Avant le jour de la Pàque[1], Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père, comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin[2]. Et quand se fit le souper[3], lorsque déjà le diable avait mis dans le cœur de Judas, fils de Simon Iscariote, de le trahir, Jésus, sachant que son Père avait tout remis entre ses mains[4], et qu’il était sorti de Dieu[5] et s’en retournait à Dieu[6], se leva[7] de table, déposa son manteau, et ayant pris un linge, il se ceignit. Ensuite il mit de l’eau dans un bassin et commença à laver les pieds de ses disciples, et à les essuyer avec le linge dont il était ceint. Il vint donc à Simon-Pierre[8] ; et Pierre lui dit : Quoi, vous, Seigneur, vous me lavez les pieds ? Jésus lui répondit : Ce que je fais[9], tu ne le sais pas maintenant, mais tu le sauras plus tard. Pierre lui dit : Jamais vous ne me laverez les pieds. Jésus lui répondit : Si je ne te lave[10], tu n’auras point de part avec moi. Simon Pierre lui dit : Seigneur, non-seulement les pieds, mais encore les mains et la tête. Jésus lui dit : Celui que le bain a déjà purifié n’a besoin que de laver ses pieds ; il est pur dans tout son corps[11]. Et vous aussi, vous êtes purs, mais non pas tous. Car il savait qui était celui qui le trahirait ; c’est pourquoi il dit : Vous n’êtes pas tous purs. Après qu’il leur eut lavé les pieds et qu’il eut pris son manteau, s’étant remis à table, il leur dit : Comprenez-vous ce que je vous ai fait[12] ? Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres[13]. Car je vous ai donné l’exemple, afin que, comme je vous ai fait, vous fassiez aussi[14]. En vérité, en vérité, je vous le dis, le serviteur n’est pas plus grand que son Maître, ni l’apôtre plus grand que celui qui l’a envoyé. Si vous comprenez ces choses, vous serez heureux en les pratiquant. Je ne dis pas ceci[15] de vous tous, je connais ceux que j’ai choisis ; mais il faut que cette parole de l’Écriture s’accomplisse[16] : « Celui qui mange le pain avec moi, lèvera le pied contre moi[17]. » Je vous le dis dès maintenant, avant que la chose n’arrive, afin que, lorsqu’elle sera arrivée, vous croyiez à ce que je suis. En vérité, en vérité, je vous le dis : Quiconque reçoit celui que j’aurai envoyé, me reçoit, et quiconque me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé[18].

Lorsqu’il eut dit ces choses, Jésus se troubla en son esprit ; et il parla ouvertement, et dit : En vérité, en vérité, je vous le dis, un de vous me trahira[19]. Les disciples donc se regardaient l’un l’autre, incertains de qui il parlait. Or, un des disciples était couché sur le sein de Jésus, celui que Jésus aimait[20]. Simon Pierre lui fit signe et lui dit[21] : Qui est celui dont il parle ? C’est pourquoi ce disciple, s’étant penché sur le sein de Jésus, lui dit[22] : Seigneur, qui est-ce ? Jésus lui répondit : C’est celui à qui je présenterai du pain trempé. Et ayant trempé du pain[23], il le donna à Judas Iscariote, fils de Simon. Et à la suite de ce morceau Satan entra en lui[24] ; et Jésus lui dit : Ce que tu fais, fais-le vite[25]. Aucun de ceux qui étaient à table ne comprit pourquoi il lui disait cela. Car quelques-uns pensaient que Judas ayant la bourse, Jésus lui avait dit : Achète ce dont nous avons besoin pour la fête, ou : Donne quelque chose aux pauvres. Judas ayant donc pris le morceau de pain, sortit aussitôt[26]. Or il était nuit[27].

Lorsqu’il fut sorti, Jésus dit : Maintenant le Fils de l’homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié en lui[28]. Si Dieu a été glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera en lui-même[29], et bientôt il le glorifiera. Mes petits enfants[30], je ne suis plus avec vous que pour un peu de temps. Vous me chercherez, et, comme j’ai dit aux Juifs : Où je vais, vous ne pouvez venir, je vous le dis aussi maintenant. Je vous donne un commandement nouveau, c’est de vous aimer les uns les autres, et, comme je vous ai aimés, de vous aimer aussi les uns les autres[31]. En cela tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres.

36 Simon Pierre lui dit : Seigneur, où allez-vous ? Jésus répondit : Où je vais[32], tu ne peux me suivre à présent ; mais tu me suivras un jour. Pierre lui dit : Pourquoi ne puis-je pas vous suivre à présent ? Je donnerai ma vie pour vous. Jésus lui répondit : Tu donneras ta vie pour moi ? En vérité, en vérité, je te le dis, le coq ne chantera point que tu ne m’aies renié trois fois.

  1. Le jeudi 17 mars, après le coucher du soleil, par conséquent le 15 Nisan, premier jour des azymes, étant déjà commencé. Saint Jean dit néanmoins : avant le jour (en gr. la fête) de la Pâque, parce que, écrivant de longues années après l’événement et s’adressant surtout aux Grecs, il compte les jours à la manière, non des Juifs, mais des Grecs et des Romains. Notre-Seigneur mangea donc l’agneau pascal le même jour que les Juifs, comme le disent les synoptiques. Patrizzi, Dollinger, Schegg, etc.
  2. De sa vie, dit saint Cyrille ; jusqu’au plus haut degré de l’amour, disent saint Chrysostome et le P. Patrizzi, qui entendent ces derniers mots de l’institution de l’Eucharistie, racontée par les synoptiques, et pour cette raison omise par saint Jean.
  3. Se fit, eut lieu, l’heure du repas pascal étant venue. D’autres : fut fait, c’est-à-dire fut achevé, après le souper. Ce dernier sens s’accorde moins avec le grec ; d’ailleurs, outre qu’il est peu naturel de placer le lavement des pieds après le repas pascal, les vers. 12 et 26 supposent que le souper n’était pas fini ; enfin la première explication se prête à un système plus facile d’harmonie entre saint Jean et les synoptiques. Voir Cène pascale dans le Vocabulaire.
  4. Tout, c’est-à-dire le pouvoir de donner la vie aux hommes, de juger le monde, etc. Comp. Matth. xi, 27 ; xxviii, 18. Bossuet : Quoique la toute-puissance dans le ciel et sur la terre appartînt naturellement au Fils, parce que dès le commencement il était Dieu, néanmoins elle lui venait du Père, qui, la lui ayant donnée par son éternelle naissance, la lui donnait d’une façon particulière au temps de la passion ; Jésus-Christ l’acquit alors par son sang, et eut à titre d’achat et d’acquisition ce qu’il avait déjà naturellement et par le droit de sa naissance.
  5. « Comme la pensée sort de l’esprit en y demeurant toujours… sorti par conséquent comme un autre lui-même, comme son Fils, de même nature que lui, Dieu comme lui, mais un même Dieu avec lui, un même Dieu que lui, parce qu’il ne sort pas par l’effusion d’une partie de sa substance, mais il sort de toute sa substance, qui ne souffre ni division, ni partage : de sorte que sa substance, sa vie, sa divinité, lui est communiquée tout entière, lui est commune avec le Père, à qui il ne reste rien de propre et de particulier que d’être Père, comme il ne reste à la source que d’être source, tout le reste, pour ainsi parler, passant tout entier dans le ruisseau. Bossuet.
  6. Par son ascension glorieuse. — Quoique Jésus-Christ sût bien qu’il était le Fils de Dieu, il voulut néanmoins remplir auprès de ses disciples l’humble ministère décrit dans les vers. suiv. Ce récit vif et plein de détails suppose un témoin oculaire.
  7. Lors de la sortie d’Égypte, les Israélites mangèrent la Pâque debout, un bâton à la main. Mais la tradition juive nous apprend que plus tard ils prirent le repas pascal, comme les autres repas, couchés sur des lits ou divans.
  8. Le premier.
  9. La raison ou la signification de ce que je veux faire.
  10. Si tu ne m’obéis. Ad. Maier : Si tu ne reçois pas la leçon d’humilité que je veux te donner par cette action.
  11. Locution proverbiale empruntée à la coutume des anciens de se baigner avant de venir à un festin ; il ne leur restait plus, en arrivant chez leur hôte, qu’à faire laver par des esclaves leurs pieds salis peut-être par la poussière du chemin, afin de ne pas souiller les riches divans sur lesquels ils s’étendaient autour de la table. Sens, selon D. Calmet et Ad. Maier : Notre-Seigneur considère la pureté du corps comme un symbole de la pureté de l’âme, comme s’il disait : De même vous, mes disciples, vos rapports avec moi, la réception de ma doctrine, la foi en moi comme Fils de Dieu, le baptême vous ont rendus purs, et vous n’avez plus besoin d’autre chose que de l’humilité, figurée par le lavement des pieds.
