Les Sceptiques grecs/Livre IV/Chapitre II

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CHAPITRE II.

LE SCEPTICISME EMPIRIQUE — PARTIE DESTRUCTIVE.


Dans le scepticisme empirique, tel que l’expose Sextus, il y a lieu, selon nous, de distinguer deux parties que Sextus confond, mais qui sont loin d’être identiques : la légitimité de la distinction que nous proposons se justifiera d’elle-même, croyons-nous, par l’exposition des différentes thèses du scepticisme empirique. Les sceptiques sont d’abord des philosophes : ils s’attachent à ruiner le dogmatisme sous toutes ses formes : c’est la partie destructive de leur œuvre, celle à laquelle ils paraissent avoir attaché le plus d’importance. Mais ils sont en même temps des médecins : il faut qu’ils justifient la science ou plutôt l’art qu’ils cultivent. De là un certain nombre de thèses positives, qu’ils laissaient volontiers au second plan, mais qui sont pour nous du plus haut intérêt, et qu’on peut considérer comme la partie constructive de leur système. En un mot, dans le scepticisme empirique, il convient de distinguer le scepticisme et l’empirisme.

L’exposition du scepticisme proprement dit comprend elle-même deux subdivisions. La première définit le scepticisme, formule ses principes et ses arguments, explique les termes dont il se sert. La seconde prend l’offensive contre le dogmatisme : passant en revue les trois parties de la philosophie, elle expose impartialement le pour et le contre sur chaque question, et conclut à l’impossibilité de rien savoir. Nous résumerons les deux parties de l’œuvre de Sextus en usant librement de ses trois ouvrages. Il serait impossible de parler de tous les arguments que l’infatigable sceptique accumule : nous choisirons les principaux, non les meilleurs, mais ceux qui nous paraîtront les plus propres à donner une idée exacte de l’argumentation, et à reproduire. dans un résumé aussi bref que possible, la vraie physionomie de l’ensemble.


I. Le scepticisme consiste à comparer et à opposer entre elles, de toutes les manières possibles, les choses que les sens perçoivent, et celles que l’intelligence conçoit[1]. Trouvant que les raisons ainsi opposées ont un poids égal (ἰσοσθένεια) le sceptique est conduit à la suspension du jugement (ἐποχή) et à l’ataraxie.

Cette suspension du jugement ne doit pas s’entendre en un sens trop large. Lorsqu’il y est contraint par une sensation qu’il subit, le sceptique ne s’interdit pas d’affirmer. S’il a chaud ou froid, il ne dira pas : je crois que je n’ai pas chaud ou froid[2]. Il ne doute jamais des phénomènes[3]. Mais s’il s’agit d’une de ces choses cachées (ἄδηλα) que les sciences prétendent connaître[4], il doute toujours.

Je ne sais rien[5] ; je ne définis rien[6] ; pas plutôt ceci que cela[7] ; peut-être oui, peut-être non[8] ; tout est incompréhensible[9] ; voilà les formules dont il se sert pour exprimer son doute, à moins que, les trouvant encore trop affirmatives, il ne préfère recourir à des interrogations, et dire : pourquoi ceci plutôt que cela[10] ? Mais dans tous les cas, il faut bien entendre que jamais il n’affirme rien, au sens absolu du mot : il dit seulement ce qui lui paraît. Ainsi, quand il dit qu’il ne sait rien, ou que tout est incompréhensible, ou qu’à toute raison s’oppose une raison d’égale valeur, il ne faudrait pas lui reprocher de se contredire en affirmant une proposition qu’il tient pour certaine. Il ne la tient pas pour absolument certaine : la chose lui paraît ainsi, mais peut-être est-elle autrement[11]. Il ne parle jamais que pour lui-même ; chacune de ses formules sous-entend : à ce qu’il me semble[12]. Toutes ses formules s’appliquent à elles-mêmes : elles s’enveloppent elles-mêmes. Un purgatif, en même temps qu’il entraîne les humeurs du corps, disparaît avec elles[13]. De même, les formules sceptiques, en supprimant toute certitude, se suppriment elles-mêmes. En un mot, et c’est un point sur lequel Sextus insiste souvent, le sceptique ne fait jamais qu’exprimer l’état purement subjectif où il se trouve, sans rien affirmer de ce qui est hors de lui, sans rien dire qui ait une portée générale[14].

Par conséquent, le sceptique n’est d’aucune secte[15], d’aucune école, à moins qu’on n’entende par là une disposition à suivre, conformément à ce que les sens nous montrent, certaines raisons qui conduisent à bien vivre (non pas au sens moral, mais au sens large du mot bien), et à suspendre son jugement. Les raisons que suit le sceptique lui apprennent à vivre d’après les coutumes, les lois, les institutions de sa patrie, et les dispositions qui lui sont propres.

Le sceptique a un critérium, non pour distinguer le vrai du faux, mais pour se conduire dans la vie. Ce critérium, c’est le phénomène ou la sensation subie, et qui s’impose, sur laquelle la volonté n’a aucune prise[16]. Ne pouvant demeurer tout à fait inactif, le sceptique vit sans avoir d’opinion, uniquement attaché aux apparences, el aux pratiques de la vie commune. Il obéit aux suggestions de la nature, et fait usage de son intelligence, comme le premier venu ; il suit l’impulsion de ses passions, mange s’il a faim, boit s’il a soif. Respectueux des lois et coutumes de son pays, il regarde la piété comme un bien, l’impiété comme un mal : il apprend et cultive les arts. Qu’on ne l’accuse donc pas de s’enfermer dans l’oisiveté, s’il veut être conséquent avec lui-même, et de tomber dans l’absurdité et les contradictions, d’être forcé par exemple, si un tyran lui ordonne de faire une mauvaise action, de choisir entre le crime et la mort, ce qui est contraire à ses maximes[17]. Raisonner ainsi, c’est oublier que le sceptique ne se conduit pas d’après des règles philosophiques : il s’en rapporte à l’observation et à l’expérience[18], qui n’ont rien à faire avec la philosophie. S’il est mis en demeure par un tyran de faire une action défendue, sans s’inspirer d’autre chose que des lois de sa patrie, il saura prendre une décision ; car il peut, comme tout le monde, préférer certaines choses, et en éviter d’autres.

Par là, il atteint le but qu’il se propose, et qui est l’ataraxie à l’égard des opinions, la métriopathie à l’égard des choses que nul ne peut éviter[19]. Le dogmatiste qui a une opinion sur le bien et sur le mal, qui croit par exemple que la pauvreté est un mal, est deux fois malheureux : parce qu’il n’a pas ce qu’il désire, et parce qu’il se travaille pour l’obtenir. Obtient-il la richesse ? il est trois fois malheureux, parce qu’il se laisse aller à une joie immodérée, parce qu’il fait tous ses efforts pour garder ses trésors, parce qu’il est torturé à l’idée de les perdre[20]. Toutes ces peines sont épargnées au sceptique. Il est vrai qu’il n’échappe pas plus que les autres aux douleurs sensibles : il pourra souffrir de la faim, de la soif ou du froid. Mais si la douleur dont il s’agit est très vive, elle dure peu ; si elle dure, d’ordinaire elle n’est pas très vive, et on peut y apporter quelque soulagement. Fût-elle très vive, la faute n’en serait pas au sceptique, mais à la nature, et le sceptique a du moins évité la seule faute que les hommes puissent commettre en pareil cas, celle de s’infliger à soi-même une foule de maux par les idées qu’on se fait du bien et du mal. Celui qui ne se figure pas que la douleur est un mal ne souffre que de l’impression présente ; celui qui la regarde comme un mal double sa souffrance. On voit parfois l’homme à qui on coupe un membre, souffrir sans pâlir et sans gémir : les assistants au contraire, dès qu’ils voient couler le sang, se mettent à trembler et à pleurer ; tant il est vrai que l’idée d’un mal peut être plus pénible que le mal lui-même.

