Les Semeurs de glace/p1/ch01

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Éditions Jules Tallandier (p. 3-26).


PREMIÈRE PARTIE



I

VOLCAN ET DYNAMITE


Mâtin, il fume le volcan, une vraie pipe du diable !

— Ah ! massa, si li fumer seulement, vieille négresse rire… ; mais li vouloir cracher bien sûr, cracher feu et flammes, et li démoli ville Saint-Pierre.

— Allons, allons, ma brave jus de réglisse, tu vois en noir… C’est la couleur de ta peau qui veut cela.

Les deux personnages se turent.

Ils occupaient la crête du morne Rouge. En arrière d’eux, mollement couchée autour de sa rade, la meilleure de l’île de la Martinique, s’étendait Saint-Pierre, avec ses maisons claires, ses jardins, son parc. Les jolies rivières, Roxelane et Goyave, serpentaient au milieu des constructions, des feuillages, et sur les flots endormis, des navires se balançaient doucement.

En avant des causeurs, se creusait le profond ravin, au fond duquel coulait la rivière Blanche, dont les eaux avaient été remplacées, deux jours avant, par une coulée de boue chaude qui avait détruit et enlizé les usines établies sur son cours.

Au delà se dressait le mont Pelé, le volcan qui, après un repos de trente-quatre ans, venait brusquement de sortir de sa léthargie, et dont le cratère se couronnait d’un épais nuage de fumée rousse.

— Li manger Saint-Pierre, répéta la vieille négresse en agitant sa tête coiffée d’un madras rouge… Les anciens l’ont dit…

Elle fit bouffer sa jupe de cotonnade blanche rayée de rose, et d’un ton solennel :

— Li cratère s’était comblé… ; un ti lac avait niché lui dedans… Les anciens ont dit : Li volcan boire le ti lac, et après, dévorer Saint-Pierre.

Son interlocuteur ne répondait plus.

C’était un beau garçon de vingt-quatre à vingt-cinq ans, au visage ouvert, éclairé par des yeux bleus, doux et résolus. Sa moustache coquettement retroussée ombrageait une bouche rieuse. Blouse de chasse, culotte bouffante, guêtres de toile et chapeau de paille composaient son ajustement. Juché sur un petit cheval roux, qui profitait de l’inattention de son cavalier pour brouter les herbes sa portée, le jeune homme était tout à la contemplation du panorama étalé derrière lui.

Soudain, il abaissa son regard sur la négresse.

— La rivière Blanche coule de la boue et de la lave… Elle me sépare du mont Pelé… Ne m’as-tu pas affirmé qu’il existait un pont où je pourrais la franchir ?

— Si, si, massa… Mais j’ai dit à massa : Toi mieux faire pas aller là-bas… montagne Pelée en colère…

— Ne te donne pas tant de mal pour m’effrayer… Le navire qui me transporte en Colombie a fait escale, cette nuit, sur rade de Saint-Pierre… À cinq heures du matin j’ai quitté la ville ; il en est six, et je dois me retrouver à bord à dix… ; j’ai donc juste le temps de rendre visite à ce digne volcan…

— Toi trembler au lieu de rire, si ti savais…

— Moi jamais trembler, plaisanta le cavalier… jamais, tu entends… toujours gai, c’est pourquoi l’on m’appelle Jean Ça-Va-Bien… Or donc, trêve de paroles inutiles… Je ne puis admettre que, passant à proximité d’un volcan en éruption, je n’aille pas le reluquer d’un peu près… Ce jour, 8 mai 1902, je foulerai le mont Pelé, parce que j’ai décidé qu’il en serait ainsi… En conséquence, aimable beauté dont le teint a la fraîcheur d’une boule à pot-au-feu, laisse de côté tes jérémiades et indique-moi la route à suivre.

La vieille secoua la tête, haussa les épaules :

— Li blanc, toujours volontaire ; li pas écouter pauvres noirs.

— Eh bien !…

— Maria obéir à ti… ti écouter.

De la main, elle désigna une maison spacieuse située à quelque distance, sur la ponte du morne Rouge descendant au lit de la rivière Blanche.

— Ti voir jolie habitation de savant Roland ?

— Je vois.

— Ti galoper jusqu’à li… trouver là sentier qui descend à la rivière, au-dessus de l’endroit où a commencé la coulée de lave… là, tit pont de bois a pas été touché… ti traverser et arriver pied de mont Pelé… mais si ti suivi conseil négresse…

Jean — il s’était donné ce nom — n’en écouta pas davantage.

Jetant une pièce de monnaie aux pieds de la femme noire, il éperonna son cheval, qui fit un bond et s’élança à toute allure dans la direction de l’habitation Roland.

La vieille ramassa la pièce, hocha le chef d’un air de pitié et prit le chemin de la ville, sans plus s’inquiéter du voyageur auquel elle avait indiqué sa route.

Lui cependant arrivait auprès du logis Roland.

La propriété se composait d’une élégante maison d’habitation, en arrière de laquelle s’étageaient sûr la pente des hangars aux toitures vitrées. Une cheminée de tôle, soutenue par des filins métalliques, s’élevait à dix mètres du sol, trahissant la destination usinière de ces dernières constructions.

