Passage de Vénus sur le disque solaire

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LE PASSAGE DE VÉNUS
sur le disque solaire.

L’année 1874 est une date importante pour les astronomes du monde entier : au mois de décembre de cette année-là, Vénus passera sur le disque solaire. Ce phénomène, qui n’a pas eu lieu depuis 105 ans, ne se verra plus, après 1874, qu’en 1882, puis en 2004. Il offre le moyen de connaître la parallaxe solaire à un demi-dixième de seconde près, et par conséquent de vérifier avec des notions sûres les distances mutuelles de tous les astres.

Un savant très-connu et très-populaire, M. J. Rambosson, vient de publier un magnifique ouvrage, intitulé Histoire des astres[1], où il donne de très-curieux détails sur ce passage de Vénus si attendu et qui comptera parmi les événements mémorables de notre siècle.

Grâce à l’obligeance des éditeurs, nous pouvons reproduire pour nos lecteurs ces documents si intéressants et si clairement exposés.

Passage de Vénus sur le soleil.

« La gravure ci-contre représente le passage de Vénus sur le Soleil observé de trois points différents A, B, C. Au moment de son passage sur l’astre du jour, cette planète se trouve deux fois et demie environ plus près de nous que le Soleil. Sa parallaxe a donc une valeur très-appréciable. Supposons que deux observateurs A et B soient placés aux extrémités d’un diamètre terrestre, faisons abstraction du mouvement de rotation de la terre, chacun d’eux pourra mesurer la corde qu’il voit décrire à la planète, soit en évaluant le temps du passage, car le mouvement angulaire étant parfaitement connu, le temps fournira l’espace parcouru. Les deux cordes partant de a, b étant déterminées, on en conclura facilement leur distance a b puis, au moyen de deux triangles ayant la même base A b B et A a B, on trouvera que la distance des cordes vaut cinq fois le rayon de la terre. L’angle sous lequel on voit de la terre la distance a b vaut donc cinq fois l’angle sous lequel on verrait du Soleil le rayon terrestre, ou cinq fois la parallaxe solaire.

Ainsi, en prenant le cinquième de la distance a b, on aura la parallaxe de l’astre.

« C’est Halley, un des grands astronomes de l’Angleterre et ami de Newton, qui indiqua le premier le moyen d’obtenir la parallaxe du Soleil, ou sa distance à la terre par le passage de Vénus sur cet astre : « L’illustre astronome savait bien, néanmoins, qu’il ne pourrait, selon toute probabilité, faire usage lui-même de sa méthode, et que depuis longtemps sans doute il aurait cessé de vivre (il était né en 1656) quand le moment serait venu. Il la recommandait pourtant avec bonheur, se préoccupant bien plus d’être utile aux hommes après avoir disparu du milieu d’eux, que d’adresser de mélancoliques regrets à cette existence d’ici-bas, trop courte pour lui permettre de contempler le phénomène dont il avait le premier découvert l’importance. Touchante manifestation des instincts élevés que nous a donnés la Providence, qui nous font entrevoir un impérissable avenir succédant aux agitations éphémères de la vie[2].

L’importance pour la science du passage de Vénus sur le Soleil a provoqué nombre d’observations et de voyages périlleux : « Poussé par cet héroïque dévouement au devoir, dont le nom de Halley rappelait au reste plus d’un glorieux exemple, ajoute le savant que nous venons de citer, les astronomes se répandirent à la surface du globe, afin d’observer les passages annoncés. L’un d’eux entre autres, Le Gentil de la Galaisière, parti de l’Inde, au mois de mars 1760, et paralysé par la guerre que nous soutenions alors contre les Anglais, eut le courage d’attendre à Pondichéry, pendant huit longues années, le passage de 1769, risquant ainsi sa position officielle à l’Académie des sciences de Paris, où, faute de nouvelles sur son compte, on finit en effet par le remplacer ; risquant aussi son patrimoine, qu’il avait confié à un dépositaire infidèle, des mains duquel il ne lui fut plus possible de l’arracher ; et pour comble de chagrin, manquant entièrement le but de son inépuisable abnégation, puisque, après avoir pu seulement apercevoir, mais non observer du pont de son navire, le passage de 1761, il se trouva sous un ciel charge de nuages qui lui cachèrent absolument le phénomène de 1769. »

« Déjà connu par un premier voyage en Sibérie lors du passage de 1761, l’abbé Chappe d’Auteroche, à son tour, s’en alla mourir de la fièvre jaune en Californie, le 1er août 1769, à l’âge de 41 ans, pour avoir voulu prolonger de 15 jours encore, sans grande utilité, il est vrai, son séjour au sein de l’épidémie, afin d’ajouter à son observation de l’éclipse de Vénus celle d’une éclipse de lune et de quelques autres occultations.

« Nombre de savants s’engagèrent également jusqu’aux limites habitables du continent européen pour procéder à cette observation. Tant d’efforts ne restèrent pas infructueux, et l’on connut enfin, avec une précision presque parfaite, l’unité des longueurs célestes, la véritable distance de la terre au Soleil, précision qui ne tardera pas d’ailleurs à être vérifiée dans les prochains passages de 1874 et de 1882. »

Vénus et ses phases.

