Les Semeurs de glace/p1/ch04

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Éditions Jules Tallandier (p. 55-85).


IV

ÉTRANGE RENCONTRE


Sur une population totale de deux cent mille habitants, la Martinique comptait environ huit mille blancs, dont six mille, résidant à Saint-Pierre, avaient disparu en même temps que la malheureuse cité.

Les gens de couleur, nègres, mulâtres, quarterons, oubliant que trente mille des leurs gisaient sous les ruines calcinées, avaient constaté seulement l’extinction presque complète des créoles (blancs sans mélange) de l’île. De là à déclarer que l’éruption du mont Pelé était une manifestation de la colère divine, dirigée contre queïoles, pour que li bons nègues, bons mulates, y soient li maîtres di Matinique, il n’y avait qu’un pas.

Il fut franchi.

Bien plus, les épidermes colorés voulurent aider la fureur céleste, en supprimant les blancs échappés au cataclysme. Des scènes de violence, de pillage (li bon nègue est un tantinet voleur) se produisirent, et les autorités de Fort-de-France, capitale de l’île bouleversée, eurent peine à maintenir l’ordre, avec l’aide de la garnison.

Tous les fuyards, en effet, confluaient vers Fort-de-France. Des plantations, des villages situés hors de la zone d’action du volcan, de longues caravanes d’êtres affolés, en proie à une irrésistible panique, accouraient à ce chef-lieu administratif.

Dans les grandes catastrophes, l’homme devient faible ainsi qu’un enfant ; il éprouve le besoin de se mettre sous la protection de quelqu’un, de quelque chose, et tout naturellement, sans comprendre qu’ainsi il paralyse l’initiative privée et strangule la liberté, il tend des mains suppliantes vers… le gouvernement. Comme si le pouvoir avait mission de réagir contre les volcans !

Donc, Fort-de-France présentait une animation inaccoutumée. Dans les rues, sur les quais, aux abords de la ville, vers Case-Navire et le Lamentin, se dressaient des campements de gens apeurés. Charrettes, chiens, ânes, animaux domestiques de toute espèce, cages à poules, encombraient les trottoirs, les chaussées. Et tout cela criait, gémissait, pleurait, caquetait, glapissait sous le ciel plombé, obscurci par de fréquentes averses de cendres ténues, amenées par le vent de la montagne en éruption.

Agents de la police locale, escouades de soldats, circulaient à grand’peine à travers la foule, encourageant ceux-ci, admonestant ceux-là.

Autour de la résidence du Gouvernement, des groupes désolés stationnaient ; parents éperdus, attendant des nouvelles d’êtres chers en résidence à Saint-Pierre, demandant à grands cris la permission d’aller rechercher leurs morts, se répandant en plaintes amères contre le sous-gouverneur qui interdisait l’approche de la cité engloutie, qui contraignait prudemment les affligés à attendre que le croiseur Suchet, envoyé là-bas, revint annoncer que les abords du mont Pelé pouvaient être parcourus sans danger.

Sur les quais du port, c’était autre chose. Des Martiniquais, talonnés par la peur, ivres d’épouvante, s’efforçaient à prendre de vive force les bateaux pour fuir, s’éloigner de l’île maudite.

Et les soldats, tout pâles, les yeux humides, croisaient la baïonnette devant ces malheureux, les protégeant de vive force contre la folie de la terreur.

Or, l’un des points où l’agitation se manifestait le plus vivement, où les vociférations sonnaient le plus haut, était la partie du quai devant laquelle stationnait un grand steamer au pavillon mexicain. Sur le bordage du navire on pouvait lire ce nom : Madalena, et les cheminées peintes de bandes alternées, vertes et blanches, indiquaient aux fuyards qu’ils se trouvaient en présence d’un vapeur de la compagnie mexicaine du Sud, la Vera-Cruz-Chili, desservant les principaux ports du Venezuela, Brésil, Uruguay, Argentine et Chili.

Pour éviter l’assaut des apeurés, la passerelle avait été retirée ; une section de marsouins tenait le populaire au large, opposant une douceur compatissante, une patience apitoyée, aux invectives furibondes.

