Les Quatre Vents de l’esprit/Le Livre lyrique/À J. de S…, laboureur à Yvetot

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L

À J. DE S…, LABOUREUR À YVETOT
(mi-carême de 18..)



I


Roi d’Yvetot, mon camarade,
Je te dis : — Salut ! il fait beau ! —
Comme Racan à Benserade,
Et comme Arioste à Bembo.

En famille chez toi l’on soupe ;
Ta médiocrité te plaît ;
La gaîté sainte est la soucoupe
De la tasse où tu bois ton lait.

On nous prêche ici la tristesse.
Sanchez dresse procès-verbal
De ce que la folle Lutèce
Va, fort décolletée, au bal.

Il nous pleut des sermons sans nombre,
Très funèbres, point variés ;
Mais vous êtes là-bas dans l’ombre
Quelques sages qui souriez.

L’intolérance aux rois s’appuie,
Nous frappant de leur droit divin,
Pendant qu’avril déjà ressuie
Les églantiers dans ton ravin.

Un quadrille est presque une émeute.
L’essaim des cloîtres nous poursuit ;

Nos bals sont mordus par la meute
De tous ces dogues de la nuit.



II


Est-ce que les brumes augmentent ?
L’homme est de raison indigent
S’il se livre à ces clercs qui chantent
Au Dieu juste un hymne outrageant.

Il faut être de bonne pâte
Pour se figurer que les rois
Sont sacrés, et que Dieu se hâte
Au moindre appel de leurs beffrois ;

Et qu’il dit, laissant ses affaires,
Les cieux, l’abîme à diriger,
L’ombre et la conduite des sphères :
— Diantre ! Tibère est en danger !

Être l’homme, et suivre la buse !
Croire, après un sermon peu neuf,
Que Dieu n’est qu’un porte-arquebuse
Debout derrière Charles neuf !

Il faut être inepte, ô Voltaire,
Pour dire : c’est vrai, l’élément
Et l’astre aperçoivent sur terre
Louis quinze distinctement.

Il faut être naïf pour croire
Que Dieu se plaît à châtier,
Et qu’Iblis, la grande âme noire,
Aidé par un arbre fruitier,

Invente la place de Grève,
Les pédants, le code civil,

Parce qu’Adam mord après Ève
Dans une pomme de calvil.

Quand on peut croire aux lys, aux roses,
À l’aurore, il est enfantin
De croire à cent romans moroses
Mal traduits du grec en latin.

Il faut être un âne à la lettre
Pour rêver Diderot puni,
Pour damner Kant, et pour admettre
Que Dieu, l’aïeul de l’infini,

Ne s’occupe, en sa gloire énorme,
Sans cesse, hier comme demain,
Qu’à faire le procès en forme
À tout ce pauvre genre humain ;

Et que sa clémence est à l’aise
Dans le hurlement des maudits,
Et dans le cri d’une fournaise
Couvrant le chant du paradis.



III


Depuis six mille ans on invente,
On suppose, on effraie, on ment,
Malgré la lumière vivante
Du vénérable firmament.

Le faux ciel que sur nous on penche
Est de chimères pluvieux ;
Le mensonge a la barbe blanche ;
L’homme est enfant, le conte est vieux.

La loi devient l’hiéroglyphe ;
Toujours l’ombre au jour succéda ;

Moïse, hélas, produit Caïphe,
Christ engendre Torquemada.

Quel néant l’homme a sur sa table !
Rien fait mettre un monde à genoux.
Le temple est un lieu redoutable
Où le sage enfante des fous.

Les religions sont des gouffres ;
À leur surface on voit un mont,
L’erreur, puis de grands lacs de soufres,
Puis de l’ombre, et Dieu triste au fond.

Non, non, ce n’est pas pour le jeûne,
Le cilice et les bras en croix,
Que Jacques est beau, qu’Agnès est jeune,
Que l’alouette chante aux bois !

Le diable et son soufflet de forge
S’évanouissent aussitôt
Que j’écoute le rouge-gorge
Dans ton petit champ d’Yvetot.

Le baïram et le carême
Ont le même idéal tous deux :
La femme maigre, l’homme blême,
Le ciel terrible, Dieu hideux.

Je désire autrement conclure.
Tous ces korans, en vérité,
Ne laissent rien, qu’une fêlure
Au cerveau de l’humanité.

Devant ces dogmes qu’on redoute,
Ciel difficile, enfer promis,
Je prends le grand parti du doute,
Et de remplir mon verre, amis.



IV


Le carnaval n’est point un crime.
Jamais mon esprit ne croira
Qu’on tombe à l’éternel abîme
Par les trappes de l’Opéra.

Que Dieu se fâche de la joie,
C’est peu probable ; et je suis sûr,
Quand sur nos fronts l’amour flamboie,
Que quelqu’un sourit dans l’azur.

Quand Lise, au plaisir décidée,
Drape son burnous nubien,
Et court au bal, j’ai dans l’idée,
Que l’infini le prend très bien.

Je crois peu, dans ma petite ombre,
Qu’être gais, ce soit être ingrats,
Et que le Dies iræ sombre
Ait pour masque le mardi gras.

Je doute que, cachant son glaive,
Michel, l’effrayant chérubin,
Pour voir où Musard entraîne Ève,
Loue un costume chez Babin.



V


Ces erreurs, nuage durable,
Obscurcissent la terre, et font
Que l’âme humaine est misérable
En présence du ciel profond.


Ces védas, ces métempsychoses,
Abrutissent l’homme transi ;
Donc les champs sont de belles choses,
Et la danse aux flambeaux aussi !

Quand mon archevêque me damne
Pour une tranche de jambon,
Et me maudit, j’aime mieux Jeanne,
Meilleure preuve d’un Dieu bon.

J’aime mieux rêver sous les saules
Que de lire les mandements
De monsieur le primat des Gaules
Contre les poulardes du Mans.

Je trouve charmantes les belles ;
Et je préfère la gaîté
Des Margots et des Isabelles,
À Santeuil hurlant : Stupete !

Je répugne aux vieux dogmes tristes ;
Je veux, en deux efforts égaux,
Tirer l’art des mains des puristes
Et Dieu des griffes des cagots.

Je hais les Césars et les Romes ;
Ma sagesse, en ces temps railleurs,
C’est beaucoup d’amour pour les hommes,
Beaucoup de pitié pour les fleurs.

Je donnerais dix rois de France
Et vingt sultans de Dahomey
Pour ôter au pauvre une transe,
Une nuée au mois de mai.



VI


Tout homme est pris, dans son bas âge,
Par le mensonge triomphant ;
Les ténèbres, cet esclavage,
M’ont mis au bagne, tout enfant.

Ceux pour qui l’ignorance est l’ordre
Ont, sur ma pensée où Dieu luit,
Pris soin de nouer et de tordre
L’énorme chaîne de la nuit.

Chaque chaînon de cette chaîne
Est fait d’autorité, de deuil,
D’énigme, et de la vieille haine
Forgée avec l’antique orgueil.

La peur, tous les textes terribles,
Tout l’anathème, tout l’enfer,
Tous les korans, toutes les bibles,
Mêlés, en composent le fer.

Cette chaîne, où rampe une flamme,
Sur l’enfant comme sur l’agneau
Pèse, et nous étreint ; mais mon âme
Rit, et passe à travers l’anneau.


25 octobre 1859.