Mais, à cette heure, rien ne bougeait. Aucun bruit, aucune fumée n’indiquait le travail.

Jean remarqua tout cela sans y attacher d’importance… Sa pensée était ailleurs. Il cherchait le sentier dont lui avait parlé Maria.

Il l’aperçut enfin et pressa sa monture ; mais, soudain, il exerça une traction sur les rênes, arrêtant net l’animal qui ploya sur ses jarrets.

Pour rejoindre la sente, il avait été obligé de longer le bâtiment d’habitation et, derrière une fenêtre ouverte, ses yeux avaient distingué une jeune fille assise dans un large fauteuil de rotin.

L’apparition était exquise.

Sous des cheveux noir bleu, un teint ambré, des lèvres rouges, de longs cils formant une frange soyeuse à des paupières nacrées… ; puis une longue robe blanche, d’où jaillissaient un col élégant et flexible, des mains d’une suprême élégance.

Le store de lattis jaune tamisait la lumière extérieure, et la dormeuse, — elle n’avait fait aucun mouvement — semblait une silhouette imprécise flottant dans un brouillard d’or.

Voilà ce qui avait motivé le brusque arrêt du cavalier.

Il rougit de son incorrection, salua profondément, bien que la jeune fille endormie n’eût pu être blessée par sa pantomime admirative, et, rendant la main ; engagea son cheval dans le sentier conduisant à la rivière Blanche.

Or, à cet instant, de l’autre côté de la rivière, sur la pente même du mont Pelé, deux hommes causaient.

Masqués en partie par un des rares bouquets de buissons, jetés çà et là sur les flancs dénudés du volcan, ils achevaient d’obturer une mine.

Le bourrage devait avoir ici une importance particulière, car il se complétait d’un bouchon de roches cimentées, percé d’un unique et étroit conduit d’où sortait un cordeau ou mèche d’un brun rougeâtre.

— Ah ! Crabb, murmura l’un des travailleurs avec un accent italien bien caractérisé, si le povero nous voyait !…

Son compagnon répondit en modulant les inflexions gutturales que seuls les gosiers anglais peuvent produire :

— Je priais votre personnage, Candi, de ne pas parler de mister Jean dans ce moment.

Il y eut un silence.

L’Italien, petit, sec, râblé, les yeux noirs perpétuellement en mouvement derrière les mèches brunes de ses cheveux, qui s’obstinaient à lui retomber sur le front ; l’Anglais, grand, long, blond, osseux, le visage imberbe, étaient demeurés immobiles, les regards perdus dans le vague, comme oppressés par un souvenir.

— Si le povero nous voyait ! répéta Candi.

— Eh bien, s’il regardait vers nous, grommela Crabb, je demande en quoi cela amènerait le changement de ce qui est.

— En rien, digne Crabb, en rien ; seulement je pense qu’il nous rétirerait l’affecziono de son cœur.

— Eh ! tenez votre langue, homme du Midi, avec vos suppositions qui font courir les frissons dans mon dos… Jean est en France… Il vient d’être proclamé ingénieur… Il va vivre dans le contentement et la respectabilité… Et quand nous lui enverrons un lot de pièces d’or, il dira à lui-même : « Mes pères adoptifs Crabb et Candi ont trouvé un bon filon dans les placers guyanais. » Il se mettra pas le martel en tête de penser que nous faisons le triste chose que nous faisons.

Comme on le voit, le Saxon, encore qu’il eût gourmandé l’Italien, se trouvait exactement dans la même disposition d’esprit.

Ce fut Candi qui se ressaisit le premier :

Per Bacco ! On né fait pas des omelettes sans casser des œufs !

— Certes, mais…

Ma, ma… il n’y a pas de ma qui tienne, si nous avions été des honnêtes gens, qué sérait lou pétit ? Jé té le démande… Un povero déguenillé, mangeant du pain noir et se gargarisant la bouche avec dé l’eau… Au lieu dé ça, il est ingénieur, c’est un signore, l’avénir lé plous brillant s’ouvre devant loui. Eh bien, ma… nous risquons chaqué jour les galères, la potence et lé reste… Qué ça fait. Notre carcassé, elle était condamnée dé naissance… Ma, loui, c’aurait été trop triste, trop désolante…

Et brusquement :

— Toi, voyons, l’Inglese calme, tu aurais pu lé voir souffrir, pleurer ?… Moi pas… Zé té lé dis, j’aurais massacré le monde, jé l’aurais mis en saucisson, en mortadelle, pour faire rire lou pétit.

— Et moi, by God, gronda Crabb, malgré mon loyalisme bien connu, j’aurais mis l’Angleterre et le roi lui-même en la forme d’un plum-pudding.

Les deux hommes se serrèrent énergiquement la main :

— Aussi, le doux, il était si brave, si plein de gentillesse quand nous le trouvâmes, il y a quinze ans…

— Au pied d’une meule de foin, près d’Auxerre, en France.

— Nous étions bohémiens alors.

— Et lui pleurait parce que, by God, parce qu’il avait pas de père, et pas de mère non plus, et pas d’amis davantage, et pas de pain encore à mettre en dedans de son estomac.