En même temps que M. Rambosson donne dans son bel ouvrage ces intéressants renseignements historiques sur les passages de Vénus, il parle des particularités offertes par la remarquable planète. « Les taches obscures que l’on voit dans Vénus sont très-déliées ; elles occupent une grande partie de son diamètre ; leurs extrémités n’ont rien de bien tranché. Blanchini aperçut en 1726, vers le milieu de la planète, sept taches qu’il appela des mers communiquant entre elles par des détroits, et offrant huit promontoires distincts. Il en dessina les figures et leur assigna le nom d’un roi de Portugal, son bienfaiteur, et les noms des navigateurs les plus célèbres par leurs voyages. Dans le mois d’août 1700, La Hire, observant Vénus de jour, près de sa conjonction inférieure, avec une lunette grossissant quatre-vingt-dix fois, aperçut sur la partie intérieure du croissant des inégalités qui ne pouvaient être produites que par des montagnes plus hautes que celles de la lune. Schrœter, portant son attention sur la partie du croissant très-voisine des cornes, les vit quelquefois tronquées. Le 28 décembre 1789, le 51 janvier 1790 et le 27 février 1793, il aperçut près de la corne méridionale un point lumineux, tout à fait isolé, c’est-à-dire séparé par un espace obscur du reste du croissant.

« Si la planète était sans aspérités et parfaitement lisse, son croissant se terminerait toujours par deux pointes exactement pareilles et très-aiguës ; mais si Vénus est couverte de montagnes, leur interposition sur la route des rayons lumineux venant du soleil empêchera quelquefois l’une ou l’autre des cornes, ou toutes les deux à la fois, de se former régulièrement ; le croissant n’aura plus alors une entière symétrie. Les choses se passent ainsi : Vénus n’est donc pas un corps poli ; il existe à sa surface des montagnes, et ces montagnes surpassent énormément en hauteur celles de la terre. Le résultat des mesures prises donne 44 000 mètres ou 11 lieues pour les plus hautes ; elles sont donc cinq fois plus élevées que les plus hautes montagnes de notre globe. »

Telles sont les singularités de Vénus, dont on va tant s’occuper très-prochainement. Nous compléterons les renseignements qui précèdent en rappelant que, le 26 juillet 1872, l’Assemblée nationale a accordé au ministre de l’instruction publique un crédit additionnel de 100 000 francs, pour la confection des instruments d’observation dont doivent se servir les différents savants français, placés sur plusieurs points du globe, lors du passage de Vénus. Les gouvernements russe, anglais, américains, allemand, ont pris des dispositions plus importantes encore. Les États-Unis ont donné à leurs observateurs une somme sept fois plus considérable que celle qui a été mise entre les mains de nos savants. Nous sommes en mesure de donner des détails complets sur les dispositions que prennent nos voisins d’outre-Manche.

préparatifs en angleterre.

La Société astronomique de Londres a entendu dans sa séance du 14 novembre un rapport de sir George Airy, directeur de l’Observatoire de Greenwich, sur l’organisation des stations anglaises.

L’illustre astronome a annoncé que les Anglais auraient cinq stations et donne des détails sur les préparatifs qui se font à Greenwich afin de dresser aux observations les jeunes gens qui prendront part à ces travaux. Leur nombre sera considérable car, plusieurs de ces stations sont, à proprement parler, des groupes d’observatoires situés dans une même région géographique et quelquefois reliés télégraphiquement. L’expédition photographique opérera dans le nord de l’Indoustan. Les îles Sandwich seront semées de plusieurs observatoires anglais. Les savants britanniques ont également jeté leur dévolu sur les îles Marquises et renoué à ce propos avec le gouvernement français des négociations commencés du temps de l’empire, et qui furent brusquement interrompues par les catastrophes de l’année terrible.

La détermination à prendre pour les observatoires des îles Kerguelen est ajournée, comme nous l’avions déjà annoncé, jusqu’à la réception des nouvelles du Challenger, qui doit avoir quitté Bahia à l’heure qu’il est et qui, si nos nouvelles sont exactes, se dirige actuellement vers cette station. Ce navire y fera toutes les observations préalables nécessaires pour l’établissement des savants pendant la belle saison des régions antarctiques, qui répond à notre hiver, comme chacun le sait.

M. Airy a protesté contre un article très-violent écrit par M. Proctor, auteur très-connu de l’autre côté du détroit, et déclaré que c’était par erreur que cette attaque contre les autorités astronomiques d’Angleterre avait paru dans le journal de la société.

Les travaux de la commission de l’Académie des sciences pour le passage de Vénus ne tarderont point à être publiés. Nous apprenons par sir George que le nombre des stations françaises sera définitivement de cinq ; les Allemands n’en auront que quatre. Les Américains en organisent huit, et les Russes un nombre beaucoup plus grand, mais qui n’est point encore connu.

Hâtons-nous d’ajouter que les observateurs anglais adopteront la méthode de notre compatriote M. Janssen, qui a imaginé de ne photographier que la partie du disque solaire où le phénomène se produira. Les autres parties, inutiles pour l’objet des recherches, seront cachées à l’aide d’une plaque mobile. Cette détermination des savants anglais est fort honorable pour notre illustre compatriote, car elle n’a été prise qu’après de mûres et solides réflexions.


  1. Histoire des astres illustrée, ou Astronomie pour tous, par J. Rambosson. — Ouvrage illustré de 63 gravures sur bois, de 3 cartes célestes et de 10 planches en couleur. — Paris. Firmin-Didot frères, fils et Cie, 1874.
  2. Petit, Traité d’astronomie.