Les Quatre Saisons (Merrill)/Les Poings à la porte

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Les Quatre SaisonsSociété du Mercure de France (p. 206-210).

LES POINGS À LA PORTE

La neige, comme le regret qu’on a pour une morte,
Assourdit sur la route tous les bruits de la vie.
À peine la brise parfois soulève-t-elle
Les linceuls du souvenir dans le jardin où gèle
L’eau lourde des fontaines. C’est l’heure du silence
Où les chiens ont cessé de hurler à la nuit
Au fond des fermes dont nulle fenêtre ne luit.
Et les dernières fileuses du village sont couchées,
Chastes et s’étant dévêtues devant la Vierge Marie,
Après avoir prié pour leurs légers péchés.


Ici la lampe baisse avec mon espérance.
Je veille seul parmi les esclaves du sommeil,
Et j’ose à peine penser au prochain soleil,
Tant je me sens mourir à force de souffrance.
Sur le mur reluisent une épée et une lance,
Armes vaines à ma main que le rêve a faiblie ;
La coupe est vide où je bus un passager oubli,
Quand la neige n’étouffait pas la mémoire des années ;
Et l’horloge s’est tue à force d’avoir sonné
Le passage des heures à mon indifférence.

Entends-tu tous ces poings qui frappent à la porte ?

Ce sont peut-être, chantant à voix forte,
Les amis qui ont quitté, la lanterne à la main,
Pour venir voir celui qui veille sur les livres,
L’auberge aux chambres chaudes du village voisin.
Leurs houppelandes doivent être blanches de givre
Comme celles des bergers à l’aube de Noël,
Et dans leurs bras ils doivent porter des branches de houx

Pour en verdir, dans cette saison des loups,
Ma fenêtre aux volets clos et mon seuil jaloux
Dont j’ai banni la Folie qui me fut trop belle.

Si ce sont les amis, je n’ouvrirai pas
La porte de ma paix au tumulte de leurs pas.
Car, ô mon âme, tu es lasse des chants et des danses
Et du rire des violons parmi les ténèbres ;
Il est l’heure de prier près de la cendre funèbre
Où le cri nocturne du grillon commence.
Laisse donc s’éloigner toute cette joie futile
Qui trépigne des pieds et agite les mains
Dans la neige. Le silence et la solitude soient-ils
À celui qui rêve seul aux destins de demain !

Entends-tu tous ces poings qui frappent à la porte ?

Ce sont peut-être, rôdant de male sorte,
Pieds nus dans leurs sabots, couteau clair au poing,

Les vagabonds au chapeau rabattu sur les yeux
Qui attendent le voyageur hésitant au coin
De la forêt où des croix marquent les mauvais lieux.
Ils viennent quémander, quand le soleil est loin,
La miche de pain rassis et le pichet de vin sur
À la femme furtive et au vieillard lourd
Qui écoutent, sans oser crier au secours,
Leur haleine qui souffle au trou de la serrure.

Si ce sont eux, je rallumerai la flamme du foyer
Pour que s’y chauffent les pauvres que personne n’a choyés,
Et la porte ouverte à leur soif et à leur faim,
Je leur verserai le vin et je leur briserai le pain
Jusqu’à ce que les huches soient vides et les verres pleins.
Puis je leur dirai : « Allez et laissez à sa paix
Celui qui a eu pitié de vous et qui pleure
Sur le destin des vôtres qu’un Dieu fou a frappés ;
Et si vous m’aimez un peu pour ce peu de bonheur,
Laissez sur mon seuil, au printemps, quelques fleurs. »

Entends-tu tous ces poings qui frappent à la porte ?


C’est peut-être Celui qui vient vêtu de blanc,
Suivi comme un pasteur par l’innombrable cohorte
Des estropiés, des malades, des fous et des enfants,
Me sommer de le suivre sur la route sans fin
Vers les villes qu’on ne voit pas encore à l’horizon.
Il fait dans la nuit le geste immense du pardon
En ouvrant vers le ciel le double éclair de ses mains,
Et l’on ne sait si ceux qui baisent sa robe de lin
Chantent de toutes leurs voix ou pleurent de tous leurs yeux,
Tant leurs regards sont tristes et leurs hymnes joyeux.

Si c’est lui, je prendrai le bâton de voyage,
La coupe pour ma soif, la besace pour ma faim,
Et confondant dans la neige mes pas de pèlerin
Avec ceux des multitudes sans nombre et sans âge
Qui suivent le Rédempteur vers des destins meilleurs,
J’irai, heureux enfin de croire à mon âme,
Sous le signe céleste de ténèbres et de flammes
Qui annonce la mort ou la vie aux veilleurs,
Détruire, pour les rebâtir, les remparts trop vieux
Où se déferleront demain les étendards de Dieu !

Entends-tu tous ces poings qui frappent à la porte ?