— Moi, il a été de suite mon adoration.

— J’ai senti mon personne devenir le papa de lui-même.

— Nous l’avons emmené, cajolé…

L’Italien baissa la voix :

— Jé mé dis alors : Candi, té voilà père.

L’Anglais joignit les mains :

— Je adressai à moi, citoyen britannique, le même speech.

— Tu peux pas, continua Candi, obliger ce doux ange à mener la vie précaire, poverissima, que tu mènes avec ton ami Crabb.

Crabb secoua derechef la main de son compagnon.

— Ce que vo disiez, Candi, est droit.

— Tou l’as compris de suite, Crabb.

— Yes. Et on a mis le boy à l’école.

— Puis au lycée.

— Ensuite à Polytechnique.

— Et comme cela coûtait plous cher, dé plous en plous, on a émigré au Brésil, où le signore de Avarca paie royalement ses dévoués compagnons.

Candi s’interrompit brusquement :

— Silence !… Voici le signore qui descend… Silence !

Quatre personnages se dirigeaient vers les causeurs, suivant une sente étroite, qui zigzaguait sur la croupe du mont Pelé et traçait sa ligne sinueuse du bord même du cratère jusqu’à un ponceau de bois, jeté en travers de la rivière Blanche.

En tête marchait un homme d’une trentaine d’années, de taille haute et élégante, vêtu avec cette recherche un peu théâtrale des créoles sud-américains.

Et de fait, le señor Olivio de Avarca eût paru à des yeux européens mériter l’épithète de créole (blanc sans mélange), bien qu’une légère teinte dorée, répandue sur la matité de son teint, décelât l’origine métisse du personnage.

Quoi qu’il en soit, il était remarquablement beau, avec ses dents blanches, sa bouche petite, encadrée par la barbe soyeuse. Ses yeux noirs, veloutés, caressants ou cruels, suivant la disposition d’esprit du señor, brillaient sous le arrebosi, foulard rouge noué sur le sommet du crâne. Son torse souple et vigoureux se dessinait sous le bojeta, chemise de flanelle, et le punchitello (mante de coton) drapé sur l’épaule. Des calzoninas, culottes bouffantes, et des guêtres de toile emprisonnaient ses jambes nerveuses, qui semblaient calquées sur celles de l’Apollon du Belvédère.

Cet homme avait une majesté étrange, et l’on s’étonnait de le voir accompagné par les trois coquins à mines patibulaires de coureurs de llanos (prairies couvertes de hautes herbes), qui suivaient respectueusement Sa Seigneurie.

— Eh bien ! Crabb ; eh bien ! Candi, vous vous reposez, mes braves ? fit Olivio en arrivant auprès des causeurs.

— Après le travail, lé repos est permis, signore, riposta l’Italien.

— Ah ! vous avez achevé.

— Totalement.

Le chef se pencha vers le bourrage, l’examina attentivement ; puis, d’un air satisfait :

— C’est aussi bien que possible.

Ses auditeurs se redressèrent :

— Mais la fortune vous récompensera de votre zèle, mes braves. Tous, Crabb, Candi, et vous autres, José, Kasper et Cristino (il se retourna, en prononçant ces derniers noms, vers ceux qui l’avaient accompagné au sommet de la montagne), tous, vous serez riches comme des monarques… Ah ! que notre mine détruise seulement cette maison et ceux qu’elle abrite, ceux que notre narcotique a plongés dans le sommeil, et un fleuve, non pas d’or, l’or est vulgaire, mais de diamants, coulera dans nos coffres.

Sa main menaçante s’étendait vers l’habitation sise en face, sur la pente du morne Rouge, habitation devant laquelle Jean Ça-Va-Bien s’était arrêté un instant.

— Alors, signore, demanda obséquieusement Candi, vous croyez que l’explosion de notre mine…

— Je suis sûr, mon drôle… aussi sûr qu’on peut l’être après des calculs irréfutables.

— C’est bien loin, murmura l’Italien d’un air de doute.

Olivio haussa les épaules :

— L’ignorance, l’ignorance !… Tu ne comprends pas… Le mont Pelé entre en éruption. Dans la cheminée centrale, le niveau des laves est à deux cents mètres au-dessus de nous. Songe à la formidable pression, des milliers d’atmosphères peut-être, nécessaire pour élever ainsi une colonne de douze cents mètres de roches fondues. Si nous réussissons à ouvrir un cratère ici, à mi-hauteur, un fleuve de lave, projeté avec une violence qui ferait considérer les artilleries du monde entier comme zéro, un fleuve de lave bombardera le morne Rouge, détruisant tout[1].

— Et vous pensez, signore, que votre mine ?… Quatre cents kilogrammes de dynamite, c’est beaucoup, ma, ça paraît bien minime pour trouer la montagne.

Nouveau haussement d’épaules du señor de Avarca, qui répondit néanmoins, avec la hautaine bienveillance d’un maître satisfait d’étaler ses connaissances devant ceux dont il réclame obéissance :

— Sur les flancs d’un volcan, les cratères s’ouvrent aux points où, par suite d’une moindre épaisseur, les roches offrent moins de résistance. Notre mine n’a d’autre but que d’ébranler la masse granitique, de provoquer une lézarde, une fissure. Les vapeurs émotives feront le reste.