Voilà comment le sceptique, bien plus facilement que le dogmatiste, arrive à être heureux. Il est comme ce peintre[21], qui ayant voulu peindre l’écume d’un cheval, et désespérant d’y parvenir, jeta de dépit contre son tableau l’éponge qui lui servait à nettoyer ses pinceaux : elle atteignit le cheval, et l’écume se trouva fort bien représentée. Le sceptique aussi désespérant d’atteindre rationnellement l’ataraxie, parce qu’il a vu le désaccord des sens et de l’intelligence, suspend son jugement ; et par une heureuse rencontre, l’ataraxie survient, comme l’ombre suit le corps[22].

Divers chemins conduisent à cette perfection morale. On appelle tropes, les moyens d’arriver à la suspension du jugement. Il y a des tropes généraux, au nombre de trois : on peut opposer les sens aux sens : ainsi, une tour vue de loin est ronde : de près, elle est carrée ; où l’intelligence à l’intelligence : ainsi l’ordre du monde prouve qu’il y a une providence ; les malheurs des honnêtes gens, qu’il n’y en a pas ; enfin l’intelligence aux sens ; ainsi la neige paraît blanche, mais Anaxagore prouve qu’étant de l’eau condensée, elle doit être noire.

Il y a encore beaucoup d’autres tropes plus particuliers : tels sont les dix tropes d’Ænésidème, les cinq d’Agrippa, les deux qui y furent plus tard substitués, les huit d’Ænésidème contre les partisans des causes[23].


II. Réfutation du dogmatisme (ἀντίῤῥησις). — La tâche du sceptique est moins d’expliquer son doute que de combattre les croyances de ceux qui ne doutent pas. Il parle de lui-même le moins possible, afin de donner moins de prise : sa principale préoccupation, c’est de parler des autres, ou plutôt contre les autres. Il ne se défend guère, n’ayant rien à garder ; mais il excelle dans l’attaque : son œuvre propre est de détruire. Aussi la réfutation du dogmatisme, l’ἀντίῤῥησις, comme il l’appelle, est-elle de beaucoup la partie la plus importante de l’ouvrage de Sextus.

Il ne faudrait pas se méprendre sur le sens de ce mot réfutation que nous employons faute d’un meilleur, et en tirer contre le scepticisme un argument facile que Sextus a prévu, et auquel il a répondu d’avance. Il ne réfute pas les dogmatistes en ce sens qu’il voudrait prouver qu’ils ont tort : ce serait une thèse affirmative. Il se contente de montrer qu’ils n’ont pas raison, ou du moins qu’à leurs raisons on peut opposer des raisons égales : il se borne à les contredire. Entre les raisons contraires, Sextus se garde de faire un choix, et comme on pourrait s’y méprendre, il le rappelle souvent, quand il achève une de ces discussions où il a examiné minutieusement toutes les hypothèses qu’on peut faire, et même quelques-unes que personne n’a jamais songé à faire.

Le sceptique règle ses mouvements sur ceux de l’adversaire qu’il veut harceler, et l’ἀντίῤῥησις comme la philosophie elle-même se divise en trois parties : l’attaque porte sur la logique, la physique et la morale.

1o Contre les logiciens. — D’après les logiciens, les choses apparentes (φαινόμενα, ἐναργῆ) sont connues directement au moyen du critérium, les choses cachées (ἄδηλα) indirectement, au moyen des signes et de ia démonstration. Il faut examiner leurs thèses à ce double point de vue.

Le criterium dont il s’agit ici n’est pas celui dont il a été question plus haut, et qui permet de choisir entre plusieurs actes possibles dans la vie pratique : c’est le critérium qui permet de distinguer le vrai et le faux.

On peut distinguer trois sortes de critérium, suivant qu’on considère ou le sujet qui est censé connaître la vérité (κριτήριον ὑφ' οὖ), ou l’instrument à l’aide duquel il la connaît (δἰ οὖ), ou l’emploi particulier qui est fait de cet instrument (καθ’ ὅ, προσβολὴ καὶ σχέσις)[24].

Qu’il n’y ait de criterium en aucun sens, c’est ce que montre d’abord le désaccord des philosophes. Suivant Xénophane, Protagoras, Gorgias, il n’y a point de critérium du tout. Pour Anaxagore, les pythagoriciens, Démocrite, Parménide et Platon, c’est la raison seule, à l’exclusion des sens, qui peut juger la vérité ; encore l’entendent-ils diversement. Suivant Empédocle, il y a six critériums ; pour les stoïciens, il n’y en a qu’un, la sensation compréhensive ; les académiciens nient la certitude, et n’admettent que la probabilité ; enfin c’est aux sens seulement que les cyrénaïques et les épicuriens accordent leur confiance.

Est-ce d’abord l’homme qui est le critérium, ou, comme nous dirions plutôt aujourd’hui, le juge de la vérité ? Mais qu’est-ce que l’homme ? Nous ne pouvons le savoir, pas même nous en faire une idée[25]. Les philosophes ont donné de l’homme bien des définitions : aucune ne résiste à l’examen. La plus célèbre est celle qui voit en lui un animal raisonnable, mortel, capable de science et d’intelligence. Mais c’est définir l’homme par ses qualités accidentelles, et les accidents sont autre chose que le sujet. En outre, nous n’avons rien à faire avec la mort, tant que nous vivons ; et dira-t-on que les ignorants, les fous, les gens endormis ne sont pas des hommes ? Enfin, les autres animaux sont aussi mortels, doués d’intelligence, et jusqu’à un certain point de science. Les sceptiques aimaient à énumérer longuement les arguments qui prouvent que l’intelligence des animaux n’est guère inférieure à celle de l’homme.

D’ailleurs, si l’homme peut se connaître, il s’y emploiera tout entier, ou il n’y emploiera qu’une partie de lui-même. S’il s’y emploie tout entier, il ne restera plus rien à connaître ; et s’il n’emploie qu’une partie de lui-même, est-ce par le corps qu’il connaîtra les sens et la pensée ? Mais le corps est sourd et sans raison : il ne peut rien comprendre ; il faudrait d’ailleurs qu’il devînt analogue à ce qui est connu[26], c’est-à-dire aux idées et aux sensations ; il deviendrait donc l’objet de sa propre recherche, ce qui est absurde. Est-ce par les sens qu’il connaîtra le corps et la pensée ? Mais les sens sont privés de raison et ne savent rien ; la vue même ne peut percevoir que l’étendue superficielle, et non la profondeur : autrement elle saurait distinguer les statues d’or de celles qui ne sont que dorées. Enfin les sens ne sauraient connaître que des qualités, et non le corps lui-même. Bien plus : ils ne se connaissent pas eux-mêmes : comment la vue connaîtrait-elle la vue ? Est-ce par la pensée qu’il connaîtra le corps et les sens ? Mais la pensée devra devenir analogue à ce qu’elle connaît, c’est-à-dire corporelle et sensible, et il n’y aura plus rien qui puisse connaître. Et la pensée ne peut pas même se connaître elle-même : autrement elle connaîtrait le lieu où elle se trouve, et les philosophes ne seraient pas aussi embarrassés pour dire si elle réside dans le cerveau ou dans le cœur.

