Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/81

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LXXXI.



Arrivés devant la chapelle Morgain, ils y trouvèrent le valet de la belle dame de Blancastel ; on doit se souvenir qu’il avait refusé de suivre le duc de Clarence. Il leur demanda s’ils avaient l’intention de rejoindre leur preux compagnon. « Assurément, répondit Lancelot ; d’ailleurs nous voulons savoir par nous mêmes si le Val sans retour ne perdra jamais son nom. »

Lancelot, messire Yvain et la demoiselle descendent et arrivent à l’entrée de la clôture qui était formée par un apparent brouillard. La demoiselle tenant à réserver Lancelot pour l’aventure de la Tour douloureuse, s’adressant de préférence à mess. Yvain : « Vous ne serez pas arrêté, lui dit-elle, par la mauvaise fortune du duc de Clarence ; on sait trop votre prouesse. C’est ici, je le sais, le pas le plus redouté de la Grande-Bretagne ; jusqu’à présent, les chevaliers qui ont eu le cœur d’y entrer n’ont pas trouvé le secret d’en sortir. Si vous êtes plus heureux, vous n’aurez plus qu’à rejoindre Lancelot devant le château de Karadoc. »

Mess. Yvain dans l’espoir de faire oublier le mauvais succès de la dernière épreuve, fut ravi de tenter celle du Val sans retour. Il entra résolument dans l’enceinte vaporeuse, et la demoiselle le suivit, après avoir averti Lancelot de l’attendre. Hélas ! messire Yvain ne fut pas plus heureux que le duc de Clarence. Il franchit bien le mur gardé par les deux dragons mais, sur le pont il fut renversé, désarmé et porté près des autres prisonniers. La demoiselle l’ayant vu bien installé dans le château, retourna vers Lancelot : « Messire Yvain, lui dit-elle, a payé comme les autres tribut au Val des faux amants. Il fallait, pour en triompher, d’autres vertus que la prouesse. — Demoiselle, je n’ai pas assurément toutes les vertus qui font le bon chevalier, mais desquelles voulez-vous parler ? — De celles qui ne permettent pas au chevalier amoureux de fausser la foi qu’il aurait engagée. — Et qu’arriverait-il à celui qui croirait posséder ces vertus ? — Il abattrait la coutume du Val, et délivrerait les deux cents chevaliers qui y sont retenus. Croyez-moi, sire, ne tentez pas une épreuve aussi difficile : le mauvais succès vous empêcherait de travailler à la délivrance de messire Gauvain. Est-il donc un seul fils de mère pur de toute infidélité à l’égard de son amie de cœur ? — Par Dieu, dit Lancelot, le temps vous apprendra si tel est né ou ne devra jamais naître. Suivez-moi et ne craignez rien. » Elle le suivit, mais sans rien espérer de bon d’une épreuve aussi difficile.

Lancelot arrive au mur des dragons. Il descend de cheval et pose son glaive à terre. Quand il veut passer, les dragons s’élancent et lui ferment l’entrée avec leurs griffes et les flammes qu’ils vomissent. Il vise le premier entre les yeux et le frappe de sa bonne épée : l’épée rebondit sans entamer les écailles. Dans son dépit il allait jeter cette lame, mais il réfléchit qu’elle pouvait lui être encore d’un bon secours ; il la remet donc au fourreau et retenant son écu devant ses yeux pour échapper à l’haleine enflammée du dragon, il avance sur lui, le saisit au cou, l’aplatit au mur et de son autre main lui arrache la langue. Le monstre tombe sans mouvement, Lancelot se prend à l’autre qu’une chaîne avait empêché de porter secours au premier. Le dragon lui enfonce ses ongles sur les épaules, mais l’écu et le haubert le garantissent et lui permettent de saisir le dragon à la gorge il l’étreint de son gantelet jusqu’à ce qu’il l’ait bien étranglé.

Lancelot, après avoir repris son glaive, arrive à la rivière où messire Yvain était tombé. La planche qu’il fallait franchir était longue et assez étroite ; pendant qu’il la mesurait des yeux, il voit cinq chevaliers armés sur l’autre bord. « Entendez-vous me disputer le passage ? leur crie-t-il. » Comme il ne reçoit pas de réponse, il ôte l’écu passé à son cou et le tenant le bras tendu, il avance d’un pas à la fois prudent et ferme. Au milieu de la passerelle, un des chevaliers arrive jusqu’à lui le glaive en main. Lancelot lui oppose son écu et la lance venant à s’y ficher, il tire à lui, jette à l’eau l’écu et la lance, puis vise le chevalier, le frappe à la gorge et le rejette sur la rive. Deux autres l’attendaient à l’issue du pont : il les approche, les frappe d’une main sûre et les renverse mais en les poussant sur le gazon, il tombe lui-même : il était déjà relevé, quand le premier, trop confiant dans ce qui lui restait de forces, revient sur lui d’un pas chancelant. Lancelot fait pénétrer la pointe de son glaive dans le haubert du chevalier, le renverse pour la seconde fois, le saisit dans ses bras et retourne le jeter dans la rivière. Il s’attendait à de nouvelles luttes avec les deux derniers ; mais il eut beau regarder, il ne les vit plus. « Savez-vous, dit-il à la demoiselle qui le suivait toujours, ce que deviennent ces deux gloutons ? — Non ; mais il vaut mieux que les aventures fuient devant vous, que vous devant les aventures. Avancez, et puissent ainsi disparaître tous les autres champions du Val sans retour ! »