De nouveau son poing s’étendit vers la maison du morne Rouge.

— Et ils mourront tous, ceux qui possèdent avec moi le secret qui doit nous rendre riches au delà de nos rêves !

Les yeux des auditeurs lancèrent des éclairs. Olivio eut un sourire. Évidemment les paroles prononcées avaient un double but : prouver sa supériorité intellectuelle à ses compagnons et exciter leur cupidité.

Mais, Changeant de ton :

— Nos chevaux sont harnachés ?

Ce fut Cristino qui répondit :

— oui, señor, je me suis borné à les entraver… ; ils sont là, derrière ces figuiers d’Inde.

— Alors, garçons, allumons la mèche et en selle… La mèche durera une demi-heure, nous aurons le temps de gagner du champ… Du reste, en marchant vers l’Est, nous serons hors de la zone dangereuse, car l’explosion se produira vers le Sud-Ouest.

Déjà José et Kasper approchaient des allumettes enflammées du cordeau porte-feu, dont l’extrémité dépassait le bourrage, quand le chef les arrêta brusquement.

— Ouais, qui vient là ?

Tous regardèrent dans la direction indiquée.

À ce moment même, un cavalier franchissait le pont de bois de la rivière Blanche et s’engageait sur le sentier qui escaladait la montagne Pelée.

— Il va passer ici, murmura Olivio,

— Yes, ya, si ! approuvèrent les autres, chacun en son idiome maternel.

— Personne ne doit pouvoir nous accuser.

— Non, personne.

— Donc, tant pis pour lui !

Ce fut tout. En une seconde les hommes eurent disparu dans l’épaisseur des buissons, mais à travers les feuillages, des yeux ardents suivaient la marche du voyageur qui chevauchait le nez au vent, sans se douter du péril suspendu sur sa tête.

Or, est inconnu n’était autre que Jean Ça-Va-Bien, lequel continuait paisiblement sa promenade vers le cratère du mont Pelé.

Embusqués l’un près de l’autre, Crabb et Candi regardaient.

Soudain, l’Italien eut un mouvement.

— Par la Madone… est-ce qué j’ai la berlue !

— La berlue, pourquoi ? demanda Crabb.

Ma, c’est qué jé crois… Oui, oui, c’est loui-même.

Candi jouissait d’une vue perçante, que celle de Crabb était loin d’égaler.

— Qui, lui ? fit ce dernier avec une pointe d’impatience.

— Le pétit…

— Jean… mister Jean !

— Oui, oui… jé mé trompe pas…

— Lui… by God !… et lord de Avarca veut le tuer…

— Il né fallait pas.

— No

— Santo Cristo, il né faut pas.

— Quoi faire ? le lord, il faisait jamais grâce.

— Non, jamais… le signore né connaît pas la pitié.

— Défendons mister Jean, alors…

— Personné né lutte contré lé signor Olivio. Chacuné balle de son revolver fait oun morto.

— En ce cas, old fellow, quoi faire ?

Le voyageur approchait toujours et quiconque eût observé les deux bandits les eût vu trembler d’épouvante.

C’est que jamais encore ils n’avaient connu angoisse pareille.

Leur histoire était celle de maint pauvre diable. Nés dans la boue, sans direction morale, ayant grandi au hasard de leurs instincts et des circonstances, tenus à l’écart de la société normale par leur pauvreté même, ils étaient devenus bandits sans secousse, sans révolte, s’abandonnant à une pente fatale.

Le sens moral n’existait pas chez eux. Qui donc le leur eût inculqué ?

N’ayant pas de quoi vivre, ils volaient ; ne possédant rien, ils prenaient aux autres sans se douter un seul instant, sans soupçonner qu’ils faisaient mal, qu’ils commettaient des crimes et que, même s’il n’existait pas de lois humaines, on ne devrait jamais faire aux autres ce que l’on ne voudrait pas que les autres vous fissent.

Traqués, poursuivis, la haine avait germé en eux.

Après le vol, le meurtre. Ils avaient déclaré là guerre a l’humanité, toujours sans comprendre l’énormité du crime.

Ils étaient des anarchistes inconscients, des aveugles de la conscience.

Toutefois, dans l’obscurité de leur âme, un rayon avait lui, et comme il arrive souvent en pareil cas, toutes les tendresses, toutes les délicatesses endormies au fond d’eux-mêmes et jusqu’alors sans emploi, s’étaient frénétiquement concentrées sur Jean.

Comment l’avaient-ils connu ? L’histoire était simple.

Un soir, à la nuit tombante, sur une route grise de poussière que Crabb et Candi suivaient pour gagner Auxerre, ils avaient trouvé un garçonnet d’une dizaine d’années, pleurant la faim.

L’enfant, un de ces parias condamnés à la solitude par la mort ou l’abandon d’une mère, n’avait pas de gîte, pas de parents, pas d’amis. Le pauvre errant était même dépourvu de nom.

Un prénom : Jean, composait tout son bagage.

