Les Règles de la route à la mer

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LES RÈGLES DE LA ROUTE À LA MER

L’abordage de la Ville-du-Havre, par le Loch-Earn, survenu après le sinistre du North-Fleet, après tant d’autres, a vivement surexcité l’opinion publique. Ce que l’on s’est demandé tout d’abord, c’est, si dans le recueil des lois internationales, il n’y en avait pas qui prévît et dût empêcher de tels désastres, et l’on a trouvé la convention de 1862. À cette époque, en effet, la France, l’Angleterre, émues des nombreuses rencontres suivies de sinistres, dont les océans, chaque jour plus sillonnés, étaient le sombre théâtre, ont rédigé en commun une série de règles, qui ont aujourd’hui force de loi sur toutes les mers, les autres puissances maritimes les ayant adoptées à leur tour.

Rédigés par des hommes choisis et expérimentés, il semblerait que ces règles dussent être infaillibles : elles ne le furent malheureusement pas ; aussi en Angleterre, dans le Parlement et dans la Presse, elles ont été l’objet de critiques nombreuses, critiques qui ont trouvé de l’écho en France bien avant les deux sinistres dont l’humanité est encore si péniblement affectée.

Le principal argument mis en avant par les adversaires de la convention internationale de 1862, c’est que le nombre des abordages va toujours croissant depuis l’adoption des nouvelles règles de route. Nous croyons qu’on s’avance beaucoup en produisant une semblable affirmation, car il n’y a pas de catalogue général des naufrages remontant à plus de quinze ou seize ans, et ceux qui ont la prétention d’en dresser le bilan pour cette période ne méritent aucune confiance.

Il n’en est pas tout à fait de même pour les statistiques locales, et, parmi celles que nous avons sous les yeux, la liste des naufrages publiée en Angleterre, par le Board of Trade, entre autres, permet d’argumenter d’une façon plus sérieuse. Cette liste, qui embrasse dix-huit de ces dernières années, et que le Board of Trade lui-même considère comme complète et sûre depuis 1859, seulement, ne mentionne que les naufrages survenus sur les côtes ou dans les eaux du Royaume-Uni. C’est là un espace restreint sans doute, mais ces mers étant celles du monde où la navigation est la plus active, elles sont aussi celles qui voient le plus de sinistres et de collisions.

Elle nous présente les totaux suivants : Nombre des sinistres survenus de 1859 à 1868, 16 184 ; collisions, 3 559 ; total des navires perdus, 19 779 ; navires perdus à la suite d’une collision, 7 154.

En examinant les chiffres qui composent ce tableau, on remarque que, sur 1 000 sinistres, le nombre des collisions a été de 226 pour les 4 premières années de 1859 à 1862, et de 220 pour 1 000 pour les 5 dernières années de 1864 à 1868. Il y a donc une tendance, assez faible il est vrai, à une diminution, qui sera plus forte si nous éliminons tous les abordages autres que ceux qui se produisent entre des navires en marche, et ce sont ces derniers seuls que prévoient les règles de route. Nous obtenons alors 157 collisions sur 1 000, qui se trouvent réduites, après la promulgation de la loi, à 145.

Les 3 559 collisions que nous venons de constater dans le cours des dix années comprises entre 1859 et 1868 se répartissent de la manière suivante : entre 2 vapeurs en marche, 75 ; entre 2 voiliers en marche, 1 702 ; entre un vapeur et un voilier en marche, 533 ; entre 2 voiliers, l’un à l’ancre, l’autre en marche, 595 ; entre un vapeur à l’ancre et un voilier en marche, 20 ; entre un voilier à l’ancre et un vapeur en marche, 86 ; entre 2 navires à l’ancre, 488. Entre des vapeurs l’un en marche, l’autre à l’ancre, il ne s’est produit qu’une collision de 1850 à 1868, et cela en plein jour, en octobre 1857.

Ce résumé prouve suffisamment que les reproches adressés à la convention de 1862 sont fort exagérés. Il faut reconnaître néanmoins que l’adoption de ces nouvelles règles n’a pas produit tout le bien qu’on en espérait. Pourquoi ? Avant de répondre à cette question, examinons les 2 408 collisions survenues entre 2 navires en marche pendant les 8 années de 1859 à 1866, et classons-les d’après leurs causes. Nous trouverons ainsi que, sur 2 408 collisions, il y en a eu : 28 causées par un virement de bord manqué ; 48 par le manque d’espace ; 145 par la brume ; 264 par des accidents inévitables ; 153 par l’absence de signaux de nuit ; 127 par défaut d’expérience des capitaines ; 203 par manque de prévoyance ; 215 à la suite d’erreurs du pilote ou du capitaine ; 557 par l’inobservance ou l’interprétation inexacte des règles ; 594 par pure négligence, et enfin 94 par des motifs indéterminés.

