Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/09

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Léon Techener (volume 3.p. 48-55).

IX.


Chaque jour, après la messe, la reine Hélène de Benoïc allait prier sur la montagne où le roi Bohor avait rendu son âme à Dieu ; puis elle revenait s’asseoir tristement devant le lac où son enfant lui avait été ravi. Un jour que ses yeux noyés dans les larmes demeuraient attachés sur cette grande plaine liquide, un homme de religion, qui chevauchait accompagné d’un seul sergent, vint à l’apercevoir. Il était vêtu d’une longue robe serrée et recouverte d’une chape noire. La dame, perdue dans sa douleur, ne le vit ni ne l’entendit approcher. Mais lui, rejetant son chaperon sur les épaules : « Madame, dit-il, Dieu vous rende la joie que vous avez perdue ! » Hélène, d’abord un peu troublée, rendit le salut, car tout dans le religieux annonçait un prud’homme ; la taille haute, les cheveux noirs entremêlés de blancs, les yeux grands et noirs, les épaules larges, les poings gros, carrés et gonflés de veines, la tête, le visage traversé de cicatrices. « Veuillez bien m’apprendre, Madame, reprit-il, comment, étant au service de Notre-Seigneur, vous pouvez démener un tel deuil. On ne doit plus, une fois en religion, se désoler de rien, sinon des péchés qu’on a commis dans le siècle. — Sire, répondit la reine, ce ne sont pas les pertes terriennes qui m’affligent, toute reine de Benoïc que l’on m’ait longtemps nommée ; mais c’est la perte du roi mon seigneur, et celle de mon jeune enfant que je vis emporté de ce lieu même au fond de ce lac, par une dame ou, peut-être, un démon. Je viens ici tous les jours prier pour la moitié de ma chair, ainsi que dit Sainte Église, et j’espère que mes larmes me rendront plus favorable la bonté divine. Quand je me représente que Dieu, dans la même heure, a voulu me séparer de mon seigneur et de mon fils, je tremble de lui avoir donné, sans le vouloir, sujet de me haïr. »

Le prud’homme répondit : « Je vois, Madame, que vous avez grande raison de pleurer : mais vous ne devez pas vous affliger sans mesure. Puisque vous avez pris les draps de religion, vous feriez mieux de mener votre deuil dans l’abbaye, en vous contentant de pleurer dans votre cellule. Dieu pardonne au roi que vous avez perdu ! Mais rassurez-vous sur le sort de votre fils il est vivant et en santé. – Sire, que me dites-vous là ? » s’écria la reine, en se jetant à ses pieds. — « J’atteste mon manteau, que votre fils Lancelot est en aussi bon point que possible. — Et comment le savez-vous ? — Par ceux qui sont de sa compagnie. Il serait avec vous, et vous seriez encore dame de Benoïc qu’il n’aurait pas un meilleur hôtel. – Mais, sire, cet hôtel, où est-il ? Si je ne dois plus penser à rejoindre mon enfant, ne pourrai-je au moins tourner les yeux vers les lieux qui le retiennent ? — Non, dame, j’ai promis de garder le secret qu’on m’en a confié, et vous ne voulez pas que je me parjure. » La reine n’insista pas, mais invita le prud’homme à l’accompagner jusqu’à l’abbaye. Là trouverait-il peut-être des dames dont le nom lui serait familier. Le prud’homme y consentit.

Arrivés au Moutier-Royal, plusieurs dames le reconnurent et lui firent fête. C’est qu’après avoir longtemps marqué parmi les bons chevaliers du siècle, il avait enfin laissé la gloire terrienne pour se consacrer au service de Dieu dans un ermitage, transformé en monastère de la règle de Saint-Augustin. Les dames le prièrent de partager leur repas ; mais il était, dit-il, trop matin ; car, suivant la règle de son ordre, il ne mangeait qu’une fois le jour.

« Cette noble dame, leur dit-il, m’a fait compassion et je remercie Dieu de m’offrir l’occasion de reconnaître ses anciennes bontés. Un jour d’Épiphanie, le roi Ban, Dieu ait son âme ! tenait grande cour. Il y eut belle distribution de robes aux chevaliers ; et il n’en restait plus à donner quand j’arrivai, la veille de la fête. La reine, m’ayant aperçu, dit qu’un prud’homme tel que je semblais ne devait pas être moins bien traité que les autres. Elle avait commandé pour elle un surcot de riche tissu de soie ; elle le fit ajuster à ma mesure et me le présenta, si bien que je fus le plus richement vêtu de l’assemblée. N’était-ce ce pas là grande courtoisie de sa part ? Aussi voudrai-je la servir de mon corps et de ma parole. Je me suis fait écouter plus d’une fois de grands princes, je veux aller encore parler à ceux qui peuvent servir la cause de son fils et, de ses neveux. C’est grande pitié de voir les terres de Gannes et de Benoïc aux mains de Claudas ; les droits héritiers en ont le dommage et le suzerain la honte. Dès demain j’entends passer la mer et faire ma clameur au roi Artus. »

Avant de prendre congé, le prud’homme vit la reine de Gannes et lui apprit qu’elle n’avait rien à craindre pour la vie de ses deux enfants ; qu’ils étaient, il est vrai, chez le roi Claudas avec leurs maîtres, mais que Claudas se garderait d’attenter à leurs jours, par la crainte des nombreux amis qui leur étaient demeurés. Il fut, à quelques jours de là, dans la ville de Londres où il trouva le roi Artus revenant de combattre Aguisel, roi d’Écosse, après l’avoir contraint à demander la paix. Artus était aussi convenu avec le roi d’Outre les marches d’une trêve qui devait se prolonger jusqu’à Pâques. Comme il était assis au manger, entouré de ses barons et chevaliers, le prud’homme entra dans la salle, et, s’avançant au pied de la grande table, il dit d’une voix haute et assurée : « Roi Artus, Dieu te sauve comme le plus preux et le meilleur des rois, fors un seul point. – Sire rendu, répond le roi, que je mérite ou non votre blâme et votre louange, Dieu vous bénisse ! Dites au moins ce qui m’empêche d’être un bon roi. — Volontiers, sire. Oui, tu maintiens noblement chevalerie ; tu as conquis grand honneur devant Dieu et le siècle ; mais tu tardes trop à venger les injures qu’on te fait ; jusqu’à toi remonte la honte qu’on inflige à tes hommes. Tu oublies ceux qui t’ont servi noblement de leur corps, et qui ont perdu leur terre pour n’avoir pas voulu prendre un autre suzerain. »

Le roi rougit de confusion en écoutant ces paroles. Les chevaliers assis autour de lui laissaient le manger pour attendre ce que le prud’homme allait ajouter ; mais le connétable Beduer s’approchant de l’inconnu : « Sire rendu, » lui dit-il, « attendez au moins que le roi soit levé de table. Ne voyez-vous pas que vos paroles troublent le festin et que ces nobles chevaliers cessent d’y prendre part ? — C’est donc, » reprit le rendu, « que vous entendez m’empêcher de dire ce qui peut être de grand profit au roi, afin de vous donner tout le temps d’emplir et soûler un sac où les meilleures viandes doivent devenir ordes et infectes ! Dieu me garde de remettre à dire ce qu’il peut être bon d’entendre ! Qui êtes-vous pour me fermer la bouche ? Êtes-vous plus vaillant et mieux prisé que Hervis de Rinel et Kaheus de Cahors, les sénéchaux du roi Uter, dont Dieu ait l’âme[1] ? Ce n’est pas eux qui auraient empêché de parler celui qui venait réclamer secours ! » À ces paroles, Hervis de Rinel quitta le haut de la table où il servait, car chez le roi Artus les vieux chevaliers demeuraient en charge comme les jeunes. Il s’avança vers le prud’homme les bras ouverts et le tint longtemps serré sur sa poitrine ; puis se tournant vers le roi : « Croyez, sire, ce que vous dira ce prud’homme, car il a toujours eu le cœur enluminé de prouesse. C’est Adragain le brun, frère du bon chevalier Mador de l’île-Noire, le vieux compagnon d’armes du bon roi Urien. »

Beduer demeura confus ; le roi Artus invitant Adragain le brun à continuer : « Sire, dit le vieux chevalier, je dis qu’un seul point est à blâmer en vous. Vous n’avez pas pris en main la cause du roi Ban de Benoïc, qui mourut comme il était en chemin pour réclamer votre aide. La bonne reine Hélène est déshéritée ; son fils, le plus bel enfant du monde, lui a été ravi. Et votre négligence est tellement coupable que je ne sais comment vous pouvez sans rougir regarder un prud’homme en face. Quoi de plus honteux que l’abandon d’un fidèle vassal à la merci de ses ennemis ? Je viens plaider la cause de la noble reine de Benoïc qui, pour sauver son honneur, est entrée dans une maison de religion. Car telle est la crainte que le roi Claudas de la Déserte inspire, que nul autre dans le pays n’a le courage de venir rappeler ici les droits de ceux qu’il a dépouillés. »

Artus répondit : « Adragain, votre clameur est juste : je savais que le roi Ban était mort, mais je n’ai pu trouver jusqu’à présent le temps de venir en aide à son fils. J’ai eu de grands et nombreux ennemis à combattre, qui menaçaient ma propre couronne. Mais croyez-moi, je sais à quels devoirs engage le nom de suzerain ; aussi, dès que je le pourrai, soyez bien assuré que je passerai la mer et viendrai en aide aux fils des rois Ban de Benoïc et Bohor de Garnies. »

Adragain prit alors congé et repassa la mer, heureux d’aller apprendre aux reines ce que le roi Artus avait promis. Mais il devait s’écouler encore bien du temps avant que le roi Claudas rendît aux enfants leur héritage. Ici nous laissons Adragain le brun, et nous revenons aux deux fils du roi Bohor, enfermés dans la tour de Gannes.

  1. On voit ici que cette laisse doit être prise d’un autre texte plus ancien, qui se liait moins bien avec la suite du Lancelot. Ce Kaheus de Cahors est évidemment le même que Keu, qui dans toutes les suivantes laisses est encore en pleine charge de sénéchal, à la cour d’Artus.