L’idée même d’un critérium ne peut s’entendre. Ceux qui se croient en possession d’un critérium l’affirment-ils sans démonstration ? On pourra avec un droit égal leur opposer une assertion contraire. Apportent-ils une démonstration ? Pour en juger la valeur, il faudra un critérium sur lequel tout le monde soit d’accord : et il n’y en a pas. Comme tous ceux qui croient avoir un critérium sont en désaccord entre eux, il faudra un critérium pour nous ranger à l’avis des uns et repousser celui des autres. Si ce critérium est différent de tous ceux qu’on propose, il sera lui-même en question : or, ce qui a besoin de preuve ne saurait servir à prouver. S’il est d’accord avec l’un d’eux, il aura comme lui besoin d’être justifié, et par conséquent ne sera pas un critérium.

En désespoir de cause, choisira-t-on parmi les dogmatistes un philosophe que l’on déclarera juge suprême de la vérité ? Sera-ce un stoïcien, ou un épicurien, ou un cynique ? Et s’il est aujourd’hui le plus savant des hommes, ne peut-il en apparaître un demain qui soit plus savant[27] ? Et le plus habile homme du monde n’est-il pas exposé à se tromper ? D’ailleurs, si on lui accorde ce titre, c’est en raison de son âge, ou de son travail, ou de son intelligence et de sa pénétration. Mais des hommes de même âge, Platon, Démocrite, Zénon, sont en désaccord entre eux. Tous ceux qui ont combattu pour la vérité étaient des hommes laborieux. Tous aussi ont montré une haute intelligence : et on sait qu’il y a des jeunes gens plus intelligents que des vieillards.

Dira-t-on qu’il faut tenir compte du nombre des partisans d’une doctrine ? Mais stoïciens, péripatéticiens, épicuriens sont en nombre à peu près égal. Il arrive dans la vie pratique qu’un seul ait le coup d’œil plus sûr que la foule, et il peut en être de même en philosophie. Enfin ceux qui sont d’accord sur une doctrine sont toujours moins nombreux que toutes les autres sectes réunies ; c’est donc avec ces dernières qu’il faudra se mettre d’accord.

Examinons maintenant le critérium au deuxième sens du mot : c’est l’instrument qui sert à distinguer la vérité. Cet instrument ne peut être que les sens, ou la raison, ou tous les deux à la fois.

Les sens sont mauvais juges. Ils sont affectés par la couleur ou le son, mais n’atteignent pas ce qui est coloré ou sonore. Ils ne peuvent unir les diverses parties d’un sujet, car l’addition n’est pas une sensation. Enfin on sait avec quelle facilité ils se trompent.

La raison ne vaut guère mieux. Quelles différences entre la raison d’Héraclite et celle de Gorgias, l’un soutenant que tout est vrai, l’autre que rien n’est vrai ? Puis, avant de connaître la vérité, la raison devrait se connaître elle-même, comme l’architecte connaît le droit et l’oblique avant de se servir du compas ; or on a vu qu’elle ne se connaît pas. Enfin entre la raison et les choses se trouvent les sens qui interceptent la vue de la réalité. Séparée des choses visibles par la vue, des choses sonores par l’ouïe, la raison est comme emprisonnée, et ne peut sortir d’elle-même.

Réunir les sens à la raison ne conduit pas à un meilleur résultat. Raisonnant sur le fait que le miel paraît doux aux uns, amer aux autres, Démocrite conclut qu’il n’est ni l’un ni l’autre, Héraclite, qu’il a les deux qualités. De plus, les sens ne font pas connaître à la raison les choses elles-mêmes, mais seulement la manière dont ils sont affectés : la sensation de chaleur est autre chose que le feu, car elle ne brûle pas. Et les sensations fussent-elles semblables aux choses, la raison serait dans l’impossibilité de vérifier cette ressemblance.

Accordons pourtant, par grâce, que l’homme peut connaître la réalité : il est certain qu’elle lui apparaît toujours sous la forme d’une idée ou d’une sensation particulière. C’est le troisième sens du mot critérium, je veux dire l’application ou la détermination particulière de la sensation.

La sensation compréhensive des stoïciens, définie non pas grossièrement comme une impression faite sur la cire, mais ainsi que le voulait Chrysippe, comme une modification survenue dans la partie principale de l’âme, ne peut se comprendre. Comment les nouveaux changements, en s’ajoutant aux anciens, ne les font-ils pas disparaître ? De plus, si quelque chose subit un changement, ce ne peut être que ce qui subsiste ou ce qui ne subsiste pas. Ce n’est pas ce qui subsiste, car il n’y aurait pas de changement ; et ce n’est pas ce qui ne subsiste pas, car, ayant disparu, on ne peut dire qu’il ait changé. En outre, l’âme ne connaît jamais que la sensation, et non la cause qui la provoque : et à moins de dire que la cause et l’effet sont identiques, on ne pourra soutenir que la sensation soit la même chose que sa cause, et qu’elle se perçoive en même temps qu’elle.

Entre les diverses sensations, à moins de dire avec Protagoras qu’elles sont toutes vraies, il faut faire un choix. D’après quel principe ? Les académiciens et surtout Carnéade ont assez montré que ce choix est impossible, et qu’il n’y a point de différence spécifique entre la sensation compréhensive et les autres. La thèse des stoïciens sur ce point repose sur une pétition de principe[28]. Quand on leur demande ce qu’est la sensation compréhensive, ils disent que c’est une sensation gravée et imprimée dans l’âme par une chose réelle, de telle façon qu’une chose non réelle ne saurait en produire une pareille. Et quand on leur demande ce qu’est une chose réelle, ils répondent que c’est celle qui provoque une sensation compréhensive. Il faut connaître ce qui est pour distinguer une sensation compréhensive, et on ne connaît ce qui est que si on a distingué la sensation compréhensive.

Supposons pourtant qu’il y ait un critérium : il ne servira à rien, car il n’y a pas de vérité.

S’il y a quelque chose de vrai, c’est ce qui est apparent ou ce qui est caché. Mais ce n’est pas ce qui est apparent : car on voit apparaître dans le sommeil et la folie bien des choses qui ne sont pas. Et ce n’est pas ce qui est caché ; car des propositions contradictoires comme celles-ci : le nombre des étoiles est impair ; le nombre des étoiles est pair, également cachées, devraient être également vraies. Il ne faut pas dire non plus qu’on doit faire un choix entre les choses cachées et les choses apparentes ; car il n’y pas de critérium.

De plus, si quelque chose est vrai[29] tout est vrai ; car toute chose est quelque chose ; et ce qu’on peut affirmer du genre, on est en droit de l’affirmer de l’espèce. Et si tout est vrai, rien ne sera faux, pas même cette proposition que rien n’est vrai. Pour les mêmes raisons, si quelque chose est faux, tout est faux, y compris cette proposition qu’il y a de la vérité. Et si quelque chose est à la fois vrai et faux, les conséquences sont encore plus absurdes ; car de toutes choses il faudra dire qu’elles sont à la fois vraies et fausses, et qu’elles ne sont ni vraies, ni fausses.

De même, le vrai n’est ni absolu, car s’il ne dépendait pas de nos dispositions particulières, tous les hommes le connaîtraient tel qu’il est et il n’y aurait pas de désaccord entre eux ; ni relatif, car un rapport n’existant que dans l’intelligence qui le perçoit, le vrai ne serait que dans notre esprit, non dans la réalité.

Et Ænésidème a prouvé[30] que le vrai n’est ni sensible, ni intelligible, ni tous les deux à la fois, ni aucun des deux.

À défaut d’une vérité que l’esprit puisse apercevoir directement et sûrement, y a-t-il quelque chose qu’il puisse atteindre indirectement ? C’est à cette question que répond l’argumentation contre les signes et contre la démonstration.