Seulement alors, il vint en pensée à Lancelot d’abattre le gantelet de sa main gauche, et de découvrir la pierre de l’anneau que lui avait donné la Dame du lac[1]. Aussitôt, l’eau et la planche disparaissent, car elles étaient l’effet d’un enchantement. Mais les épreuves ne faisaient que commencer ; l’histoire raconte longuement les autres : comment il se trouva en présence d’un mur de flammes ; comment, sur un escalier étroit qui conduisait en une suite de chambres, il lui fallut attaquer trois chevaliers armés de terribles haches et placés, l’un au premier degré, le troisième au dernier, le second entre les deux ; comment le troisième, après avoir lutté plus longtemps, courut de chambre en chambre, de cour en jardin, pour éviter son atteinte. Il avait enfin pu gagner un riche pavillon où dormait, dans un lit splendide, Morgain la fée, et il croyait toujours trouver un abri sous le lit ; Lancelot qui le serrait de près, prend à deux mains sommier et couvertures, sans regarder si quelqu’un y reposait, et les renverse ce dessus dessous[2]. Morgain, violemment secouée, jette un cri que Lancelot reconnaît pour être d’une femme. Il en a grand regret, car jamais homme n’évita plus que lui de causer le moindre ennui aux femmes, dames ou non dames. Mais d’abord il se remet à la poursuite du chevalier, le joint quelques salles plus loin, le saisit d’une main et du tranchant de son épée lui sépare la tête des épaules. Cela fait, il retourne au pavillon et va s’agenouiller devant Morgain encore tout éplorée : « Dame, dit-il, je vous offre la tête de ce félon chevalier, pour l’amende de l’outrage que je vous ai fait sans le savoir. — Ah ! s’écrie Morgain, jamais amende pourra-t-elle effacer une pareille injure ! » Au même instant arrive une demoiselle, les yeux rouges de colère et de désespoir, la main armée d’un glaive dont elle va frapper Lancelot par derrière. Lancelot se retourne : « Par mon Dieu, dit-il, si vous n’étiez une femme, je ferais de votre corps deux tronçons.

« — Eh bien ! répond-elle, je vous tuerai ou vous me tuerez. Je ne puis vivre si je n’ai vengé le tendre ami que vous venez de me ravir. — Mais, en vérité, le glouton ne méritait pas d’avoir pour amie dame ou demoiselle ; car de ma vie je n’ai vu chevalier aussi fort, aussi haut de taille et aussi mauvais champion. » Furieuse, elle se jette sur Lancelot qui l’arrête et lui arrache l’épée des mains. Un valet accourant à la hâte dit à Morgain : « Dame, apprenez de merveilleuses nouvelles. La coutume établie par vous est abattue ; les sorties sont libres, plus de cent chevaliers les ont déjà reconnues. » En même temps paraît ce chevalier, premier ami de Morgain, pour lequel le Val sans retour avait été destiné : « Bien soit venue, s’écrie-t-il, la fleur de tous les preux ! — Dites plutôt, mal soit-elle venue ! répond Morgain. — Ah madame ! dit la demoiselle qui avait suivi Lancelot, ne parlez pas ainsi du meilleur, du plus hardi, du plus franc chevalier du monde. — Comment l’appelez-vous ? fait Morgain. — Lancelot du lac. — Eh bien ! maudite soit l’heure où tant de hardiesse lui fut donnée. Maudit soit-il pour être venu dans ce val, et honnie soit la dame qu’il a loyalement aimée ! »

Cependant arrivaient messire Yvain, Galeschin et tous les autres prisonniers compagnons de la Table ronde. Tous viennent tomber aux pieds de Lancelot, en le remerciant de les avoir rendus au siècle. Morgain prenait sur elle de cacher sa douleur, et se tournant vers Lancelot d’un visage serein : « Chevalier, lui dit-elle, vous avez fait bien, et vous avez fait mal. Mal, en rendant la liberté à tant de cœurs félons qui avaient manqué et manqueront encore à ce qu’ils doivent aux dames ; bien, en leur permettant de reprendre les armes et de poursuivre le cours de leurs prouesses. Votre amie a droit d’être fière ; elle est de toutes la mieux aimée. — Dame, répond Lancelot, laissez partir tous ces chevaliers, ou dites ce qui reste à faire pour les délivrer. — Vous avez assez fait, ils sont déjà libres. Mais vous m’avez promis d’amender l’injure que j’ai reçue, et j’entends que vous passiez ici la nuit : demain, je pourrai vous donner congé ».

