Les Quatre Saisons (Merrill)/À la tisseuse

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Les Quatre SaisonsSociété du Mercure de France (p. 159-162).

À LA TISSEUSE

Humble tisseuse de toile derrière la fenêtre qui rougeoie,
Cette nuit de lune, dans le village silencieux des montagnes,
Je te salue, ô sœur insensible à la foi
Qui me force à partir vers la ville aux mille bagnes.

Là-bas des mains de meurtre se crispent dans les ténèbres,
Et des yeux désespères luisent au bord des fleuves,
Et la haine hurle au passage des charrois funèbres
Où les drapeaux de deuil au poing des pauvres s’émeuvent.


Ici c’est la paix. La brise même n’agite plus les trembles ;
Le chien au collier de clous n’aboie pas après le vagabond ;
Les enfants dorment aux bras des vieilles gens. Il semble
Que Dieu seul respire dans le silence des maisons.

Parmi toutes, tu es élue pour la vigile, ô sœur des cimes,
Et pâle sous ta coiffe ailée, dans le cadre rouge de la fenêtre,
Tu tisses la toile, de ton geste qui déjoue les crimes,
Pour les linceuls de la mort ou les langes de l’être.

Tisse le bonheur, tisse le malheur, qu’importe ?
Tu as vu passer les printemps roses et les blancs hivers
Qui jonchèrent de pétales ou de flocons ta porte,
Et tu accueilleras demain comme tu congédias hier.

Tu ne sais qu’une chose : que tu travailles pour Dieu
Et que tu iras à l’église le supplier dimanche,
Quand la cloche tintera légère vers les cieux,
Pour que ton fil soit fin et que ta toile soit blanche.


Et maintenant, ayant fini la tâche d’aujourd’hui,
Tu fais sur ton métier le signe de la croix,
Et tirant les rideaux de ta fenêtre sur la nuit,
Tu emportes vers ton lit la lampe qui décroît.

Étoiles de cette heure de remords, vous m’avez vu tomber,
De toute la faiblesse de ma chair, à genoux
Devant la maison sainte où j’entendais chanter
Des anges remuant de la lumière parmi nous.

Car toi seule peut-être, ô travailleuse des destinées,
Connais le mot secret que Dieu souffla au monde,
Et voici qu’à ton image mes mains obstinées
Font le signe de la croix contre le Doute qui gronde,

Le Doute qui me retient dans la paix de ce village,
Parmi les montagnes bleues que fleurissent les étoiles,
Auprès de ton seuil où les ménagères sages
Achèteront demain, vers l’aube, leurs aunes de toile.


Adieu, ô sœur qui restes sourde à ma parole !
La route est longue qui se déroule vers le pays d’exil.
Mais grâce à toi j’irai plus fort vers les fous et les folles
Qui se blasphèment eux-mêmes dans les mauvaises villes.

Prie pour moi qui pars avec si peu d’espoir
Tisser selon ma force, sur la trame de la vie,
Des rêves de joie et des visions de victoire
Au fond des cités noires dont le ciel est banni.

Prie pour moi ! prie pour tous ! On a peur dans la nuit,
Et si ta prière ne peuplait d’anges la solitude féconde,
Il pourrait me sembler, sur cette route où je fuis,
Que Dieu lui-même a oublié notre monde.