Et, par instants, ils avaient un réel mérite.

Lorsque des passagers, régulièrement inscrits, se présentaient, munis de leur billet de classe, les rangs des troupiers s’ouvraient ; la passerelle, actionnée par des matelots du Madalena, venait affleurer le quai.

Aussitôt une bousculade se produisait.

La foule tentait de suivre les élus qu’elle enviait, et il ne fallait rien moins que la pointe acérée des épées-baïonnettes, les avertissements menaçants du lieutenant commandant la section, pour décider les furieux à la retraite.

— Mistress Elena Doodee, cabine 2.

— Miss Mable Nice, cabine 4.

Ces deux phrases furent prononcées par deux dames, dont le rapprochement formait une vivante antithèse.

La passagère de la cabine 2, menue, frêle, élégante, blonde, délicieuse petite poupée frisée, sautillante, souriante, comme la race anglo-saxonne en met parfois en circulation.

La propriétaire de la cabine 4, grande, haute en couleur, de formes extra-opulentes, déambulant lourdement avec la grâce obèse d’un éléphant. Toutes deux s’étaient arrêtées en face du lieutenant et agitaient leurs billets.

— Miss Mable Nice, expliqua mistress Elena, est mon petit dame de compagnie.

À cette affirmation, l’officier ne put entièrement réprimer un sourire. Le petit dame de compagnie représentait au bas mot, huit fois le volume de sa maîtresse.

Toutefois, refrénant sa gaieté irrespectueuse, le chef de section prit les tickets, les parcourut du regard, puis se tournant vers les matelots, préposés à la manœuvre de la passerelle :

— Laissez passer.

Les Anglaises se glissèrent aussitôt entre les soldats et gagnèrent le pont, tandis que les groupes restés sur le quai rugissaient de rage et de désespoir.

Soudain le silence se fit.

Civils et militaires regardèrent avec étonnement un jeune homme et une jeune fille, qui s’avançaient doucement, suivis par un âne, chargé d’une caisse et conduit par un nègre.

Des quolibets s’élevèrent

— On refuse le passage aux personnes, osera-t-on l’accorder à un bourriquot ?

Les nouveaux venus ne parurent point entendre. Le jeune homme présenta ses tickets au lieutenant qui lut : « M. Jean, ingénieur ; Mlle Stella Roland, cabines 3 et 5. »

— Laissez passer, dit-il.

Des matelots empoignèrent la caisse que portait l’âne.

— Ceci dans la cabine 3, indiqua Jean.

Sur quoi, le nègre et son âne s’éloignèrent le long du quai, tandis que l’ingénieur et sa compagne prenaient pied sur le steamer.

Ah ! ils avaient eu peine à arriver jusque-là, avec la boîte mystérieuse contenant les ampoules bleues.

Trouver dans le pays désert une bête de somme, un conducteur, puis gagner Fort-de-France, à travers la campagne désolée recouverte d’un linceul de cendres.

Pourtant, grâce à la bonne humeur de Jean, à sa sollicitude toujours en éveil, Stella avait ignoré la fatigue, le découragement.

À présent, accoudée sur le bastingage, à deux pas de la coupée, elle considérait avec commisération la foule qui vociférait de plus belle.

Jean se pencha à son oreille.

— La première étape est franchie, mademoiselle.

Elle approuva de la tête.

— Et, continua-t-il, la lutte pour la vengeance va commencer.

— Oui, murmura la jeune fille, là vengeance ou la punition du crime abominable.

— La bataille sera rude…

Stella tressaillit. Son clair regard interrogea son interlocuteur :

— Auriez-vous peur ?

— Horriblement, mademoiselle, répliqua Jean avec un sourire ; peur pour vous. Les fatigues de la montée du fleuve des Amazones, les miasmes de la forêt vierge, et surtout les embûches de nos ennemis, tout me pousse à vous supplier de m’attendre dans un port de la côte brésilienne, et de me laisser seul tenter l’aventure.

Elle lui tendit la main :

— Merci.

— Vous acceptez ?

— Non, je refuse ; je vous suis obligée de l’intérêt qui dicte vos paroles ; mais vous n’avez pas réfléchi. C’est mon père, ce sont mes frères que dévora la lave déchaînée par Olivio. Pensez-vous que je puisse me tenir à l’écart, alors que vous risqueriez votre existence ? Non, n’est-ce pas ?

Comme il esquissait un geste vague, elle reprit :

— Puis il y a autre chose.

— Quoi donc ?

— Je veux pousser jusqu’au temple Incatl, délivrer la sœur inconnue que les prêtres ont ravie en vertu de la loi inca.

— Eh bien, ne suis-je pas là ?

— Si, mon ami, si, je vous associe à tous mes projets ; mais ma sœur, élevée loin de moi, ne soupçonne pas mon existence. Comment voulez-vous qu’elle m’aime si, par les dangers affrontés, les obstacles vaincus, je ne lui montre ce qu’est l’affection d’une sœur ?

Elle aurait continué sans que Jean, bercé par la musique de sa voix, songeât à l’interrompre. Un Nouvel incident se chargea de ce soin.

Quatre hommes, jouant des coudes, se frayaient sans façon un passage à travers les groupes qui encombraient le quai. En avant marchait un garçon brun, jovial, qui bousculait les assistants avec les plus cordiales admonestations.

— Té donc, bonnes gens, un peu de place à Scipion Massiliague de Marseille, mes amours ; Marseille, la première ville du monde, pécaïre ; la première, pour ne pas dire la seule.

— L’unique, rascasse ! appuyait un domestique au costume texien, en emboîtant le pas à son maître.

— Bien, Marius, approuva ce dernier, très bien : l’unique !

Derrière les causeurs, deux géants blonds, aux yeux bleus, présentant le type le plus pur des chasseurs canadiens, s’avançaient sans effort apparent.

Le lieutenant lut sur leurs billets de classe :

— Francis Gairon, chasseur canadien. — Pierre, engagé du précédent.

Sur un signe du jeune officier, les quatre passagers furent admis sur le pont.

Sans doute, ils avaient craint des difficultés, car ils poussèrent un soupir de satisfaction, et le Marseillais Scipion Massiliague s’écria :

— Nous voici sur le Madalena ; de gré ou de force la señora Dolorès vivra, bou dieou ! elle vivra.

Puis arrêtant un matelot qui passait :

— Écoute, mon brave, et réponds.

— À vos ordres, señor.

— Où est le capitaine ?

— À terre, señor, chez le commissaire de la Marine.

— Ah ! per lou diable, c’est fâcheux.

Le pétulant personnage fourrageait dans ses cheveux.

— Et il va être longtemps, ce digne capitaine ?

— Je ne sais pas, señor.

— Très fâcheux. Tu vas comprendre, mon brave garçon. Figure-toi que nous arrivons de Mexico, mes amis et moi, à la poursuite d’une señorita, qui doit mourir et que nous ne voulons pas qu’elle trépasse…

À ce moment, le marin, appelé à la manœuvre de la passerelle, échappa à l’étreinte du Marseillais, avec un bref :

— Pardon, señor, mon service.

Il s’éloigna sans en entendre davantage.

— Au diable ces Mexicains, gronda Scipion ; ils sont si exubérants qu’un honnête citoyen de Marseille, il peut pas placer un mot gros comme une fève ; pas vrai, Marius ?

— Vrai comme la clarté du soleil, appuya l’interpellé du ton le plus convaincu.

Jean et Stella, tirés de leurs réflexions par l’arrivée bruyante du Marseillais, n’avaient pas perdu un mot de la conversation.

Une sympathie soudaine les entraînait vers ces inconnus qui, de leur propre aveu, voyageaient pour arracher une femme a la mort.

Aussi l’ingénieur fit-il un pas vers Scipion et, se présentant :

— Jean Ça-Va-Bien, de Paris, ingénieur et passager. Peut-être pourrais-je…

Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Le pétulant Marseillais lui avait saisi les mains :

— De Paris, mon bon ! Eh ! Paris est un petit Marseille, lanfarou… Nous sommes compatriotes.

Puis, sans reprendre haleine :

— Je pense aussi que vous pourriez me renseigner ; votre obligeance me conquiert, et si jamais vous venez sur la Cannebière, nous déjeunerons ensemble : huîtres de la Madrague, bouillabaisse, tout le tremblement ! C’est, entre nous, à la vie, à la mort

Stella et Jean eurent un sourire. La faconde du Méridional les amusait. Celui-ci, d’ailleurs, trouvait sans doute ses propos les plus naturels du monde, car il poursuivit :

— Voilà la chose, mille diables, la voilà. Nous arrivons de Mexico, à la poursuite d’une señorita qui doit mourir…

Il était dit que Scipion n’achèverait pas encore son histoire cette fois, car le second du paquebot entra à ce moment dans la conversation.

— Vous avez demandé le capitaine, señor. À son défaut, je suis à votre disposition, moi, Nuñez Garcia, officier en second du Madalena.

Tout d’une pièce, Massiliague se tourna vers le nouveau venu.

— Monsieur Garcia, je suis votre serviteur, eh donc !

— Vous désiriez un renseignement ?

Le visage du Marseillais s’épanouit :

— Vous mettez le doigt sur la vérité, comme une tartare met le cap sur le vieux port de Marseille ; je vous essplique donc.

— Je suis tout oreilles, señor.

— Oh ! une seule suffit, la chose est d’une simplicité à être comprise d’une sardine. Nous venons de Mexico, à la poursuite d’une señora qui doit mourir…

— Commandant !

Ce mot, lancé par une voix rude, interrompit le narrateur.

— Qu’est-ce ? demanda l’officier, faisant face au quartier-maître qui l’avait interpellé.

— Le matelot Paz s’est blessé grièvement, il a été transporté à l’infirmerie.

— J’y vais. Excusez-moi, señor ; je reviendrai dans quelques minutes.

Sur ce, le second suivit le quartier-maître, laissant Scipion fort mécontent de ne point réussir à placer son récit. Par bonheur, le capitaine en personne, le señor Armadas, parut sur le quai.

— Le capitan, le capitan, chuchotèrent les marins en faisant vivement glisser la passerelle.

— Le capitaine ! Enfin, cette fois, de gré ou de force, je serai renseigné.

Tout en parlant, Massiliague se plantait à l’extrémité du léger pont reliant le navire au quai ; il saisissait le señor Armadas, à la minute précise où celui-ci posait le pied sur le steamer.

— Capitaine, Scipion Massiliague, de Marseille, avec ses compagnons, passagers de première classe, acheva le Marseillais, qui désirent vous entretenir un zeste.

Quelque peu surpris de la soudaineté de l’attaque, l’officier répondit néanmoins du ton le plus aimable :

— Parlez, señor.

— Ainsi fais-je, rascasse, sans me répandre en vaines récriminations sur la difficulté de la conversation à bord.

Et reprenant la phrase qui semblait vraiment stéréotypée sur ses lèvres, Scipion continua :

— Nous arrivons de Mexico, à la poursuite d’une señora, qui doit mourir et que nous ne voulons pas qu’elle trépasse.

Jean et Mlle Roland écoutaient curieusement :

— Vous dites ? interrogea le capitaine.

— La vérité pure, toute nue, telle qu’elle sort du cœur d’un Marseillais — et pressant son débit : — Il faut vous apprendre que nous étions six, nous ne sommes plus que quatre, parce que deux d’entre nous : Fabian Rosales et son fils Cigale, sont occupés, le père à gérer son hacienda au Mexique et à faire patienter ma fiancée, la délicieuse Vera ; le fils, à accomplir son service militaire à Cayenne, infanterie de marine ; après quoi, il épousera une charmante Hindoue du nom d’Anoor.

Le señor Armadas ouvrait des yeux énormes.

— Pardon, murmura-t-il, je ne comprends pas.

 Cette expression malencontreuse fit bondir Scipion.

— Eh ! bou dieou ! vous comprendrez jamais, si vous parlez tout le temps ! Permettez-moi de placer un mot et tout deviendra clair, limpide, comme l’onde de la Méditerranée.

Son interlocuteur ébaubi demeurant bouche bée, le Provençal reprit :

— