Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/75

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Léon Techener (volume 4.p. 246-255).

LXXV.



On se souvient qu’en se séparant de ses deux compagnons dans la forêt de Varenne, mess. Yvain avait lui-même choisi le chemin de gauche. Il chevaucha jusqu’à basses vêpres sans trouver aventure ; mais la nuit tombante, il fit rencontre d’une litière que traînaient deux palefrois. Une demoiselle vêtue de noir l’occupait, le visage découvert, la main appuyée sur sa joue. On aurait loué sa beauté, si les pleurs dont son visage était inondé eussent permis d’en bien juger. Sept écuyers escortaient sa litière, et devant la dame était placé un grand coffre dans lequel gisait un chevalier navré de nombreuses plaies.

Mess. Yvain salua la demoiselle. « Dieu vous bénisse, répond-elle sans le regarder. — Demoiselle, vous plairait-il m’apprendre ce que peut contenir ce coffre ? — Ne le demandez pas ; ou du moins sachez qu’on ne le découvrira pas sans recueillir honneur ou honte. Il contient un chevalier navré ; jusqu’à présent tous ceux qui essayèrent de l’en tirer ont fait de vains efforts. Si jamais quelqu’un y parvient, ce sera après avoir juré sur Saints qu’il vengera ce malheureux chevalier. Apprenez d’ailleurs que l’honneur de le délivrer est réservé au plus preux des vivants. Si donc vous pensez l’être, essayez.

« — Demoiselle, tant de bons chevaliers ont échoué dans cette épreuve que je puis bien la tenter à mon tour, sans être plus qu’eux déshonoré si je ne réussis pas.

« — Vous, déposez la bière sur le gazon, » dit aux écuyers la demoiselle. Cela fait, mess. Yvain lève le couvercle. Le chevalier avait à travers le corps deux plaies de fer de lance, un coup d’épée au milieu du front et l’épaule droite entr’ouverte.

La douleur lui arrachait des cris. Mess. Yvain promit comme loyal chevalier à la demoiselle de venger son ami, et puis il essaya de tirer à lui le navré, mais il fit de vains efforts pour le soulever et il se vit contraint de renoncer à l’ébranler. « Vous aviez droit, demoiselle, dit-il, de penser que je n’étais pas le meilleur des chevaliers, et je le savais bien moi-même. Je voudrais, pour une des plaies de votre ami, qu’un chevalier de ma connaissance eût tenté l’épreuve à ma place. Il n’est pas loin d’ici : si vous voulez le rencontrer, prenez cette voie qu’il a choisie. Je crois que lui seul pourra faire ce que vous désirez. »

La demoiselle trouva bon le conseil et prit à gauche le chemin que lui indiquait mess. Yvain. Pour lui, il continua sa chevauchée. Après une heure de marche il entendit un son de cor. Dans l’espoir de trouver un gîte, il broche de ce côté. Le cor donnait de plus en plus, comme pour appeler aide. Mess. Yvain qu’un beau clair de lune protégeait arrive devant une bretèche dressée à l’extrémité d’un pont tournant jeté sur un large fossé rempli d’eau. Le fossé entourait une maison de bois, il était pourvu d’un grand hérisson[1].

De la bretèche, le valet qui cornait voyant approcher messire Yvain : « Sire chevalier, crie-t-il, soyez notre sauveur ; des larrons ont forcé ma maison : ils ont tué mes serviteurs, je tremble maintenant pour ma vieille bonne mère et plus encore pour l’honneur de ma jeune sœur. »

Le pont était baissé, la maison ouverte ; mess. Yvain broche aussitôt des éperons, arrive dans la cour et surprend quatre de ces larrons comme ils montaient par une échelle aux fenêtres. Deux autres tenaient et se disputaient à qui garderait pour soi la sœur du valet. D’autres vidaient la maison de tout ce qu’elle contenait de précieux. Ils étaient assez légèrement armés, comme vilains, de pourpoints et de chapeaux en cuir bouilli[2] ; mais ils avaient des haches, des épées, des arcs, des flèches et de grands couteaux dont ils s’escrimaient rudement.

Mess. Yvain s’en prit d’abord à ceux qui tenaient la belle jeune fille ; il planta son glaive dans le corps du premier ; de son épée il fendit le second jusqu’aux dents. Les autres, surpris, abattus, frappés, n’essaient pas de résister : il les poursuit, coupe tout ce qu’il atteint, bras, mains et têtes. En se sauvant, plusieurs cependant lui jettent des haches qui blessent son cheval et lui-même. Deux seulement osèrent affronter le hérisson et sortirent du fossé comme ils purent. Mess. Yvain ne songea pas à les poursuivre.

Le maître de la maison descendit alors de la bretèche et rendit grâces à son libérateur. « Ne regrettez pas votre cheval, dit-il, vous en trouverez un meilleur ici. » En pénétrant dans la maison, ils trouvent la vieille dame renversée sans connaissance ; en les entendant venir la jeune fille s’était tapie sous un lit, les prenant pour des voleurs. À la voix de son frère, elle se montre et leur dit que, grâce à Dieu, elle n’avait pas été honnie. « Remerciez, dit le valet, le prud’homme auquel nous devons notre salut : et puisque vous êtes échappée, je me console de la mort de mes sergents. »

On prévoit que mess. Yvain fut courtoisement hébergé la nuit. Quand il fut couché, le valet lui demanda s’il avait l’intention de se lever matin : « Oui, dès la pointe du jour ; j’ai plus à faire que vous ne pourrez penser. — Mais sire, reprit le valet, vous n’oubliez pas que demain est fête de Pentecôte : si je ne puis vous retenir, au moins ne monterez-vous pas à cheval avant la messe. S’il vous plaisait, je la ferais dire près d’ici, et je resterais avec vous jusqu’à ce qu’elle fût chantée. — Vous parlez en homme sage et je vous remercie mais que la messe soit de grand matin. » Le valet s’incline, et se couche dans un lit dressé au pied de celui de mess. Yvain.

Au lendemain, le valet se lève un peu avant le jour et dispose le meilleur de ses chevaux, en attendant le réveil de mess. Yvain. « C’est, dit-il quand il le vit debout, le cheval qui portait mon père, il ne l’eût pas changé pour aucun autre ; mais s’il était encore meilleur, je vous le donnerais de plus grand cœur. » Messire Yvain le remercie, monte, et va ouïr la messe à une lieue anglaise de là, dans la compagnie du valet, de la mère et de la sœur. Il fut ensuite convoié jusqu’à deux lieues et prit congé d’eux en leur donnant son nom.

Tierce était arrivée[3] quand les yeux de mess. Yvain s’abaissèrent sur une vallée profonde. La descente était ardue et difficile ; il prit le parti d’avancer à pied en tenant son cheval par la bride. À l’extrémité de la vallée était une belle prairie traversée d’une rivière : sur les bords s’élevait un pavillon richement tendu ; aux pans étaient attachés dix écus avec autant de glaives. Mess. Yvain aperçoit à quelque distance une demoiselle liée par les tresses à l’une des branches, les deux mains également serrées. Le sang rougissait sa belle chevelure et inondait son visage : un peu plus loin un chevalier en pures braies fortement lié à un tronc d’arbre, la poitrine et le linge ensanglantés. À cette vue, mess. Yvain ne peut retenir ses larmes.

Il va d’abord à la demoiselle, épuisée de douleur et des cris qu’elle avait exhalés ; elle avait à peine la force de parler. Elle respirait difficilement, ses yeux étaient rouges et gonflés ; la peau qui retenait encore ses cheveux était ouverte çà et là par la violence de l’étreinte. À demi-voix cependant elle disait : « Messire Gauvain, que n’êtes-vous ici ! » À ce nom, mess. Yvain avance tout près d’elle : « Demoiselle, qui vous a si cruellement traitée, et que parlez-vous de messire Gauvain, un des hommes que j’aime le plus au monde ? — Votre nom ? dit-elle à voix basse. — J’ai nom Yvain, fils du roi Urien, cousin germain de celui que vous regrettez. — Hélas ! si mess. Gauvain était ici, il mettrait en danger pour me venger corps et âme ; je ne suis tourmentée que pour lui avoir rendu service. Il me défendrait, non-seulement pour moi, mais pour celui que vous voyez tout près et qu’ils ont apparemment tué. — Quel est ce chevalier ? — Vous le connaissez assez ; c’est Sagremor le desrée ! »

Grande fut alors l’émotion de mess. Yvain ; mais qui va-t-il d’abord secourir, de son ami ou de la demoiselle ? Il se décide pour celle-ci, et va couper la branche qui la tenait suspendue. La demoiselle tombe ; il allait pour la délier, quand arrive, armé de toutes armes, un chevalier du pavillon : « Sire, dit messire Yvain, je ne sais pas qui vous êtes ; mais vous avez grandement forfait en traitant indignement un des meilleurs chevaliers de la maison du roi Artus, et cette demoiselle qui voyageait sous le conduit de messire Gauvain. — Quoi ! répond le chevalier, seriez-vous de la maison d’Artus ? — Assurément ; et ce n’est pas vous qui me le ferez renier. — Gardez-vous donc, je vous défie. » Ils prennent du champ et reviennent l’un sur l’autre : le chevalier brise son glaive sur l’écu de messire Yvain ; celui-ci, plus heureux, abat d’un seul coup homme et cheval : et pour empêcher le chevalier de se relever, il repasse cinq ou six fois sur son corps, puis revient à la demoiselle qu’il commence à détacher. Mais un second chevalier sort du pavillon et le défie comme le premier. Mess. Yvain avait à peine eu le temps de dénouer les mains de la demoiselle ; il remonte à la hâte, et, le glaive en avant, attend le nouvel agresseur. Ils échangent de rudes coups sur les écus ; enfin le glaive du chevalier éclate, messire Yvain l’enlève des arçons, le lance à terre par-dessus la croupe du cheval, et revient de nouveau à la demoiselle. Appuyé sur son glaive il descend et recommence à délier les cheveux ; mais ils étaient si longs, si fins et si mêlés, qu’il avançait lentement. « Coupez-les, pour Dieu ! lui disait la dolente, — Non, demoiselle, ils sont trop beaux ; je m’en voudrais de vous ravir un pareil trésor. » Cependant d’autres chevaliers sortaient du pavillon et lui criaient de se garder ; si bien qu’avant d’avoir dénoué toutes les tresses, il lui faut reprendre son glaive et remonter. Tous se précipitent sur lui, le chargent et le font tomber à côté de son cheval. Il se relève et continuait à bien se défendre, quand un des agresseurs dit aux autres qu’il serait honteux à six cavaliers d’en attaquer un seul à pied. « Donnons-lui du moins le temps de remonter ; nous aurons encore assez d’avantage. »

Après un instant d’hésitation ils reculent, et celui qui les avait retenus s’adressant à messire Yvain : « Par Dieu, chevalier, si vous nous échappez, vous serez de grande prouesse. Changeons de cheval : le mien vaut deux fois le votre, il pourra retarder le moment où vous partagerez le sort d’un autre vassal garotté devant ce poteau. » Il parlait ainsi pour donner le change à ses compagnons ; mais il désirait en réalité délivrer Sagremor ; car c’était le chevalier que Sagremor, on doit s’en souvenir, avait conquis et reçu à merci, la nuit où il avait accompagné messire Gauvain chez la fille du roi de Norgalles. En récompense, cet homme avait juré de lui venir en aide envers et contre tous. Messire Yvain accepta volontiers l’échange qu’on lui proposait et la lutte recommença. Le chevalier de Sagremor, tout en faisant semblant d’aider ses compagnons, trouvait moyen de se mettre entre eux et mess. Yvain qui était émerveillé d’un secours tout aussi peu attendu. Ici le conte l’abandonne pour nous dire comment de son côté se comportait Lancelot.

  1. Le hérisson, sorte de cheval de frise, était une forte poutre ordinairement mobile et garnie de crocs et de grandes pointes de fer. Il y a dans Wace une description parfaitement semblable à la notre, et que M. Viollet-le-Duc n’a pas manqué de citer, au mot Bretèche :

    Avoit à cel temps un fossé
    Haut et parfont et réparé ;
    Sur le fossé out heriçun,
    Et dedens close une maison.

    (Roman de l Rou, v. 9444.)

    Ce hérisson empêchait sans doute de tenter le passage du fossé quand le pont tournant était replié ou levé.

  2. « Comme vilains, de cuiries et de chapiaus bolis. » De cuirie est venu le mot cuirasse, que nous donnons encore très-improprement à l’armature de fer qui couvre la poitrine ; le nom ancien de fer-vêtus conviendrait mieux à nos cuirassiers.
  3. De six à neuf heures du matin.