Les prisonniers délivrés voulurent, avant de quitter le Val sans retour, attendre celui auquel ils devaient leur délivrance. Morgain l’avait conduit dans la plus riche de ses chambres ; mais quand tous furent endormis, elle se présenta devant sa couche et prononça sur lui une conjuration qui le retint dans un sommeil qu’elle seule pouvait rompre. Une litière avait été posée sur deux palefrois tenant bien l’amble : il y fut doucement transporté. Cependant, la demoiselle qui l’avait conduit entend quelque bruit et soupçonne la trahison. Elle saute de son lit à peine vêtue ; mais la litière qui emportait Lancelot était déjà loin : « Ah madame ! s’écrie-t-elle qu’entendez-vous faire de ce preux chevalier ? — Vous est-il de rien, fait Morgain ? — Non, mais nous espérions qu’il délivrerait mess. Gauvain. — Ne vous affligez donc pas ; il pourra vendredi se rendre devant la Tour douloureuse. — Hélas ! dois-je vous en croire, vous si déloyale envers lui ! — Je vous le promets sur ma foi de chrétienne. » La demoiselle parut satisfaite du serment et laissa Morgain s’éloigner avec la litière et ne s’arrêter qu’au milieu de la forêt, dans un réduit secret où elle aimait à séjourner.

Alors elle éveilla Lancelot. Avant qu’il ne fût revenu de sa surprise : « Lancelot, dit-elle, vous êtes mon prisonnier ; j’entends vous garder, non pour venger l’outrage que j’ai reçu, mais pour apaiser un plus ancien ressentiment. Vous pourrez cependant vous éloigner, si vous accordez ce que je veux vous demander. — Parlez, dame ; si je puis le faire, j’y consentirai. » Et il lui tend la main droite. À l’un de ses doigts Morgain aperçoit l’anneau que lui avait autrefois donné la reine Genièvre ; à sa main gauche était celui de la Dame du lac. « Je vous demanderai bien peu de chose, lui dit-elle ; donnez-moi l’anneau que je vois à cette main. — Dame, je n’achèterai pas à ce prix ma liberté ; vous n’aurez pas cet anneau sans le doigt qui le retient. — Oh ! je saurai bien l’avoir tout seul. — Non, dame, quand vous emploieriez toutes les conjurations de Merlin. »

Cette résistance confirma Morgain dans la pensée que l’anneau était un présent de la reine. Or elle en avait un second presque en tout semblable : sur l’un et l’autre, deux petites figures se rapprochaient ; seulement, sur l’anneau de Lancelot les figures tenaient un cœur, et sur celui de la fée elles avaient les mains entrelacées.

Morgain avait voué à la reine Genièvre une haine furieuse, et voici quelle en avait été l’occasion : sa mère, la reine Ygierne, vivait encore quand elle s’était éprise d’une passion désordonnée pour un cousin de la jeune reine ; on ne parlait pas encore de Lancelot. Genièvre, les ayant un jour surpris dans les bras l’un de l’autre, avait menacé son cousin d’en parler au roi s’il ne lui promettait de rompre toute familiarité avec Morgain ; l’autre l’avait promis sur les Saints. À partir de là, Morgain confondit dans le même ressentiment son frère Artus et la reine. C’est pour assouvir ses projets de vengeance qu’elle avait quitté la cour sans prendre congé et qu’elle était allée rejoindre Merlin dans les forêts où il séjournait. Merlin en était devenu aveuglément épris et lui avait enseigné grande partie de ce qu’il savait de charmes et d’enchantements. Or, la possession de l’anneau de Lancelot devait lui donner les moyens de perdre la reine. Mais nous devons ici laisser Morgain, pour revenir à ceux qui n’avaient pas encore quitté le Val sans retour, ou des faux amants[3].

  1. Voy. Lancelot, t. I, p. 126.
  2. « Ce dessus dessoubs. » C’est la forme primitive, au lieu de notre sens dessus dessous.
  3. Cette histoire des premières amours de Morgain découvertes et troublées par la reine Genièvre, est aussi racontée dans le livre d’Artus. Bertolais est le nom de l’amant congédié, et le même désir de vengeance y décide ce Bertolais à s’attacher à la seconde Genièvre quand elle vient réclamer la place de la première. Le livre de Lancelot ne renvoie pas dans cet endroit à celui d’Artus, et l’on en peut tirer l’induction assez vraisemblable de son antériorité.