Et Incontinent, avec l’insouciance des lois et règlements qui les caractérisait, les deux hommes avaient adopté l’enfant.

Alors des scrupules, ignorés jusqu’à ce jour, leur avaient soudainement poussé.

Ils s’étaient dit :

— Ce fils que le hasard d’une étape nous a donné, allons-nous le condamner à la misère que nous traînons ?

D’une commune voix, ils avaient répondu :

— Non, nous en ferons quelqu’un, ou tout aumoins quelque chose.

Comme on le voit, Crabb et Candi avaient des cœurs de père.

Jean fut mis à l’école. D’une intelligence très ouverte, curieuse de science, il fit l’admiration de ses maîtres, qui conseillèrent aux « papas » de l’excellent élève de le « pousser », en d’autres termes de le mettre au lycée.

Jean entra à Louis-le-Grand, à Paris. Ses pères adoptifs volèrent un peu plus, pour payer les années de collège.

Jean passa ses deux baccalauréats. Attiré par les merveilles de la science moderne, il exprima le désir, de faire des mathématiques spéciales, puis d’entrer à Polytechnique.

Crabb et Candi pleurèrent de joie.

Mais, songeant que leur existence nomade les exposait à maint démêlé avec la justice, que leur célébrité particulière pourrait nuire à la carrière de leur fils bien-aimé, ils quittèrent la France et vinrent opérer en Amérique, d’où les termes de la pension arrivèrent toujours avec là plus parfaite régularité.

Jean les croyait occupés à l’extraction de l’or d’un placer, voisin de la rivière de Guyane, l’Oyapok… Eux avaient rencontré le señor Olivio de Avarca, frère du gouverneur de la province brésilienne d’Amazonas, et qui, pour des raisons encore ignorées de ses subordonnés, avait réuni une troupe d’aventuriers de toutes nationalités, dont chacun avait sur la conscience assez de méfaits pour être pendu dix fois.

Le señor payait largement… Jean terminait brillamment ses études… Crabb et Candi se frottaient las mains.

Ils ne renoncèrent pas à cette agréable occupation lorsque leur chef s’embarqua avec eux sur un navire à destination de la Martinique.

La veille, ils s’étaient présentés avec José, Kasper et Cristino à la maison Roland, du morne Rouge. On les y avait reçus selon la tradition hospitalière de l’île, et ils avaient profité de la confiance de leurs hôtes pour mêler un narcotique puissant à la boisson des propriétaires et de leurs employés.

Cette opération accomplie, ils s’étaient éloignés, avaient retrouvé le señor Olivio à l’endroit où ils étaient encore à cette heure, et avaient employé la nuit à creuser, dans le flanc du volcan, la mine destinée à servir les projets secrets du chef.

Rien de tout cela ne les avait fait sourciller.

Et voilà que maintenant ils tremblaient comme feuilles agitées par le vent, à la pensée que Jean, qu’ils supposaient en France une heure plus tôt, s’avançait vers leur embuscade, offrant sans défiance sa poitrine aux coups de leurs compagnons.

Tout à coup, Candi eut un geste… Il se pencha vers Crabb :

— J’ai trouvé, dis ainsi que moi !

Puis, à haute voix, il appela :

— Signore Olivio !

Le chef tourna les yeux de son côté, et sans bouger de place :

— Que veux-tu, incorrigible bavard ?

— Vous faire part d’une réflexion qui mé vient.

— Plus tard, plus tard.

Mais l’Italien secoua la tête.

— Non, signore, plus tard, il serait trop tard.

— Parle donc, puisque, aussi bien, rien ne peut arrêter ta langue.

Dans les yeux noirs de Candi, il y eut comme un éclair joyeux qui s’éteignit aussitôt.

— Jé parle, signore, ma, c’est pour vous rendre oun grosse service.

— Vraiment ? railla le chef.

— Vraiment, signore, tout à fait… En mon pays, la bella Italia, on rencontre des volcans, le Vésuve, l’Etna.

— Bon, je sais ; après ?

— Eh bé ! les habitants des environs… ils ont l’expérience… eh bé… ils ont rémarqué ceci… Quand on versé lé sang sur lé volcan, plous rien né réoussit à celui qui a frappé.

— Imbécile ! commença Olivia.

Mais Crabb l’interrompit :

— On disait la même chose en Angleterre, et les citoyens anglais, ils trompaient jamais eux-mêmes.

Devant cette double affirmation, les visages de Cristino, de José, de Kasper, avaient revêtu une expression d’inquiétude.

Superstitieux comme tous les esprits simples, ceux-ci ajoutaient une foi absolue aux dires de leurs camarades.

Candi avait compté là-dessus.

Le señor Olivio s’aperçut du trouble de ses acolytes. Ses sourcils sa froncèrent :

— Eh bien, dit-il, mes drôles, si vous avez peur, empoignez-moi seulement ce voyageur… ; c’est moi qui mettrai fin à ses jours.

— Pas ça, signore, pas ça, gémit l’Italien enchanté du résultat de sa ruse ; car si vous lui enlevez la vie, vous né réoussirez pas dans votre entreprise, et si vous ne réoussissez pas, nous serons ruinés du même coup.

— C’est vrai ! c’est vrai ! grondèrent les bandits.

Olivio frappa le sol du talon.

Caramba ! maître trembleur, tu ne vas pas proposer d’épargner un curieux, dont la présence peut faire avorter une combinaison au bout de laquelle la fortune nous attend ?

— Qué non, signore, repartit Candi, qui sans doute attendait la question… Entendez, jé vous pris, l’explication dé votré fidèle, et vous verrez qué tout peut s’arranger à la satisfaction générale.

— Ah !

Une nuance d’étonnement se marqua dans la voix du chef… Les bandits, eux, étaient tout oreilles.

— Donc, nous faisons prisonnier cé curieux, comme l’appelé Votre Seigneurie… Prisonnier, sans lui faire une égratignure… pas dé sang, n’est-ce pas ?

— Va toujours.

— Après cela, on lé ligote solidement, comme oun objet précieux… On lé couche mollement devant la mine… On allume la mèche et l’on sé sauve… La mine éclate sur l’homme… il né parle plus jamais, ma, on n’a pas fait couler son sang !

José, Kasper, Cristino approuvèrent du geste. Quant au chef, il riait de bon cœur.

— Eh ! mes coquins aimés, dit-il, je ne veux pas troubler votre conscience pour si peu. Il sera fait ainsi que vous le désirez. Maintenant pas de bruit… Attention, le gibier se rapproche.

Tous reprirent leur position d’embuscade.

Mais, au bout d’un instant, Crabb tira l’Italien par sa manche.

— Qué ? fit ce dernier d’une voix si basse que son ami l’entendit à peine.

— Vous condamnez Jean à ce mort horrible… pulvérisé par le explosion.

— Ma non, ma non, Jé lé sauve.

— Vous le sauvez en miettes.

— Tu comprends jamais, Crabb…

— Quoi était le chose que je comprenais pas ?

— Ceci… Au moment du départ… je resté en arrière… Jé délivre notre Jean et jé lui dis : Filé au galop dé ton cheval.

La face imberbe de l’Anglais s’éclaira :

— All right ! Je voyais le finissement.

Puis, de nouveau, une expression sombre couvrit son front.

— Seulement…

— Seulement quoi, caro ?

— La douleur, il était sur la tête de nous.

— Pourquoi, mon bon Crabb ?

— Parce que le pauvre doux cœur, il allait savoir nous sommes des outlaws (hors la loi).

— Jé lé crois.

— Et il nous méprisera, by God !

Philosophiquement, Candi haussa les épaules, et, sans se douter que, dans l’abnégation de son dévouement, il s’élevait jusqu’aux limites du sublime :

— J’aimé mioux qu’il mé méprise en bonne santé, qué lé voir mourir en m’aimant.

Toute l’ardeur de son affection, unique dans la vie du pauvre diable, vibrait dans ces simples paroles.

Crabb en fut frappé, et pensif, il murmura :

— De le sorte, le souffrance, il sera pour nous toute seuls… All right, cela est droit.

Ce fut tout.

Les deux sacripants venaient, sans phrases, de sacrifier leur bonheur à celui de l’enfant dont ils avaient fait un honnête homme.

Cependant, sur la sente inclinée, Jean avait fait du chemin. Il arrivait à la hauteur des buissons qui masquaient l’embuscade.

Soudain un cri guttural le fit tressaillir.

Mais, avant qu’il eût pu se mettre en défense, des sifflements étranges passèrent dans l’air, et il sentit des liens inflexibles s’enrouler autour de son corps, le réduisant à l’immobilité.

Les bandits avaient lancé leurs lassos (cordes terminées par une masse pesante, que les coureurs des llanos et des pampas jettent à distance).

En un instant, il fut enlevé de son cheval, porté près du barrage de la mine ; son cheval fut entravé auprès de lui.

L’homme et l’animal devaient disparaître dans la tourmente de feu préparée par le señor Olivio et ses complices.

Mais si vite que se fût passée la scène, le jeune ingénieur avait pu reconnaître Crabb et Candi parmi les assaillants.

Un cri de surprise jaillit de ses lèvres, ses traits exprimèrent la stupeur.

Quoi ! ses « pères », qu’il croyait occupés à laver les sables aurifères de la Guyane, se trouvaient, là, à la Martinique, parmi des individus qui, à n’en pas douter, étaient des gens sans aveu !

Un sourire résigné entr’ouvrit la bouche de Candi… Il mit un doigt sur ses lèvres, puis il se tourna vers Olivio, attendant, ainsi que les autres, les ordres du maître.

— Cristino, allume le cordeau.

L’interpellé s’approcha de la mine et exécuta le commandement du señor de Avarca.

La flamme pétilla, montant, montant le long de la mèche. Elle atteignit l’ouverture ménagée dans le bourrage et y disparut.

— À cheval ! reprit Olivio.

Et saluant Ironiquement le captif gisant à terre :

— Señor, vous avez le loisir de faire votre prière, l’explosion n’aura lieu que dans une demi-heure. Je me serais fait scrupule de vous empêcher de mourir en bon chrétien.

Et sur cette féroce plaisanterie, qui provoqua les rires bruyants de l’assistance, Olivio courut vers les chevaux entravés à quelques pas.

Ses compagnons le suivirent. En un instant, tous furent en selle et la petite troupe partit au galop, dévalant en tourbillon vers le ponceau de la rivière Blanche.

Seulement un incident auquel nul ne prêta attention s’était produit.

La selle de Candi avait tourné, précipitant l’Italien sur le sol.

Il se releva avec un juron, mais déjà ses compagnons étaient loin. Alors il eut un rire silencieux.

— Pas bésoin dé sacrer, ils né m’entendraient pas.

D’un coup d’œil, il s’assura que ses camarades, tout à l’empressement de s’éloigner de la mine, ne s’occupaient pas de lui, puis il courut à Jean, dont il se mit en hâte à couper les liens. Ceci fait, il débarrassa la monture du jeune homme de ses entraves.

— Candi, mon père Candi ! s’écria Jean aussitôt délivré… Aide-moi à détruire cette mine… Une mine sur les flancs d’un volcan… mais c’est de quoi créer un nouveau cratère, de quoi amener la destruction de tout ce qui respire dans la vallée.

— Laissé la mine, mon dolce, il faudrait ouno zournée par défaire le bourrage et nous n’avons qu’une démi-heure… Saute en selle et sauvé-toi… Vers l’Est, tu entends, car l’éruption se produira pas par là.

— Mais, malheureux, tous vont périr, là, là… partout !

Dans un geste circulaire, le jeune homme désignait les habitations espacées sur le morne Rouge.

Un instant, ses yeux s’arrêtèrent sur la maison à l’une des fenêtres de laquelle il avait aperçu tout à l’heure une jeune fille endormie.

— Elle aussi mourra ! murmura-t-il.

Et avec colère :

— Toi, toi que j’aimais, papa Candi, tu n’as donc pas songé à moi, que tu travailles à pareille besogne ?

Candi était déjà remonté sur son cheval. Il haussa les épaules :

— Qué tu veux, povero, quand on n’a pas lé sou, on en gagné comme on peut !

Il rendait la main.

— Reste avec moi, cria Jean… Reste, que je te sauve du crime !

En l’espace d’un éclair, l’ingénieur venait de comprendre quelle était la profession de ceux auxquels il devait l’instruction, l’honneur, la droiture.

La réponse placidement cynique de l’Italien lui avait tout dévoilé.

— Reste près de moi i redit-il.

Mais Candi se retourna et avec une tristesse poignante :

— Jé souis pas digne, povero, pas digne… Adieu… sauvé-toi.

Sa monture lancée à un galop furieux l’emporta vers ses compagnons, qui déjà avaient traversé le pont de bois et filaient à toute bride vers l’Est, escaladant en diagonale la pente du morne Rouge.

Durant quelques secondes Jean demeura abasourdi, ses yeux se portant alternativement sur Candi qui s’enfuyait, sur l’habitation du morne Rouge.

— Parbleu ! grommela-t-il, mes amis ont eu la main heureuse en me choisissant un sobriquet, Ça-Va-Bien… Certes, ça va bien… Ceux auxquels je dois tout, ceux que j’aime, doivent me faire horreur, car ce sont des bandits…, qui ont préparé un cataclysme, qui ont préparé la mort de cette inconnue.

Il eut un geste violent.

— Une demi-heure…, peut-être pourrait-elle être sauvée !

Il regarda sa montre.

— Une demi-heure, j’exagère… il reste vingt-cinq minutes.

Et avec un sourire : 

— Je vais presque sûrement à la mort… Bah ! cela ennuiera mes pères adoptifs…, ce sera leur punition… Ça-va-bien !

Le ton était léger, l’intrépidité railleuse… Ça-Va-Bien méritait de nouveau son sobriquet.

Sa résolution prise, il ne tergiversa pas davantage.

Tout là-bas, à l’Est, les bandits s’enfonçaient dans une avenue tracée au milieu de plantations de caeféiers, dont les feuillages devaient leur masquer la sente du mont Pelé. Donc, aucune inquiétude de ce côté.

Jean enfourcha sa monture, rassembla les rênes, et, au risque d’une chute dangereuse, se lança à toute vitesse vers les berges de la rivière Blanche.

Avec un fracas de tonnerre, les sabots du cheval frappèrent le tablier du ponceau ; sans ralentir l’allure de l’animal, l’éperonnant au contraire, le cavalier escalada les rampes du morne Rouge.

En quelques minutes, il se trouva devant l’habitation silencieuse, devant cette fenêtre au store doré, où immobile, telle une statue, la jeune fille était toujours plongée dans le sommeil.

— Mademoiselle ! appela Jean.

Pas de réponse.

— Mademoiselle ! répéta-t-il plus fort.

Même silence, même immobilité. Du coup, son sang-froid s’évanouit.

— Les minutes sont des siècles, gronda-t-il, tant pis ! Et d’une voix rugissante :

— Holà ! Hé !… Quelqu’un !… Il faut fuir si vous tenez à la vie.

L’écho lui renvoya ses paroles, mais la dormeuse ne bougea pas, mais aucun mouvement ne se produisit dans l’habitation.

Alors le jeune homme n’hésita plus. Sautant à terre, il enjamba la fenêtre basse et regarda autour de lui.

Il se trouvait évidemment dans la chambre de la jeune fille. Le lit avec la moustiquaire blanche, la toilette de marbre blanc, la table à ouvrage en bois de rose, les mille petits objets familiers groupés sur les meubles, accrochés aux parois, disaient la présence assidue d’une virginale enfant.

Une émotion envahit le voyageur. Il n’osa pas secouer la dormeuse pour lui rendre l’usage de ses sens.

— Mais elle n’est pas seule Ici, reprit-il. Je trouverai quelqu’un.

Une porte s’ouvrait en face de lui. Il la franchit et se mit à parcourir la maison.

Dans un salon, trois jeunes gens étaient assis autour d’un guéridon supportant des tasses vides, une théière et une assiette à demi pleine de « rôties ».

— Messieurs ! appela Jean.

Mais une sorte d’effroi le saisit, en constatant que ceux-ci étaient aussi insensibles à son appel que l’aimable mignonne qu’il venait de quitter.

— Messieurs ! messieurs ! redit-il d’une voix étranglée.

Rien !

— Ah çà ! c’est le château de la Belle au bois dormant…

Et par réflexion :

— Après tout, ceux-ci sont des hommes… Rien ne s’oppose à ce que je les bouscule un peu.

Il ponctua sa phrase en donnant une bourrade au dormeur le plus proche.

Le personnage vacilla sur sa chaise et s’abattit sur le plancher avec un bruit mat, mais il ne se réveilla pas.

Jean était brave… Pourtant ses cheveux se hérissèrent sur sa tête. Cette maison, où tout semblait mort avec l’apparence de la vie, prenait à ses yeux quelque chose de surnaturel et de fantastique.

Il n’osa pas renouveler l’expérience et, avec de grands cris, continua son inspection.

— Au secours ! À moi ! Au secours ! lançait-il de toute la force de ses poumons.

Mais ses appels s’éteignaient dans le vide. Durant dix minutes, il erra ainsi, effaré, clamant… L’étrange sommeil se présentait seul à sa vue.

Dans les ateliers, une douzaine d’ouvriers assis, accroupis, étendus à terre, dormaient.

Dans un laboratoire, au milieu de cornues, d’éprouvettes, de ballons de verre, un homme d’une soixantaine d’années, aux cheveux blancs, dormait, ses lunettes d’or sur le nez.

C’était inconcevable et sinistre.

Au hasard de ses recherches, Jean se retrouva dans la chambre de la jeune fille. Par la fenêtre, il distingua le volcan dont la cime se couronnait de vapeurs roussâtres. Cette vue dissipa son trouble, le rappela à la réalité.

La réalité… ; chose horrible… ; une explosion formidable, préparée par la main des hommes, et qui allait tout briser, brûler, pulvériser sur son passage… De cette adorable enfant paralysée là, sous ses yeux, par un invincible sommeil, il ne resterait rien qu’un peu de cendre, que la lave en fusion emporterait vers la mer.

— Non, cela ne peut être, cela ne sera pas ! s’écria l’ingénieur parlant comme en songe.

Sa montre consultée lui apprit que dix minutes seulement le séparaient du moment où exploserait la mine de señor Olivio.

Dix minutes… Tant pis !… Essayer de la sauver ou périr avec elle.

Dans ses bras, il enleva la dormeuse, enjamba la fenêtre, se hissa sur son cheval avec son précieux fardeau, et enfonçant ses éperons dans les flancs de sa monture qui bondit de surprise et de douleur, il partit à fond de train vers l’Est.

L’animal hennissant, affolé par les ardillons d’acier qui fouillaient sa chair, filait comme une flèche.

De la route, Jean n’avait cure.

Les obstacles, il les franchissait au vol. Buissons, palissades, murs bas de pisé, rien ne ralentissait la course effrénée.

Cinq kilomètres sont ainsi franchis… ; le coursier halette, ses jambes perdent leur élasticité. Jean le pousse toujours, le soutenant de la voix et des rênes.

Voici la crête du morne Rouge.

Le petit plateau qui couronne la hauteur est franchi à une vitesse folle… On s’élance sur la ponte opposée… Le sommet du morne cache aux yeux de l’ingénieur la silhouette menaçante du mont Pelé.

Soudain, une détonation sourde retentit au loin.

— La mine ! murmure le fugitif.

Il n’a pas le temps d’en dire davantage. Une explosion formidable, assourdissante, ébranle l’atmosphère… Il semble qu’une voûte de feu cache le ciel. Le sol tremble, les rochers s’ébranlent et le cheval s’abat, entraînant dans sa chute ceux qui le montent.

Et tous demeurent immobiles, anéantis, inanimés, sur la terre que secoue un roulis sinistre, qui vibre sous d’incessantes détonations, au milieu d’un air embrasé qu’on dirait vomi par la gueule d’un four.

  1. Un cratère artificiel a été ainsi créé sur le Niun-Sivo, à Java, dont l’éruption menaçait l’existence du bourg du même nom.