Parmi les choses obscures, c’est-à-dire que l’esprit n’aperçoit pas du premier regard, il en est qui nous sont pour toujours inaccessibles (καθάπαξ ἄδηλα)[31] ; par exemple, j’ignore si le nombre des étoiles est pair ou impair, et combien il y a de grains de sable dans les déserts de la Lybie. Laissons de côté ces sortes de questions.

Il est d’autres choses, actuellement obscures, mais qui ne le sont pas absolument. Je ne vois pas Athènes en ce moment, mais je puis la connaître : il y a des choses momentanément cachées (πρὸς καιρὸν ἄδηλα). Je n’aperçois pas les pores de la peau, ni le vide, s’il existe : il y a des choses cachées par nature (φύσει ἄδηλα) : je puis pourtant les connaître par le raisonnement. Ce qu’on sait de ces choses cachées, on l’apprend par les signes : et comme les choses cachées sont de deux sortes, il y a deux espèces de signes. Le signe commémoratif (σημεῖον ὑπομνηστικόν) révèle les πρὸς καιρὸν ἄδηλα ; le signe indicatif (σ. ἐνδεικτικόν) les φύσει ἄδηλα. Par exemple, le mot Athènes, si déjà je connais cette ville, m’y fera penser ; la fumée me fera penser au feu, la cicatrice à la blessure : voilà des signes commémoratifs. La sueur, en coulant sur la peau, me révélera qu’il y a des pores ; les mouvements du corps me feront connaître l’âme, invisible par elle-même : ce sont des signes indicatifs.

Contre les signes commémoratifs, les sceptiques ne soulèvent aucune difficulté. Bien au contraire, ils se défendent d’y porter la moindre atteinte : ils veulent rester d’accord avec le sens commun, ils ne songent pas à bouleverser toutes les habitudes[32]. Les signes de cette nature sont fondés sur un grand nombre d’observations : le sceptique est avec ceux qui y croient simplement, sans dogmatiser ; il ne s’élève que contre les prétentions des savants. On verra plus loin que cette théorie du signe commémoratif est pour Sextus le point de départ de toute une doctrine de l’art ou de la pratique, et d’une sorte de dogmatisme.

C’est uniquement au signe indicatif qu’il en veut : il doute fort de son existence, ce qui en son langage signifie qu’il n’y en a pas.

Quand on se sert des signes indicatifs, on formule deux propositions dont l’une (la chose signifiée) est la conséquence nécessaire de l’autre (le signe). Par exemple : si une femme a du lait, elle a conçu. De là cette définition du signe indicatif[33] : « C’est une énonciation qui dans un συνημμένον correct est l’antécédent, et qui découvre la vérité du conséquent[34]. »

Dans la logique stoïcienne, et chez tous les dogmatistes, toute démonstration avait pour prémisse un συνημμένον de ce genre : c’est la majeure de presque tous les syllogismes et sorites, le nerf de toutes les preuves. À l’existence des signes indicatifs est donc liée toute la théorie de la démonstration. Les sceptiques, après avoir refusé à l’esprit humain la connaissance directe de la vérité, devaient essayer de lui arracher encore cette dernière arme : ils n’y ont pas manqué.

Tout d’abord, le signe ne saurait exister absolument et par lui-même : il est une relation. Une chose n’est un signe que si on la met en rapport avec ce dont elle est le signe. Par suite, le signe et la chose signifiée doivent être pensés en même temps ; de même qu’on ne peut penser à la droite qu’en l’opposant à la gauche. Mais si, en connaissant le signe, on connaît la chose signifiée, à quoi sert le signe ? Il ne nous apprend rien que nous ne sachions : la chose signifiée est connue par elle-même, non par le signe.

Le même argument peut être présenté sous une forme plus saisissante. Il est impossible que le signe soit connu avant la chose signifiée, car en dehors de son rapport avec elle, il n’est pas un signe. Il ne peut pas non plus être connu en même temps qu’elle ; car étant connue, la chose signifiée n’a plus besoin de signe. Et il serait trop absurde de dire qu’il est connu après.

Le signe est-il connu par les sens, ou par la raison ? Les épicuriens tiennent pour la première opinion, les stoïciens pour la seconde. Mais comment justifier l’une ou l’autre ? Il faudrait une démonstration : mais la démonstration suppose qu’on connaît des signes ou des preuves, et c’est ce qui est en question.

Dira-t-on néanmoins que le signe est chose sensible ? Comment comprendre alors le désaccord des philosophes ? Il n’y a pas de désaccord sur les couleurs, sur les saveurs. Au contraire philosophes et médecins interprètent les mêmes signes de cent façons différentes. De plus, pour connaître les choses sensibles, il n’est pas besoin d’éducation : au contraire, si l’on veut gouverner un navire, il faut apprendre quels signes annoncent la tempête ou le beau temps ; et il en est de même dans la médecine. Enfin, si le signe est chose sensible, il doit être connu par un sens distinct, comme la couleur : quel est ce sens ?

Suivant les stoïciens, c’est à la raison qu’il appartient de connaître les signes. Ils embarrassent ce sujet d’une foule de distinctions subtiles, et disent que le signe est une proposition simple, capable de servir d’antécédent à un συνημμένον[35] régulier, et d’en découvrir le conséquent. Mais y a-t-il des propositions simples[36] ? C’est une question : et comment la résoudre, sans recourir à une démonstration, c’est-à-dire à un signe ? Y a-t-il des συνημμένα réguliers ? On n*en sait rien. Et à ce compte, ceux qui ne savent pas ce qu’est une proposition simple, et n’ont pas appris la dialectique, ne devraient pas savoir ce qu’est un signe. Ne voit-on pas pourtant des pilotes sans culture, et des laboureurs, interpréter très exactement les signes célestes ? Et le chien ne comprend-il pas des signes quand il suit une piste ?

S’il est établi qu’il n’y a point de signes indicatifs, il est établi par là même qu’il n’y a pas de démonstration ; car la démonstration est formée de signes ou de preuves. Cependant, il faut faire voir que la démonstration proprement dite, telle que la définissent les dogmatistes et surtout les stoïciens, est chose absolument inintelligible.

La démonstration en général (γενική) est chose obscure, car on en dispute. Pour mettre fin au débat il faudrait une preuve, c’est-à-dire une démonstration. Mais comment recourir à une démonstration particulière, lorsqu’on ne sait pas si la démonstration en général est possible ? On a le choix entre le cercle vicieux et la régression à l’infini. Prendra-t-on pour point de départ une démonstration particulière qu’on déclarera vraie, par exemple celle qui établit l’existence des atomes et du vide, et inférera-t-on de là que la démonstration en général est possible ? C’est faire une hypothèse : mais l’hypothèse contraire sera tout aussi légitime.

D’ailleurs, quand nous exprimons la première prémisse, la seconde et la conclusion n’existent pas encore : quand nous exprimons la seconde, la première n’existe plus. Or, un tout ne peut exister si les parties n’existent pas ensemble. Donc, il n’y a pas de démonstration[37].

Les dogmatistes répondent : Il ne faut pas demander que tout soit démontré. On doit poser d’abord (ἐξ ὑποθέσεως λαμβάνειν) certains principes évidents, si on veut que le raisonnement puisse avancer. Mais, répond le sceptique, il n’est pas nécessaire que le raisonnement avance. Et comment avancera-t-il ? Si les prémisses sont données comme de simples apparences, tout ce qu’on en tirera ne sera qu’apparence et on n’aura pas atteint le véritable but de la démonstration. Vouloir atteindre par ce moyen la réalité ou l’être, c’est le fait de gens qui renoncent à se servir du seul raisonnement, et s’emparent violemment de ce qui n’est pas nécessaire, mais seulement possible.