Ainsi, sur 2 400 collisions, un quart à peine a été la suite d’accidents inévitables ou de circonstances que l’intelligence humaine ne pouvait empêcher, plus des 3/4 ont eu pour cause l’avarice, la négligence ou l’incapacité.

Ces chiffres nous paraissent parler assez haut. Nous les compléterons néanmoins par la comparaison des abordages survenus la nuit avec ceux de jour. Le document que nous avons sous les yeux, établit que, de 1850 à 1868, sur 2 766 collisions, il s’en est produit 1 791 pendant la nuit, et 795 pendant le jour ; il établit encore, que sur 100 collisions, 40 arrivent par beau temps, et sans brume.

Revenons aux règles de route. Les causes qui les empêchent de produire tous les résultats qu’elles recherchent sont diverses. Il y a d’abord l’augmentation constante du nombre des navires, et aussi l’accroissement de leur longueur. Tandis que les mers s’encombrent, les navires évoluent bien plus difficilement, bien plus lentement qu’autrefois. La rapidité exigée aujourd’hui, dans les traversées, la nécessité d’arriver coûte que coûte à une heure fixée au départ, compliquée de la réduction des équipages, ne sont pas non plus étrangères à la multiplicité des abordages qui se sont produits depuis une vingtaine d’années.

Les règles de la route à la mer, édictées en 1862, ne sont donc pas aussi défectueuses que l’on veut bien le dire ; elles ont surtout contre elles d’être mal observées et même de ne pas l’être du tout. Ceci dit, nous accorderons volontiers qu’elles sont perfectibles et qu’on peut les améliorer. Nous citerons entre autres articles qui, en raison de leur ambiguïté, doivent être réformés, les suivants :

« Art. 11. — Si deux navires à voiles se rencontrent courant l’un sur l’autre ou à peu près, et qu’il y ait risque d’abordage, tous deux viennent sur tribord pour passer à bâbord l’un de l’autre.

« Art. 13. — Si deux navires sous vapeur se rencontrent courant l’un sur l’autre ou à peu près, et qu’il y ait risque d’abordage, tous deux viennent sur tribord pour passer à bâbord l’un de l’autre.

« Art. 14. — Si deux navires sous vapeur font des routes qui se croisent et les exposent à s’aborder, celui qui voit l’autre par tribord manœuvre de manière à ne pas gêner la route de ce navire.

« Art. 16. — Tout navire sous vapeur qui approche un autre navire de manière qu’il y ait risque d’abordage, doit diminuer sa vitesse ou stopper, et marcher en arrière s’il est nécessaire.

« Art. 18. — Lorsque par suite des règles qui précèdent, l’un des deux bâtiments doit manœuvrer de manière à ne pas gêner l’autre, celui-ci doit néanmoins subordonner sa manœuvre aux règles énoncées à l’article suivant.

« Art. 19. — En se conformant aux règles qui précèdent, les navires doivent tenir compte de tous les dangers de la navigation ; ils auront égard aux circonstances particulières qui peuvent rendre nécessaire une dérogation à ces règles, afin de parer à un pareil inconvénient. »

Pour l’ensemble de la loi, il y aura lieu de s’inspirer des excellents travaux publiés en Angleterre par la Naval Science et particulièrement par M. Stirling Lacon, et en France, dans la Revue maritime par MM. Bayot, Buret, Galache, Vavin, etc. Ce qu’il faudra évidemment trouver et prescrire, c’est un système d’avertisseurs pour les temps de brume, et par la nuit des feux bien visibles. Trop encombrante sans doute pour être placée sur tous les navires, la lumière électrique devra du moins être exigée à bord des paquebots, et en général de tous les bâtiments ayant un tonnage un peu élevé. Cette lumière rendra de grands services, non pas en aveuglant le navire que l’on rencontre comme on le fait quelquefois, mais en éclairant sa propre mâture, ou en envoyant droit sur l’avant un faisceau oblique de rayons lumineux, ce qui indique exactement la route faite. Au reste, une commission s’organise en ce moment au ministère de la marine pour réviser le règlement de 1862 ; on peut être assuré d’avance qu’elle apportera dans son travail ce zèle, cet esprit pratique, ces lumières qui font de nos officiers de marine un corps si distingué et si populaire.
L. Renard.