  12. Ce que signifie cette action.
  13. Vous rendre les services les plus humbles.
  14. C’est en souvenir de cet exemple que chaque année, le jeudi saint, les évêques lavent les pieds à douze pauvres. Le même usage se pratique dans les couvents ; et l’on a vu des princes catholiques remplir aussi, le même jour, cet humble office envers des pauvres vieillards, à qui ils donnaient ensuite un repas et des aumônes.
  15. Ceci, savoir, que vous serez heureux.
  16. Mais. Corn. Lapierre : J’ai néanmoins choisi le traître Judas, afin que l’Écriture s’accomplisse. D’autres : Je pourrais donc déjouer les desseins de Judas ; mais il faut, etc.
  17. Citation libre du Ps. xl, 10, où David figure le Messie, et Achitophet le traître Judas.
  18. Ce vers. se rattache au vers. 16. Les apôtres doivent être humbles, mais pleins de courage, car quiconque les reçoit, c’est-à-dire leur donne l’hospitalité, etc. Saint Cyrille entend ces paroles dans le sens de ce qui est dit plus haut (v. 23) : Celui qui honore le Fils, honore le Père, etc., et y voit un avertissement indirect adressé à Judas, pour le détourner de consommer son crime.
  19. Se troubla, à cause de la peine que lui causait la trahison de Judas. Cette prédiction correspond-elle à Matth. xxvi, 21, et Marc xiv, 18, ou à Luc xxii, 21 ? Faut-il la placer avant ou après l’institution de l’Eucharistie ? Voy. Cène pascale dans le Vocabulaire.
  20. Que cette périphrase désigne l’évangéliste saint Jean, c’est le témoignage unanime de toute la tradition. Chaque divan recevait trois convives, étendus les jambes en arrière et appuyés sur le coude gauche. La place du milieu, la plus honorable, était occupée par Notre-Seigneur ; saint Pierre venait ensuite, à sa gauche, et saint Jean, le troisième, à sa droite, n’ayant par conséquent qu’un mouvement à faire pour appuyer la tête sur la poitrine de Jésus.
  21. Lui demanda par ce signe. En grec, fit signe à celui-ci de s’informer auprès de Jésus quel serait celui dont il parlait. Notre-Seigneur, qui présentait le dos à saint Pierre, ne vit pas ce signe.
  22. A voix basse.
  23. Dans le brouet composé de fruits cuits dans du vin. Voy. Cène pascale dans le Vocabulaire.
  24. Avec toute sa méchanceté. Le misérable, se voyant découvert, n’en devint que plus furieux.
  25. Corn. Lapierre : Car je désire ardemment mourir pour le salut du monde ; Ad. Maier : L’idée principale est dans le mot vite ; Notre-Seigneur veut éloigner au plus tôt le traître de sa sainte compagnie.
  26. Avait-il communié ? A peu d’exceptions près, toute la tradition répond unanimement. Voy. la note du vers. 2, et le mot Cène pascale dans le Vocabulaire.
  27. La nuit était commencée.
  28. A été, prétérit prophétique pour sera bientôt glorifié, par sa mort sur la croix, suivie de la résurrection et de l’ascension. — Par lui : ma mort manifestera aux hommes son amour, sa sainteté et sa justice (Ad. Maier). Saint Cyrille et saint Chrysostome : La divinité du Fils, aujourd’hui cachée, se révélera au moment de sa mort par des miracles, l’obscurcissement du soleil, le tremblement de terre, etc.
  29. En associant dans le ciel à sa propre gloire son Fils, Dieu-Homme. Saint Cyrille et saint Chrysostome : Quand ma divinité se sera révélée à l’heure de ma mort, moi, le Fils de Dieu, je glorifierai mon humanité, en la ressuscitant et en la faisant monter au ciel.
  30. C’est-à-dire mes bien-aimés.
  31. L’Ancien Testament disait : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Lévit. xix, 18. L’amour de soi était donc la mesure de l’amour du prochain. Mais le type et la règle de la charité chrétienne, c’est l’amour même que Jésus a eu pour les hommes, un amour généreux, désintéressé, qui affronte le mépris et la souffrance, et va jusqu’à donner sa vie. C’est donc là un commandement nouveau, si l’on considère la mesure et le degré de charité.
  32. A la mort.