À vrai dire, c’est d’hypothèses de cette sorte que les dogmatistes font dériver toutes leurs démonstrations et toute leur philosophie. Mais, outre qu’à une hypothèse on peut toujours opposer une hypothèse contraire, ce qu’on pose par hypothèse est vrai ou faux. Si c’est vrai, à quoi bon recourir à l’hypothèse ? c’est faire tort à la vérité. Si c’est faux, c’est faire tort à la nature : et le reste sera faux aussi. Dira-t-on qu’il suffit de tirer rigoureusement d’une hypothèse ce qu’elle contient ? Mais à ce compte, si on commence par supposer que trois est égal à quatre, on pourra démontrer que six est égal à huit. Puis, à quoi bon ce détour ? À tant faire que de recourir à des hypothèses, mieux vaudrait supposer tout de suite que ce qu’on veut prouver est certain. On dira peut-être que l’hypothèse est justifiée par ce fait que les conséquences correctement tirées sont conformes à la réalité ? Mais comment prouver la vérité de ces conséquences, puisqu’elles ne sont elles-mêmes justifiées que par les prémisses ? Et combien de fois n’arrive-t-il pas que de prémisses fausses on tire des conclusions qui se trouvent être vraies ?

Des difficultés particulières peuvent être soulevées au sujet du syllogisme dont les dogmatistes sont si fiers. Quand on dit que tout homme est animal, on ne le sait que parce que Socrate, Platon, Dion, étaient à la fois des hommes et des animaux. Si donc on ajoute : Socrate est homme, donc il est un animal, on commet une pétition de principe ; car la majeure ne serait pas vraie si la conclusion n’était déjà tenue pour telle[38].

Il n’y a pas non plus d’induction. On veut trouver l’universel à l’aide des cas particuliers (ἀπὸ τῶν κατὰ μέρος πιστοῦσθαι τὸ καθόλου)[39] ; mais si on ne considère que quelques cas, l’induction n’est pas solide ; si on prétend les considérer tous, on tente l’impossible, car les cas particuliers sont en nombre infini.

Il faut en dire autant des définitions, auxquelles les dogmatistes attachent tant d’importance. On ne peut définir ce qu’on ne connaît pas : et si on le connaît, à quoi bon le définir ? Et à vouloir tout définir on tombe dans le progrès à l’infini[40].

Il n’y a donc ni signe, ni démonstration. Mais, arrivé au terme de cette longue argumentation, le sceptique n’est-il pas pris en flagrant délit de contradiction, et les dogmatistes ne vont-ils pas retourner contre lui ses propres armes ? Ou vos paroles, diront-ils, ne signifient rien : et alors à quoi bon tant de discours ? Ou elles ont une valeur ; elles sont des signes et des preuves, et alors que devient votre thèse ? De même, ou il n’y a pas de démonstration, et alors vous n’avez pas prouvé qu’il n’y en a pas ; ou vous l’avez prouvé, et alors il n’est pas vrai qu’il n’y ait pas de démonstration.

Mais le sceptique a réponse à tout. Je n’ai pas nié, dit-il, l’existence des signes commémoratifs, mais seulement celle des signes indicatifs. C’est dans le premier sens qu’il faut prendre nos paroles : elles n’apprennent rien ou ne signifient rien, mais servent seulement à rappeler à la mémoire les arguments invoqués contre les signes.

Quant à la démonstration, j’accorde que je n’ai rien prouvé. Il est seulement probable qu’il n’y a pas de démonstration : voilà ce qui me paraît en ce moment ; je n’affirme pas qu’il en sera toujours de même : l’inconstance de l’homme est si grande !

Objecterait-on que le sceptique n’est pas persuadé de la valeur de ses arguments, qu’il n’est pas de bonne foi ? Qu’en sait-on ? La persuasion ne se commande pas : on ne peut pas plus prouver à un homme qu’il n’est pas persuadé qu’on ne peut prouver à un homme triste qu’il ne l’est pas.

N’oublions pas d’ailleurs que le sceptique n’affirme rien. Ce qu’il oppose aux dogmatistes, ce sont des paroles vides (φιλὴν θέσιν λόγων). Et fût-il vrai que son argumentation est triomphante, il ne s’ensuivrait pas qu’elle se détruise elle-même, et s’exclue en s’établissant. Il y a bien des choses qu’on dit en sous-entendant une exception : par exemple, si on dit que Jupiter est le père des Dieux et des hommes, on sous-entend qu’il n’est pas son propre père. De même en disant qu’il est impossible de rien démontrer, on peut sous-entendre : sauf cette proposition même. Accordons pourtant que cette argumentation s’exclut elle-même : elle ressemble au feu qui se consume lui-même en même temps que la matière qui l’alimente, ou à ces purgatifs qui sont chassés en même temps que les humeurs qu’ils entraînent. Et peut-être enfin le sceptique ressemble-t-il à l’homme qui, arrivé au faîte, repousse du pied l’échelle qui l’y a conduit. Content d’avoir démontré qu’il n’y a pas de démonstration, il n’a plus besoin de cette démonstration, et il l’abandonne.


2o Contre les physiciens. — C’est surtout dans les questions de physique que se manifeste la présomption des dogmatistes : mais là encore il est aisé de démontrer l’inanité de leurs prétentions. Il suffit pour cela d’examiner les principes et les idées les plus essentielles, telles que celles de Dieu, de la cause, active ou passive, du tout et de la partie, du corps, du lieu, du mouvement, du temps, du nombre, de la naissance et de la mort.

Dans la question de l’existence des Dieux, plus encore que partout ailleurs, Sextus s’attache à tenir la balance égale entre l’affirmation et la négation. Il expose longuement et impartialement les arguments des dogmatistes, et réfute même en passant quelques-unes des objections qu’on a dirigées contre eux : à lire cette partie de son œuvre, on le prendrait pour un croyant. Il semble qu’il ait à cœur de ne pas mériter le reproche d’impiété en insistant avec trop de complaisance sur les arguments négatifs, et on voit dans toute cette discussion percer le souci de ne pas se mettre en opposition avec les croyances communes. Le sceptique ne veut pas se laisser confondre avec les athées, et il s’enferme strictement dans son rôle d’avocat, qui plaide alternativement le pour et le contre, sans conclure. Au reste, la thèse négative n’y perd rien, et elle est exposée à son tour avec les mêmes égards.

Les trois preuves stoïciennes de l’existence de Dieu, tirées, l’une du consentement universel, l’autre de l’ordre du monde, la troisième des inconséquences où tombent les athées, sont présentées et discutées tour à tour. Dans cette critique, Sextus se borne à reproduire les arguments de Carnéade, que nous avons résumés ci-dessus : il est inutile d’y revenir ici.

Nous n’indiquerons pas tous les arguments invoqués par les sceptiques contre l’idée de cause, la clef de voûte de toute explication physique de l’univers. Vraisemblablement, chacun des sceptiques qui se sont succédé a tenu à honneur d’inventer une difficulté nouvelle, et de lancer sa flèche contre l’idole.

Trois cas peuvent être examinés : ou l’on parle de l’agent (cause active), ou de l’agent uni au patient (principe passif ou matière), ou du patient seulement.

