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Les Semeurs de glace/p1/ch02

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 26-44).


II

DEUX CŒURS SOUS LES CENDRES


Combien de temps dura l’anéantissement de Jean ? Il lui eût été impossible de le préciser.

Une impression de suffocation, de chaleur intense, précéda son retour à la sensibilité. Il ouvrit les yeux. Mais il les referma aussitôt.

Il lui avait semblé que, devant son rayon visuel, était tiré un voile opaque de brume grise, au milieu de laquelle passaient des jets de feu.

— Ah çà ! murmura-t-il, c’est encore le résultat de la commotion… Troubles nerveux se traduisant par une atrophie momentanée de la vision.

Ce raisonnement scientifique était prononcé d’une voix incertaine.

Le jeune homme n’avait évidemment pas encore repris possession de ses facultés.

Toutefois la vie, un instant suspendue, revenait à flots. Le sang reprenait son cours normal. Jean s’astreignit à demeurer un moment de plus les yeux clos.

Puis il les ouvrit et regarda. La vision grise, striée de flammes, persista.

Ses regards se portèrent sur lui, sur son cheval, sur sa belle compagne. Une mince couche de cendre blanche, extrêmement ténue, les recouvrait.

Ce lui fut un trait de lumière.

— La cendre… le volcan !

Il pleuvait de la cendre ; de là le brouillard gris qui arrêtait sa vue. Des blocs de pierre incandescents tombaient aussi de temps à autre, dessinant ces lignes ignées qui l’avaient étonné tout d’abord.

Comment n’avait-il pas été enseveli sous les cendres ou carbonisé par les scories enflammées ? Une rapide inspection de l’endroit où il se trouvait lui donna la clef de l’énigme.

À l’instant de l’explosion, le terrain s’était brusquement creusé en forme de voûte. Les fugitifs, projetés sous la partie en surplomb, avaient été miraculeusement protégés par elle.

En dépit de la chaleur épouvantable, de la difficulté de respirer, Jean avait reconquis toute sa vigueur, tout son sang-froid.

— Et elle… Pourvu qu’elle n’ait pas succombé !

Il se glissa auprès de la jeune fille.

Celle-ci n’avait pas fait un mouvement. Elle dormait sous la pluie de cendres, aussi profondément qu’à la fenêtre de l’habitation Roland.

Le cataclysme, qui venait de bouleverser la région, n’avait pu vaincre l’influence narcotique qui jugulait ses nerfs.

Discrètement, Jean chassa avec son mouchoir la cendre qui recouvrait la robe blanche de la dormeuse ; puis il resta là, considérant celle qu’il avait sauvée…, cette inconnue dont il ignorait tout.

— Ah ! quel sera son réveil ? prononça-t-il tout haut.

Là-bas, à l’habitation Roland, poussé par les minutes rapides, affolé à la pensée de l’explosion imminente, il n’avait pas réfléchi…

Il l’avait emporté comme un trésor, se disant avec l’égoïsme inconscient du dévouement :

— Qu’importe le reste !

Et maintenant, il songeait que ce reste dédaigné était la famille de sa protégée… Les jeunes gens endormis autour de la tablé à thé étaient sans doute ses frères. Le vieillard aux lunettes d’or, enfermé dans son laboratoire, était son père, ce M. Roland dont le nom servait à désigner la maison.

La jeune fille s’était endormie heureuse, au milieu des siens… Elle allait se réveiller orpheline, isolée.

Parbleu ! Il était là, lui, avide de s’immoler pour elle, mais avec une angoisse affreuse son raisonnement, habitué à parler en maître à son esprit scientifique, son raisonnement s’exprimait ainsi :

— Qu’es-tu ? Un passant, un étranger. Une tendre attraction t’a appelé vers elle, mais elle ne t’a pas vu… À cette heure encore, elle ignore ton existence… Qu’est ton affection auprès de celles qu’elle a perdues ?


Et, courbant la tête, il répondait :

— Rien ! C’est vrai ! Rien.

Il ne l’avait donc sauvée que pour la condamner au deuil, à la souffrance. Son cœur, à elle, était resté là-bas, dans la maison blanche que l’ouragan de feu avait sans doute emportée, sur l’emplacement de laquelle tombait la cendre blanche du volcan.

N’eût-il pas été plus généreux de la laisser à cette fenêtre où, sans en avoir conscience, elle eût passé du sommeil dans la mort, la mort qui ne laisse aucun regret ?

Torturé par ces idées, le pauvre garçon tremblait de voir sa compagne ouvrir les yeux.

Que lui dirait-il ? Comment supporterait-il ses reproches ?

Puis un espoir lut vint.

Peut-être l’habitation Roland avait été épargnée. Si étranges sont parfois les manifestations volcaniques que tout peut être admis.

Comme sa situation changerait s’il en était ainsi ! Il voulut savoir et se glissa hors de l’abri de la crevasse. Mais bien vite il dut rentrer.

La cendre tombait drue, aveuglante, rendant l’air irrespirable. Un fragment de ponce brûlante avait atteint Jean à la joue, y traçant une balafre sanglante.

Sortir était impossible. Il fallait attendre la fin de l’éruption, la fin du terrible bouleversement sismique.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Mon Dieu ! je rêve !… ce brouillard… ce cheval mort… cet homme !

Ces paroles flottèrent dans l’air tout à coup. Jean avait frissonné. Sa compagne sortait enfin de l’anéantissement du sommeil.

Dressée sur son séant, ses grands yeux errant autour d’elle avec une expression stupéfaite, elle murmurait, l’esprit encore engourdi par les vapeurs du narcotique :

— Ce n’est pas ma chambre… où suis-je donc ? Est-ce que je deviens folle ?

Et lui, tremblant, toutes les réflexions faites durant la longue attente lui remontant à la fois au cerveau, courbait la tête, n’osant parler, l’âme déchirée à la pensée qu’il allait être le messager de malheur, l’annonciateur des deuils.

Cependant la physionomie de la jeune fille s’éclairait d’intelligence, les dernières traces de l’hébétement soporifique s’effaçaient.

— Voyons, reprit-elle, où sommes-nous ?

Et, s’adressant directement à Jean :

— Monsieur !

Il leva la tête.

— Monsieur, reprit-elle, j’ai peur… répondez… Pourquoi suis-je ici ?

Il eut un geste désolé.

— Le mont Pelé… l’éruption.

— L’éruption ! redit son interlocutrice du ton d’une personne qui ne comprend pas.

Il étendit le bras vers l’extérieur :

— Voyez, il pleut de la cendre, il tombe du feu.

Elle frissonna, et tout à coup, d’un accent déchirant :

— Mon père, mes frères, où sont-ils ?… Oh ! je vous en supplie, parlez.

Jean balbutia douloureusement :

— Je ne sais pas.

Avec une muette épouvante elle le considéra ; puis, se traînant auprès de lui, suppliante, éperdue :

— Comment ?… J’ai mal entendu… Vous ne savez pas ?

— Pardonnez-moi… Je ne pouvais essayer de sauver qu’une personne.

— Une seule ?

— Je n’ai pas réfléchi ; Je vous ai emportée au galop de mon cheval.

Il désigna le cadavre de l’animal.

— Et peut-être, acheva-t-il d’une voix sourde, n’ai-je fait que prolonger votre agonie !

Il s’arrêta.

La jeune fille crispait désespérément ses mains sur son front.

— Qu’est-ce que tout cela signifie ? balbutia-t-elle…

Je ne vous connais pas et vous avez tenté de me sauver.

— Écoutez-moi, mademoiselle… je vais tout vous dire.

En phrases brèves, pressées, il lui raconta comment il l’avait vue endormie, comment son image l’avait surpris, troublé. Il dit le guet-apens où il était tombé, la mine, son retour à l’habitation Roland.

Par un sentiment de pudeur morale, il tut seulement ses relations avec Crabb et Candi, attribuant sa délivrance à la pitié d’un bandit inconnu.

Du reste, l’hésitation du narrateur passa inaperçue. Une chose venait d’attirer l’attention de la jeune fille.

Son père, ses frères, les ouvriers, elle-même, dormant de ce sommeil inexplicable, dont le galop du cheval, le fracas du cataclysme ne l’avaient pu tirer.

— Oh ! murmura-t-elle pensive, c’est lui, c’est lui, ce misérable, qui a tout dirigé.

Et comme Jean l’interrogeait du regard :

— L’homme, le chef de ceux qui vous arrêtèrent était grand, très beau, une trentaine d’années ?

— Oui, oui ; vous le connaissez donc, mademoiselle ?

— Hélas ! mon père eut confiance en lui… Oh ! l’infâme.

Mais, s’interrompant soudain :

— Mon père, gémit-elle, mon père… Je veux aller près de lui… ; je veux…

Elle se dirigeait vers l’issue de l’abri. Jean la retint doucement.

— Impossible de sortir encore, mademoiselle, impossible.

Elle essaya de se dégager. Il supplia :

— Attendez… J’ai essayé tout à l’heure… Vous dormiez encore et j’aurais tant souhaité pouvoir, à votre réveil, répondre aux questions qui, j’en étais sûr, allaient s’échapper de vos lèvres.

— Eh bien ? fit-elle doucement.

— Eh bien, j’ai failli tomber, suffoqué par les cendres.

— Vous vous êtes découragé bien vite.

Il désigna sa joue saignante :

— Voulez-vous que je tente encore l’aventure ?… Dites un mot et je m’éloigne. Ce qui m’a ramené ici, ce n’était pas la crainte de mourir, mais celle de vous laisser seule, sans appui, sans secours, au milieu de cette averse infernale dont l’ardent rideau nous sépare du monde.

Il y avait tant de loyauté, tant de résolution, dans son accent, qu’elle se sentit émue. Elle tendit la main à l’ingénieur.

— Pardonnez-moi, l’anxiété me rend injuste.

Il serra, entre ses doigts la petite main frémissante et, avec une sorte de dévotion, il murmura :

Je suis à vous, votre serviteur, votre chose. Ordonnez, j’obéirai.

— En ce cas, faites que je ne reste pas en face de ma pensée ; elle m’épouvante. L’éruption nous condamne à l’inaction ; parlez-moi, contraignez ma pensée à ne pas se torturer elle-même. Il me semble que la folie étreint mon cerveau.

— Ah ! gémit-il, ma pensée est trouble, confuse ; elle échappe à ma volonté !

— Laissez-moi vous interroger.

— Oh ! cela, volontiers.

— Votre nom ?

— Jean.

— C’est un prénom cela.

— Je ne me connais pas d’autre appellation. Abandonné tout enfant, j’ai dû à la charité de deux…

Il hésita une seconde, puis acheva :

— De deux personnes la faculté de faire mes études, d’entrer à l’École Polytechnique de Paris, d’obtenir le titre d’ingénieur.

— Ingénieur ! s’écria-t-elle vivement ; vous êtes ingénieur ?

— Oui, mademoiselle.

— Ingénieur, lui aussi ! fit-elle.

Mais sans laisser à son interlocuteur le loisir de s’enquérir du sens de son exclamation :

— Ne voulez-vous pas à votre tour apprendre ?…

— Qui vous êtes ? Si, si, mademoiselle.

— Je m’appelle Stella Roland.

Et souriant tristement :

— J’ai un nom, moi ; ne me l’enviez pas. C’est à moi, qui ai été choyée, chérie par mes parents, qu’il appartient d’envier la tranquille insouciance que vous devez à votre qualité d’enfant perdu.

Jean secoua la tête.

Mais elle reprit avec plus de force :

— En ce jour, j’expie toutes mes joies passées. Tout est sombre, morne, endeuillé à l’entour de moi. Vous ne craignez pour personne, tandis que moi…

La voix de Stella s’embarrassait. On eût dit qu’elle n’articulait les sons qu’avec peine.

— C’est la soif, dit-elle. Ces cendres s’infiltrent dans ma bouche. Oh ! j’ai tort de pleurer sur les miens. Bientôt j’irai les rejoindre.

Jean lui tendît sa gourde :

— Buvez, mademoiselle, il reste peu de chose, assez pourtant pour vous procurer quelque soulagement.

Quoi qu’elle en eût, la gracieuse enfant saisit avidement le récipient et but avec avidité.

— Vide, prononça-t-elle au bout d’un instant… Vide… Je vous ai privé de votre dernière ressource.

— Bah ! je ne compte pas.

Un long silence suivit.

En dépit de la prière formulée tout à l’heure par Stella, Jean ne trouvait rien à lui dire.

Pour elle, elle paraissait avoir oublié sa requête.

De temps à autre, tantôt l’un, tantôt l’autre des jeunes gens, s’approchait de l’orifice de la cavité.

Mais la cendre tombait toujours, serrée, impitoyable, rendant impossible l’évasion des malheureux qu’elle tenait prisonniers. Et la fine poussière s’accumulait, couvrant à présent le sol d’un manteau de trente à quarante centimètres d’épaisseur.

Après chacune de ces constatations affligeantes, Jean venait se rasseoir au fond du réduit, d’un air accablé, tandis que Stella donnait des signes manifestes d’impatience.

Évidemment celle-ci s’exaspérait d’être ainsi murée par un poudreux et infranchissable obstacle.

Parfois une demi-heure s’écoulait sans qu’aucun des captifs fit un mouvement. C’est qu’alors passaient des courants d’air chaud, dont le contact desséchait les lèvres, la bouche, les poumons.

Les jeunes gens avaient l’impression qu’ils allaient mourir.

Puis, brusquement, sans cause, sans motif apparent, l’air redevenait respirable.

Mais ces alternatives épuisaient les prisonniers de l’éruption.

Une soif ardente les torturait.

Ils n’osaient plus se regarder, car chaque fois ils se voyaient plus pâles, plus haletants, plus abattus.

Jean avait-il dit vrai ?

Son dévouement irréfléchi ne devait-il avoir d’autre résultat que d’infliger à Stella les affres d’une longue agonie ?

Cependant la journée prenait fin.

La clarté blafarde, que le soleil invisible distillait à travers le brouillard cendré, s’éteignit.

Devant les yeux des infortunés, la nuit étendit son bandeau noir. Plus rien, un trou d’ombre d’où s’élevait le murmure cotonneux de la cendre tombant toujours, où éclatait de temps en temps une fusée rouge, une gerbe d’étincelles, produites par des pierrailles embrasées.

Repliée sur elle-même, le menton appuyé sur les genoux, Stella ne bougeait plus. Peut-être la pauvre enfant, bouleversée par la grandeur du cataclysme, n’avait-elle plus conscience de la situation.

Une seule impression paraissait survivre en elle, impression de douleur physique qu’elle traduisait à de longs intervalles par une plainte rauque, monotone :

— De l’eau… de l’eau… Oh ! cette soif !…

Puis cette plainte lamentable cessa d’elle-même, et dans l’obscurité opaque, Jean grelotta, terrifié, murmurant :

— Là, dans les ténèbres, elle va exhaler son dernier soupir.

Une terreur l’envahit

Le grésillement de l’averse de poussière cessa de craqueter à ses oreilles, sa tête se pencha sur sa poitrine et sa pensée s’arrêta.

Était-ce le sommeil ?… Était-ce la mort qui commençait ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— L’éruption a cessé ! Venez, venez, mademoiselle.

Jean et Stella apparurent hors du réduit qui les avait protégés. Le jour était revenu. Un soleil radieux éclairait la campagne.

Tous deux, éblouis, restaient là, sans avancer, les yeux clignotants.

Dix minutes plus tôt, l’ingénieur, sortant de sa stupeur, avait constaté du même coup que la lumière avait reparu et que la chute de cendres était terminée.

Vite, il avait couru à Stella, lui avait frappé dans les mains, l’avait ranimée. Maintenant ils se tenaient immobiles, surpris par ce tableau qui s’offrait à leur vue.

Au lieu de la campagne verdoyante, des champs de cannes à sucre, des plantations de caféiers, des rangées de cacaoyers, une immense nappe de poudre blanche comme de la neige recouvrait le sol. Des troncs d’arbres noirs, calcinés, se dressaient de loin en loin.

On eût dit un paysage d’hiver.

L’ingénieur, arrivant de France, était familiarisé avec cet aspect ; mais sa compagne, ayant toujours vécu dans les pays intertropicaux, où l’eau n’arrive jamais à congélation, ressentait un étonnement craintif.

Mornes, vallées, rochers, terres cultivées, tout apparaissait uniformément blanc, et le soleil venant frapper le sol éveillait d’innombrables paillettes brillantes parmi les cendres, ce qui ajoutait une ressemblance de plus avec les cristallisations neigeuses.

— Oh ! murmura tout à coup Stella, malheureuse que je suis ! J’oublie mon père, j’oublie mes frères bien-aimés.

Elle voulut marcher, mais elle chancela.

— Appuyez-vous sur moi, mademoiselle, dit doucement Jean.

Sans hésitation elle prit son bras.

Quelques jours avant, la jeune fille eût certainement hésité à accepter l’aide d’un étranger, mais les heures passées dans un danger commun rapprochent plus que des années de relations mondaines.

Jean et Stella n’étaient plus des étrangers l’un pour l’autre. Il leur semblait qu’ils s’étaient toujours connus, et ils se fussent naïvement étonnés si quelqu’un leur avait rappelé qu’ils s’étaient rencontrés, la veille, pour la première fois.

Autour d’eux, c’était le désert, le silence.

— Nous sommes à quelques mètres en contre-bas de la crête du morne Rouge, reprit l’ingénieur ; hissons-nous jusque-là, nous dominerons le pays.

— Et nous apercevrons peut-être la maison…

Stella se tut. Elle n’osa pas ajouter :

— La maison de mon père.

Son cœur était serré. Un pressentiment lugubre avait traversé sa pensée. Elle s’était sentie orpheline. Et ses grands yeux voilés de larmes se fixèrent longuement sur son compagnon.

Pesant sur le bras de Jean de toute la fatigue qui l’accablait, Stella se mit en marche.

En cinq minutes, tous deux atteignirent le plateau couronnant le morne Rouge. Mais là, ils firent halte, Stupéfaits.

Le profond ravin de la rivière Blanche avait disparu.

La dépression s’était comblée, et maintenant la pente du mont Pelé se continuait, sans solution de continuité, jusqu’à Saint-Pierre.

Ils tournèrent les yeux vers la ville. Un cri d’angoisse leur échappa.

La cité n’existait plus.

À sa place, dans un chaos de ruines, de coulées de lave, des flammes montaient jusqu’au ciel.

Un incendie gigantesque consumait ce que l’éruption avait épargné. Maisons, docks, magasins, appontements, tout flambait. Les langues rouges du feu déchiraient les nuages de fumée noire.

Sur la racle, des vaisseaux brûlaient également.

Stella joignit les mains :

— Mon Dieu ! mon Dieu !… Comment avez-vous permis un pareil désastre !

Elle se détourna avec horreur, et ce mouvement ramena ses yeux sur le volcan.

La montagne elle-même s’était métamorphosée.

Son cône supérieur, haut d’environ quatre cents mètres, s’était effondré. Le sommet du volcan se trouvait à présent au niveau de la mine établie par le señor de Avarca.

— Monsieur Jean ?… fit-elle d’une voix où sonnait sa détresse.

— Mademoiselle.

— Je suis faible, j’ai peur. Cherchez, je vous en prie, la maison… la maison où vous m’avez rencontrée.

Et des larmes coulant sur ses joues :

— Moi, je n’ose pas, je n’ose pas.

Avant qu’elle eût achevé, l’ingénieur avait dirigé ses regards vers l’emplacement occupé naguère par l’habitation Roland.

Elle avait disparu, enlizée sous les projections du volcan. De la pente, du sentier, des bâtiments, plus trace. Une plaine de lave unie, parsemée de blocs rocheux, s’étendait en cet endroit.

Seul un atelier, le plus rapproché du morne, paraissait avoir été épargné.

— Voyez-vous ?… interrogea la jeune fille d’un accent si désolé que le cœur de son interlocuteur en bondit dans sa poitrine.

Il n’eut pas la force de répondre.

Elle attendit un instant, puis la voix enrouée par l’émotion, les yeux hagards, elle répéta :

— Voyez-vous ?…

Un seul mot put se frayer passage entre les lèvres de l’ingénieur… Le mot des douleurs, des désespérances. Le mot qui synthétise les angoisses humaines, le mot qui sans cesse monte de la terre meurtrie vers le ciel impassible :

— Hélas !

Stella comprit.

Un murmure indistinct écarta ses lèvres subitement décolorées ; elle pesa plus lourdement sur le bras de son compagnon.

S’il ne l’avait retenue, elle fût tombée.

Et dans ses bras, courbée en deux, écrasée par la fatalité, elle se prit à sangloter, tandis qu’un incessant tremblement faisait vibrer son corps délicat.

Une heure avait coulé.

Assis à terre l’un près de l’autre, les jeunes gens causaient.

Jean, avec cette intuition des cœurs aimants, avait deviné que l’action seule pouvait arracher sa compagne au désespoir.

L’action ? Mais quelle action ?

Après le devoir de pleurer ses morts, songea-t-il, il reste le devoir de les venger.

Et, presque rudement, il avait dit :

— Se lamenter ne suffit pas, il faut songer à la vengeance.

Et sous sa parole ardente, Stella s’était transfiguré. Sur la douleur s’était greffée la colère.

— Oui, oui, la vengeance ! La vengeance contre celui qui m’a privée de toute affection, contre celui qui a frappé sons pitié les innocentes victimes endormies sous la lave.

Jean, satisfait de la renaissance d’énergie de sa compagne, la sentant plus calme, avait continué :

— Vous connaissez l’assassin ?

— Oui.

— Son nom ?

— Olivio de Avarca, frère de Pedro de Avarca, gouverneur de la province brésilienne d’Amazonas.

Et le jeune homme demeurant interdit :

— Cela vous surprend ? continua Stella. Être par le bonheur de la naissance un personnage, ignorer la misère, posséder une intelligence d’élite, avoir conquis le titre d’ingénieur, pouvoir aspirer aux plus hautes situations, et préférer la voie du crime. Moi non plus, je ne conçois pas cela. Pour le croire, j’ai besoin de me rappeler les paroles de mon père : « Olivio a tous les dons, mais annihilés, détruits par une passion méprisable, la passion de l’or ! »

— Il lui était facile d’en gagner.

— Oui ; mais il ne lui suffit pas d’en posséder ; il rêve d’être seul détenteur de la fortune. La richesse des autres excite son courroux, son envie. Il veut les trésors fabuleux, mais surtout il veut en priver ceux qui l’entourent.

— Mais c’est le portrait d’un monomane, d’un fou, que vous tracez là, mademoiselle !

Elle secoua la tête :

— Plût au ciel ! Fou, il serait moins dangereux. Non, c’est un être merveilleusement doué pour le mal. Voilà tout.

Sa main décrivit un cercle autour d’elle.

— Vous pouvez vous en rendre compte.

Mais, changeant de ton :

— Aidez-moi à me relever. Mes forces me trahissent, et pourtant je veux aller m’agenouiller là-bas, sur cette éminence qui recouvre tout ce que j’ai aimé.

Jean la souleva doucement.

— Merci. Vous m’avez parlé de vengeance. Vous avez jeté dans mon âme le ferment des filiales colères ; accompagnez-moi. Auprès de la tombe où le volcan a emprisonné mon père, je vous dirai tout.

Puis, avec un navrant sourire :

— Quand vous connaîtrez Olivio, vous verrez si, comme vous me le proposiez généreusement tout a l’heure, vous consentez encore à embrasser la cause de l’orpheline, à engager une lutte où l’espérance de la victoire même semble interdite.

Elle était debout.

Jean mit un genou en terre.

— Alors comme à présent, je me dévouerai à la tâche que vous allez entreprendre.

— Attendez avant de vous engager !

Mais il secoua la tête :

— Mademoiselle, si vous vivez, si vous souffrez, c’est à moi qu’en appartient toute la responsabilité.

— Merci de ce que vous avez fait.

— Je ne mérite pas de remerciements. Moins bonne, vous me haïriez. Mon zèle n’a abouti qu’à vous désespérer. Eh bien ! lorsque nous étions seuls dans la retraite que le hasard nous avait ménagé, tandis que vous dormiez encore, je me suis jugé. L’homme, être faible, ne peut malheureusement revenir en arrière, modifier ce qui fut le passé. L’avenir qui m’appartient, l’avenir qui me sera mesuré par le destin, est à vous. Ce n’est pas dévouement, ni générosité, ni noblesse, c’est simple probité commerciale ; c’est la dette sacrée que l’on acquitte, sous peine de déshonneur et de forfaiture.

Et d’un ton si tendre, si doux, que Stella ferma les yeux, une buée rose montant de ses joues :

— Quand je vous emportais au galop de mon cheval, je me réjouissais en songeant que si vous périssiez, je périrais avec vous. Au lieu de mourir avec vous, j’affronterai la mort pour vous. Avec ou pour, y a-t-il une bien grande différence, et l’ennemi à combattre sera-t-il plus redoutable que le volcan déchaîné ?

— Accompagnez-moi, murmura la jeune fille d’une voix incertaine. Je parlerai là-bas, avec l’espoir que les chers disparus m’entendront, que leurs esprits envolés flotteront autour de nous.

Au milieu du désastre, dans ce désert de cendres, les paroles sonnaient étrangement.

Une émotion générale, supérieure à tous les sentiments intimes, élevait les interlocuteurs au-dessus d’eux-mêmes.

Tous deux se mirent en route, suivant le palier formé par l’ancien plateau du morne Rouge.

Jean allait le premier.

Il avançait avec précaution, sondant le terrain. Sous la cendre, en effet, pouvaient se dissimuler des jets de lave, non refroidis encore. Un pas sur ces coulées de roches en ignition eût été mortel.

Grâce à ses précautions, sa compagne, lui-même arrivèrent sains et saufs auprès de l’atelier qui lui avait paru intact.

Il s’était trompé.

Sous la poussée irrésistible des vapeurs et des matières projetées par le volcan, les montants de bois fichés en terre, qui formaient la carcasse et le soutien du bâtiment, avaient été brisés au ras du sol et l’atelier tout entier, son plancher, son contenu, avaient été refoulés en dehors du courant destructeur.

Les vitres brisées, les planches de clôture disjointes, arrachées par endroits, formaient des brèches par lesquelles le regard pénétrait sans peine à l’intérieur.

Soudain Stella poussa une exclamation.

Jean se retourna vivement vers elle, craignant qu’elle ne se fût blessée.

Mais elle était immobile, les yeux fixés sur un objet placé dans l’atelier.

— Qu’est-ce ? fit-il.

De la main elle désigna une grande caisse de bois, renforcée de ferrures.

— Cette caisse, cette caisse !

Des larmes perlaient au bout de ses longs cils.

— Cette caisse ? demanda l’ingénieur, surpris par cette émotion dont la cause lui échappait.

Elle répondit avec effort :

— Préparée par mon père !

Et tout à coup, avec une exaltation indicible :

— Est-ce un signe ? Le ciel veut-il m’encourager à la vengeance ? Veut-il m’indiquer que mon père me protégera ?

— Mademoiselle, mademoiselle, je vous en prie ! s’écria Jean inquiet.

Stella le rassura du geste.

— Vous ne savez pas ? Vous vous demandez si je ne perds pas la raison. Ne protestez pas, j’ai lu dans vos yeux !

Puis, lentement, d’un ton recueilli :

— Cette caisse a été préparée, remplie par mon père, en prévision d’un long voyage. Pour que personne ne pût l’ouvrir, se mettre ainsi en danger…

— En danger ?

— Vous comprendrez tout à l’heure. C’est à moi que mon pauvre père en avait confié les clefs.

Elle mit la main dans sa poche, et présentant à son interlocuteur deux mignonnes clefs qui cliquetaient en glissant sur l’anneau dont elles étaient réunies :

— Les voici. Cette caisse, son contenu, eussent dû être pulvérisés mille fois durant l’éruption. Je la retrouve intacte. Cela tient du miracle. Voilà pourquoi ma première pensée a été que le ciel avait voulu raffermir mon courage. Venez, monsieur Jean, venez. Vous êtes ingénieur, m’avez-vous dit, venez, et tout vous sera expliqué.

Elle se glissait en parlant par une des brèches pratiquées dans les parois de l’atelier.

Le jeune homme l’imita.

Elle s’approcha de la caisse mystérieuse. Doucement elle se pencha. Une clef grinça dans la serrure, le couvercle se souleva. Jean plongea un regard anxieux dans la boîte ouverte.

Le coffre était double, ou mieux il contenait une boîte d’acajou, maintenue à distance des parois de la première enveloppe par des ressorts à boudin.

Stella prit là seconde clef et fit jouer la serrure du récipient d’acajou. Cette fois, Jean poussa un cri de surprise.

Il avait sous les yeux un compartiment disposé comme ceux d’une malle.

Divisé en une multitude de petites cases, celles-ci étaient tapissées d’ouate, sur laquelle reposaient des globules de verre de toutes dimensions, depuis la grosseur d’un granule, jusqu’à celle d’une orange.

Et dans toutes ces sphères transparentes tremblottait un liquide clair, d’une teinte bleu pâle.

Le jeune homme n’eut pas le temps de demander des explications.

Stella, le teint animé, les yeux brillants, clamait avec une joie évidente :

— Intactes, les billes de verre sont intactes !

Tout à coup elle s’agenouilla.

— Oh ! père, dit-elle, ces armes que tu avais créées pour délivrer la captive, ta Stella les reçoit de toi. Ta Stella luttera pour la prisonnière, elle luttera contre l’être cupide et lâche qui rêve seulement de trésors. Père, bénis ton enfant !

Comme si une invisible main s’était étendue sur son front, la jeune fille se courba en avant. D’une voix légère, ainsi qu’un souffle, elle murmura :

— Merci, père !

Puis, les mains jointes, les yeux mi-clos, elle parut s’absorber en une ardente prière.