Les Quatre Vents de l’esprit/Le Livre lyrique/Bestiarium

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XXIV

BESTIARIUM.


Les anges effarés viennent voir notre cage,
Et se disent : « — Vois donc celui-ci, celui-là,
Voici Tibère, une hydre au fond d’un marécage ;
Regarde le Malthus auprès de l’Attila. » —

Ils répètent entre eux les noms dont on nous nomme,
Mêlés à d’autres noms que nous ne savons pas.
Ils disent : « — C’est donc là ce qu’on appelle l’homme !
Une main dans le crime, un pied dans le trépas.

« Voici l’orgueil ; voici le dol ; voici l’envie ;
Ce sont les plus mauvais qui sont les plus nombreux.
Ils rôdent dans la fosse immense de la vie,
Et la terre tressaille à leur pas ténébreux.

« Le faible est sous leurs pieds comme un grain sous les meules.
Voyez ! ils sont l’horreur, l’effroi, le mal sans frein ;
Ces cœurs sont des dragons, ces esprits ont des gueules,
Ces âmes à l’œil fauve ont des griffes d’airain.

« Ceci, c’est le Judas ; cela, c’est le Zoïle ;
Tous deux dans la nuit lâche on les voit se glisser ;
L’un baise et l’autre mord ; et, sanglante, âpre et vile,
La dent grince et rugit, jalouse du baiser.

« Ce maître foule aux pieds la femme sans défense,
Ou, limace du cœur, bave sur son printemps.
Ce vieux, pour s’enrichir, lie au travail l’enfance
Et rive à ce boulet des forçats de huit ans ;

« Il leur fait du labeur tourner la sombre roue,
Et, gorgé d’or, se vautre en tous ses appétits

Pendant qu’en ses poings noirs la fatigue secoue
Les membres frissonnants de ces pauvres petits.

« Ceux-ci, sur les vaincus jetant un œil farouche,
Disent : — Percez, frappez, tuez jusqu’au dernier ! —
Les chiens de Montfaucon viennent lécher leur bouche,
Tant leurs discours sont pleins de l’odeur du charnier.

« Ceux-ci dressent sur l’ombre une épée enflammée ;
Ceux-ci sur les blés d’or et les villes en feu
Font vomir les canons hideux, dont la fumée
Se mêle, haillon noir, aux nuages de Dieu.

« Ceux-ci veulent glacer et brûler tout ensemble,
Et, tourmenteurs qu’on voit dans la nuit se pencher,
Soufflent en même temps sur la raison qui tremble
Et sur la vieille torche horrible du bûcher.

« Ceux-ci sont les heureux que tous les rayons dorent,
Et que les lâchetés servent à deux genoux ;
Regardez la beauté sans âme qu’ils adorent ;
Elle est Vénus pour eux et squelette pour nous.

« Ceux-là sont les bourreaux que l’ombre a sous son aile ;
L’espérance agonise et s’éteint devant eux ;
Avec la corde sainte où pend l’ancre éternelle
Ils font le nœud coulant du gibet monstrueux.

« Cette langue est serpent, cette idée est tigresse ;
Ce juif contre un doublon pèse une âme en sa main ;
Ceux-ci, fouettant le nègre et fouettant la négresse,
Lâchent les chiens hurlants sur le bétail humain ;

« Ils mettent l’affreux bât de la bête de somme
À des esprits, comme eux pensant, comme eux vivant.
La chair humaine saigne entre les mains de l’homme ;
Le sauvage la mange et le chrétien la vend.


« Écoutez ces grands cris qui par moments s’élèvent ;
Voyez rire les uns et les autres trembler ;
Tous ne sont pas méchants, et quelques-uns qui rêvent
Ont des ailes dans l’ombre et voudraient s’envoler. — »

Et les anges, cachés sous leurs radieux voiles,
Frémissent, l’œil en pleurs et le front attristé.
Nous sommes là pensifs, regardant les étoiles
À travers les barreaux de notre humanité.


10 octobre 1854.