Pour la cause active[41], sans parler des arguments d’Ænésidème, exposés plus haut, il est clair qu’elle appartient, comme le signe et la démonstration, à la catégorie des choses relatives : une cause ne peut être appelée de ce nom que si on a égard à son effet, et de même l’effet est inintelligible sans la cause ; il est donc impossible de comprendre ce qu’est une cause en elle-même. Et pour la même raison, on ne peut dire ni que la cause précède l’effet, puisque avant l’effet, elle n’est pas encore cause : ni qu’elle l’accompagne, puisque l’un et l’autre étant donnés ensemble, on ne peut distinguer lequel est la cause, lequel est l’effet ; ni qu’elle le suit, car ce serait trop absurde.

En outre, s’il y a des causes, ce qui est en repos n’est pas la cause de ce qui est en repos, ni ce qui est en mouvement de ce qui est en mouvement ; car dans les deux cas, la prétendue cause et le prétendu effet sont indiscernables. Voici une roue en mouvement ; celui qui la tourne est aussi en mouvement : et de quel droit dire que le mouvement de la roue est l’effet plutôt que la cause du mouvement de celui qui la tourne ? Mais d’autre part, ce qui est en repos ne peut pas plus être la cause du mouvement, que le froid ne peut réchauffer, ou le chaud refroidir ; et de même ce qui est en mouvement, n’ayant pas en soi le principe du repos, ne peut produire le repos. Comme il n’y a pas de cinquième hypothèse, il faut dire qu’il n’y a pas de cause.

Dira-t-on que la cause active n’agit pas seule, mais de concert avec le principe passif ou la matière ? On verra bien d’autres absurdités. D’abord ou aura deux noms, ceux d’agent et de patient, pour une même chose : le patient sera aussi actif que l’agent, et l’agent aussi passif que le patient. Le feu ne sera pas plus la cause de la combustion que le bois qu’il consume.

De plus, pour agir et pâtir, il faut toucher et être touché. Mais l’agent tout entier ne peut toucher le patient tout entier ; car ce ne serait plus un contact, mais une union. Une partie de l’un touchera-t-elle une partie de l’autre ? Non, car si elle touchait cette partie tout entière, elle se confondrait avec elle ; et si elle n’en touchait qu’une partie, la même difficulté se reproduirait, et ainsi à l’infini. Il est de même impossible que le tout soit en contact avec la partie, ou la partie avec le tout ; car le tout devenu coextensible à la partie lui serait égal, ou inversement. Il ne reste pas d’autre hypothèse.

Quant à la cause passive, si elle est, en tant qu’elle a une nature propre, elle ne peut être passive ; car elle est déterminée en elle-même autrement que par le fait d’être passive. Elle le peut encore moins si elle n’a pas de nature propre. Par exemple, Socrate ne meurt pas tandis qu’il vit ; et il ne meurt pas non plus quand il n’est plus. Une chose qui s’amollit n’est pas passive tant qu’elle reste dure ; et quand elle a cessé de l’être, elle n’a plus rien à subir.

De plus, une chose ne peut être passive que par soustraction, addition ou altération. Mais la soustraction est chose inintelligible[42]. Les mathématiciens se moquent du monde ; car ils parlent de couper en deux une ligne droite. La ligne, suivant eux, est composée de points : comment s’y prendre pour couper une ligne composée d’un nombre impair de points, de neuf par exemple ? On ne peut diviser le cinquième point, puisque le point est sans étendue ; et si on ne le divise pas, les deux parties, au lieu d’être égales, auront l’une quatre, l’autre cinq points. Pour la même raison on ne peut diviser un cercle en deux, et une ligne droite ne peut en couper une autre. Ainsi encore on ne peut retrancher un nombre d’un autre, par exemple cinq de six. Car pour retrancher une chose d’une autre, il faut qu’elle y soit contenue. Mais si cinq est contenu en six, quatre sera contenu en cinq, trois en quatre, deux en trois, un en deux : ajoutez tout cela, et vous trouvez que six contient quinze, et que cinq contient dix. On pourrait montrer ainsi, observe judicieusement Sextus, que le nombre six renferme une infinité de nombres. Et voilà pourquoi la soustraction est impossible.

On nous dispensera d’insister sur les raisons analogues qui prouvent que l’addition et l’altération sont impossibles.

Le tout et la partie sont aussi inintelligibles[43]. Si le tout existe, ou bien il est distinct des parties, il a une existence propre et indépendante, ou il n’est que l’ensemble des parties. Mais il n’est pas distinct des parties ; car si on supprime les parties, il n’est plus : il suffit même pour le faire disparaître d’enlever une seule partie. Le tout ne peut d’ailleurs être défini que dans sa relation avec les parties. Et si ce sont les parties qui forment le tout, dira-t-on que ce sont toutes les parties, ou seulement quelques-unes ? Dans ce dernier cas il y aurait des parties qui ne seraient pas des parties du tout, ce qui est absurde. De plus, il faudrait renoncer à définir le tout comme on le fait d’ordinaire, une chose à laquelle ne manque aucune de ses parties. Si ce sont toutes les parties qui forment le tout, le tout par lui-même n’est plus rien, et par suite il n’y a plus même de parties ; tout et parties sont choses corrélatives comme le haut et le bas, la droite et la gauche.

Mêmes difficultés à propos du corps[44]. On définit le corps une chose qui a trois dimensions : longueur, largeur, profondeur. Mais la longueur n’est rien : car la longueur, c’est la ligne, et la ligne, disent les mathématiciens, c’est un point qui s’écoule. Mais le point n’existe pas : il n’est ni corporel, car il n’a pas de dimensions, ni incorporel, car comment pourrait-il engendrer des corps ? Ce qui engendre n’agit que par contact, et ce qui n’a pas de parties ne peut être en contact avec rien. Le point ne peut même pas former la ligne en s’écoulant ; car, s’il demeure au même endroit, il reste un point, et ne devient pas une ligne ; s’il passe d’un endroit dans un autre, abandonne-t-il entièrement le lieu qu’il quitte ? Dans le lieu nouveau qu’il occupe, il est un point, et non une ligne. Ne l’abandonne-t-il pas, et occupe-t-il à la fois le lieu ancien et le lieu nouveau ? Si ce lieu est indivisible, le point n’est toujours qu’un point ; s’il ne l’est pas, le point sera divisible comme lui, et ne sera plus même un point.

La ligne n’est pas davantage une série de points, car si les points ne se touchent pas, on ne peut dire qu’ils forment une seule ligne : et comment se toucheraient-ils, n’ayant pas de parties, et ne pouvant se toucher sans se confondre ?

On démontre de même que la surface et le solide sont choses inintelligibles.

Il nous semble inutile, après avoir résumé les arguments sceptiques sur les points les plus importants, de poursuivre cette exposition dans le détail des autres questions. C’est toujours la même méthode : ce sont toujours les mêmes procédés, on pourrait dire les mêmes artifices dialectiques. Ce que nous avons dit suffit amplement à en donner l’idée. Nous nous bornerons donc à indiquer les autres questions sur lesquelles porte le débat.

On ne saurait se faire une idée du lieu ; car il n’est pas un corps, et ne peut être vide. De plus, puisque, par définition, il contient les corps, et doit par conséquent être hors d’eux, il faut qu’il soit ou la matière ou la forme des corps, ou l’intervalle qui sépare les limites des corps, ou, comme disait Aristote, ces limites mêmes : toutes hypothèses inadmissibles.

Le mouvement est impossible ; car on ne peut comprendre ni qu’un mobile soit mis en mouvement par un autre corps, ni qu’il se mette en marche de lui-même. Les sceptiques s’approprient en outre l’argument de Zénon d’Élée : un corps ne peut se mouvoir, ni dans le lieu où il est, ni dans le lieu où il n’est pas. Restent enfin les difficultés que soulève la question de savoir si le mobile, le temps, le lieu, sont ou non divisibles à l’infini : ni l’opinion des stoïciens, qui admettent la divisibilité à l’infini, ni celle des épicuriens, qui reconnaissent des indivisibles, ni celle de Straton le physicien, qui admet l’indivisibilité dans le temps, mais refuse de la reconnaître dans les mobiles et dans le lieu, ne résistent à l’examen. On retrouve dans cette curieuse discussion la plupart des arguments qui sont encore invoqués de nos jours par les partisans et les adversaires de l’infini actuellement réalisé.

Comme le mouvement et le lieu, le temps ne peut ni être conçu, ni exister ; car il ne saurait être ni fini, ni infini, ni divisible, ni indivisible ; il ne peut ni commencer, ni finir ; il est formé du passé, qui n’est plus, et de l’avenir, qui n’est pas encore ; enfin il n’est ni corporel, ni incorporel.

Le nombre est impossible ; car il n’est ni une essence distincte des choses nombrées, ni une propriété des choses nombrées. En outre, quoi qu’aient dit les pythagoriciens, on ne peut connaître l’unité ; et, comme l’avait montré Platon, on ne peut pas non plus concevoir qu’une unité, s’ajoutant à une autre unité, cesse d’être l’unité et devienne le nombre deux.

Enfin on ne peut comprendre la naissance et la mort. Ce qui naît, c’est ou ce qui existe, ou ce qui n’existe pas : mais ce qui existe n’a pas à naître, et à ce qui n’existe pas, on ne peut attribuer aucune qualité. De même une chose ne peut naître ni de ce qui existe, ni de ce qui n’existe pas. Les mêmes raisons montrent l’impossibilité de la mort.


3o Contre les moralistes. — La question capitale en morale est celle-ci : Qu’est-ce que le bien ? Le sceptique répond qu’il n’y a pas de bien[45].

Tout le monde accorde que le feu produit de la chaleur, et la neige du froid. Si le bien existait naturellement, il ferait aussi sur tout le monde la même impression. Mais d’une part, pour les hommes incultes ou ignorants, le bien, c’est tantôt la santé, et tantôt les plaisirs de l’amour ; c’est de s’emplir de vin ou de nourriture, ou encore de jouer aux dés, ou d’avoir plus d’argent que les autres. D’autre part, parmi les philosophes ; les uns, comme les péripatéticiens, distinguent trois sortes de biens, ceux de l’âme, ceux du corps, et les biens extérieurs ; les autres, comme les stoïciens, en admettent trois sortes aussi, mais ils l’entendent autrement, et distinguent les biens intérieurs, comme les vertus, les biens extérieurs, comme les amis, et les biens qui ne sont ni intérieurs, ni extérieurs, comme l’honnête homme. Épicure est d’un avis tout différent, et on a entendu un philosophe dire : « J’aimerais mieux être fou que de me livrer au plaisir. » Entre toutes ces théories il n’y a aucun moyen de choisir, il n’y a pas de critérium.

En outre, le bien est-il le désir que nous avons d’une chose, ou cette chose elle-même ? Ce n’est pas le désir, car nous ne ferions aucun effort pour obtenir ce que nous désirons, puisque la réussite ferait cesser le désir. Et ce n’est pas la chose ; car, ou elle serait hors de nous ; et alors, si elle produisait sur nous une impression agréable, ce n’est pas par elle-même qu’elle serait un bien ; et si elle n’en produisait pas, elle ne serait pas un bien, et ne provoquerait de notre part aucun effort. Ou elle serait en nous : mais elle ne peut être dans le corps, qui est étranger à la raison ; et quant à l’âme, outre que peut-être elle n’existe pas, si elle est composée d’atomes, comme le veut Épicure, comment comprendre que dans un groupe d’atomes, le plaisir ou le jugement puissent apparaître ? Et il n’y a pas moins de difficultés si on définit l’âme à la manière des stoïciens.

Enfin d’innombrables exemples prouvent que les hommes, selon les temps et les lieux, ont les idées les plus différentes sur le bien et sur ie mal, sur le juste et l’injuste. Sextus reprend ici tous les faits qu’il a déjà énumérés à propos du dixième trope d’Ænésidème, et il en ajoute beaucoup d’autres. En présence de tant de contradictions, il ne reste plus qu’à suspendre son jugement.

Allons plus loin. Fût-il vrai que le bien et le mal existent, il serait impossible de vivre heureux. Le malheur a toujours pour cause un trouble, et le trouble vient toujours de ce qu’on poursuit, ou qu’on fuit une chose avec ardeur. Or, on ne poursuit et on ne fuit une chose que parce qu’on la croit bonne ou mauvaise. Mais quiconque a une opinion sur le bien et sur le mal est malheureux, soit que jouissant de ce qu’il croit être un bien, il craigne d’en être privé, soit que, à l’abri de ce qu’il croit être un mal, il redoute de ne pas l’être toujours. D’ailleurs, le mal est, de l’aveu des dogmatistes, si voisin du bien, qu’on ne peut avoir l’un sans l’autre : ainsi, celui qui aime l’argent devient avare ; celui qui aime la gloire est bientôt un ambitieux. Enfin la possession du bien ne satisfait jamais celui qui l’a obtenu. Riche, il désire accroître sa fortune, et il est jaloux de ceux qui possèdent plus que lui.

Cependant, les dogmatistes prétendent qu’il y a un art de vivre heureux : et ils l’appellent la sagesse. Mais lorsqu’il s’agit de définir cet art, ils sont en désaccord. Les stoïciens, qui affichent à ce sujet les plus hautes prétentions, avouent qu’il n’y a pas de sage parfait : il n’y a donc point de parfait bonheur. D’ailleurs, on a vu plus haut que la science en général est impossible : il ne saurait donc y avoir de science de bien vivre. La science et l’art se reconnaissent à leurs œuvres : l’art du médecin à la guérison qu’il produit, l’art du peintre à ses tableaux. Mais il n’y a point d’œuvre propre à la sagesse : entre les actions accomplies par le commun des hommes et celles du prétendu sage, il n’y a point de différence : honorer ses parents, rendre un dépôt, voilà des choses dont tout le monde est capable.

Enfin, le sage ne peut être appelé vertueux que s’il doit lutter contre des appétits contraires à la raison : l’eunuque n’est pas continent, et ceux qui ont l’estomac malade ne sont pas sobres. Si on dit que la vertu consiste à vaincre ses appétits, le sage n’est pas heureux, puisque ses appétits sont pour lui une cause de trouble : et sa sagesse ne lui sert à rien.

Y eût-il un art de vivre heureux, il serait impossible de l’enseigner. Trois choses sont requises pour tout enseignement : il faut qu’il y ait une chose à enseigner, puis quelqu’un qui enseigne, enfin quelqu’un qui reçoive l’enseignement. Mais il n’y a rien qu’on puisse enseigner. Car on enseignerait ce qui est, ou ce qui n’est pas. Enseigner ce qui n’est pas serait absurde. Si on enseigne ce qui est, on l’enseigne en tant qu’il est, ou en tant qu’il possède quelque qualité. Dans le premier cas, la chose enseignée est un être, et par conséquent doit être évidente. Le second cas est également impossible ; car l’être n’a point d’accident ou de propriété qui ne soit un être.

On peut montrer de même que la chose enseignée ne saurait être ni corporelle, ni incorporelle ; ni vraie, ni fausse ; ni artificielle, ni naturelle ; ni claire, ni obscure.

Il n’y a non plus personne qui puisse instruire ou être instruit. Il serait absurde de prétendre que celui qui sait instruit celui qui sait, ou que celui qui ne sait pas instruit celui qui ne sait pas. Et celui qui sait ne peut instruire celui qui ne sait pas ; car ce dernier est comme l’aveugle qui ne peut voir, ou le sourd qui ne peut entendre. Et par quel moyen l’instruire ? Ce n’est ni par l’évidence, car ce qui est évident n’a pas besoin d’être enseigné ; ni par la parole, car la parole ne signifie rien par nature, puisque les Grecs ne comprennent pas les barbares, et réciproquement ; si la parole a un sens, c’est en vertu d’une convention : on ne peut donc la comprendre qu’en se rappelant les choses qu’on est convenu de désigner par les mots : et cela suppose qu’on les connaît déjà.

Il n’y a donc pas plus de vérité certaine en morale qu’il n’y en a en physique et en logique. Suspendre son jugement : voilà la seule chose raisonnable et qui puisse donner le bonheur. Si elle ne met pas l’homme à l’abri de tous les coups du sort, si elle ne le préserve pas de la faim, de la soif, de la maladie, du moins elle supprime tous ces maux imaginaires dont l’homme se tourmente lui-même ; et les maux inévitables, comme on l’a vu ci-dessus, elle les rend toujours plus supportables.


  1. P., I, 8.
  2. P., I, 13.
  3. P., I, 190, 198, 200.
  4. P., I, 13.
  5. P., I, 201.
  6. P., I, 197.
  7. P., I, 188.
  8. P., I, 194.
  9. P., I, 200.
  10. P., I, 189.
  11. P., I, 15, 191, 203, etc.
  12. P., I, 202.
  13. P., I, 206.
  14. P., I, 15 : Τὸ ἑαυτῷ φαινόμενον λέγει καὶ τὸ πάθος ἀπαγγέλλει τὸ ἑαυτοῦ ἀδοξάστως μηδὲν περὶ τῶν ἔξωθεν ὑποκειμένων διαβεβαιούμενος. Cf. I, 10.
  15. Il est impossible de traduire le mot ἀγωγή dont se sert Sextus, et qu’il oppose au mot αἴρεσις trop dogmatique à son gré (P., I, 16). Les mots secte, doctrine, thèse, institution, profession, direction, exprimeraient toujours une idée trop positive, et manqueraient de clarté. Notre langue, amie de la précision, n’a pas de mots pour ces nuances subtiles de pensée. Nous nous servirons, à l’occasion, des mots école ou enseignement, bien qu’ils soient aussi assez impropres ; il faudra seulement entendre qu’il ne s’agit pas d’un corps de doctrines fixe et déclaré immuable, mais seulement d’un groupe d’opinions communes à un certain nombre d’hommes, et adoptées par eux, au sens qui vient d’être dit, c’est-à-dire avec réserves, et sans leur attribuer une valeur absolue.
  16. P., I, 22 : Ἐν πείσει γὰρ καὶ ἀβουλήτῳ πάθει κειμένη ἀξήτητος ἐστιν.
  17. M., XI, 164.
  18. M., XI, 165 : Ἀφιλόσοφος τήρησις.
  19. P., I, 25.
  20. M., XI, 146-160.
  21. P., I, 28.
  22. P., I, 29.
  23. Voir ci-dessus, p. 254, 265, 301.
  24. M., VII, 35. P., II, 21.
  25. P., II, 22.
  26. Sextus semble appliquer sans le dire la maxime aristotélicienne, que le semblable peut seul connaître le semblable, ou que le sujet et l’objet de la connaissance se confondent dans l’acte de connaissance.
  27. P., II, 38-40.
  28. M., VII, 426.
  29. P., II, 86.
  30. Voy. ci-dessus, p. 263.
  31. M. VIII, 145 et seq. ; P., II, 97 et seq.
  32. P., II, 102.
  33. M., VIII, 245 : Ἀξίωμα ἐν ὑγιεῖ συνημμένῳ καθηγούμενον ἐκκαλυπτικὸν τοῦ λήγοντος. Cf. P., II, 101.
  34. Cette définition avait d’abord été, chez les stoïciens, celle du signe en général (voy. ci-dessus, p. 969, note 1). Quand on eut fait la distinction entre les deux sortes de signes, elle s’appliqua uniquement au signe indicatif ; et comme ce signe (puisqu’il sert à la démonstration) est le signe par excellence, il arrive que Sextus, conformément à l’ancienne terminologie stoïcienne, l’appelle simplement le signe. C’est ce qui résout une difficulté qui a embarrassé Natorp (p. 163). Si on lit attentivement les deux passages de Sextus (P., II, 104, et M., VIII, 245), on voit clairement que dans l’un et dans l’autre, c’est bien du signe indicatif qu’il s’agit. Un peu avant le premier de ces passages, l’expression par laquelle Sextus annonce le développement qui va suivre : οὐκ ἀνύπαρκτον δεῖξαι τὸ ἐνδεικτικὸν σημεῖον πάντως ἐσπουδακόντες, indique bien que c’est du signe indicatif qu’il veut parler. Et que le second passage traite aussi la même question, c’est ce qu’atteste tout le développement dont il fait partie, et le passage (274) où l’auteur oppose le signe, soit sensible, soit intelligible, mais toujours indicatif, au signe commémoratif : ὁποῖόν ποτ’ ἂν ᾖ τὸ σημεῖον, ἤτοι αὐτὸ φύσιν ἔχει πρὸς τὸ ἐνδείκνυσθαι… οὐχὶ δὲ ἐκεῖνο φύσιν ἔχει ἐνδεικτικὴν τῶν ἀδήλων… Il est vrai que parmi ses exemples, Sextus indique un signe manifestement commémoratif : εἰ γάλα ἔχει ἥδε… Mais cela prouve simplement que la question ne se posait pas pour les stoïciens comme pour Sextus, que la distinction entre les deux sortes de signes n’était pas encore faite. Le grand point pour les stoïciens, est qu’entre le signe et la chose signifiée il y ait un lien nécessaire (ἀκολουθία, συνάρτησις). En ce sens, leur définition peut s’appliquer à certains signes commémoratifs : mais même alors ils l’entendent tout autrement que les sceptiques. L’exemple εἰ γάλα ἔχει ἥδε pas un signe pour eux au sens où les sceptiques l’entendent (c’est-à-dire comme fondé sur une association d’idées empirique) ; et il n’est pas un signe valable pour les sceptiques, au sens où l’entendent les stoïciens (c’est-à-dire comme exprimant un lien nécessaire entre deux choses). Il n’y a pour les stoïciens, comme le prouve clairement le texte M., VIII, 245, qu’un seul signe digne de ce nom : c’est le signe indicatif, celui qui prouve ἐκ τῆς ἰδίας φύσεως καὶ κατασκευῆς (P., II, 102). On voit dès lors qu’il n’y a aucune raison pour supposer, comme le fait Natorp un peu hâtivement, que le passage P., II, 101 est interpolé.
  35. Le συνημμένον des stoïciens est la réunion de deux propositions, dont la première, ou antécédente, est la condition de la seconde, ou conséquente. Exemple : si le corps se meut, l’âme existe.
  36. Il s’agit ici du λεκτὸν αὐτοτελές que les stoïciens déclarent incorporel, et dont les épicuriens nient l’existence. P., II, 104.
  37. P., II, 144.
  38. P., II, 196.
  39. P., II, 204.
  40. P., II, 207.
  41. M. IX, 207. Cf. P., III, 21. Rappelons que cette argumentation est attribuée, à tort croyons-nous, à Ænésidème, par Saisset. Voyez ci-dessous, p. 249.
  42. M., IX, 283.
  43. M., IX, 338.
  44. M., IX, 368.
  45. P., III, 179.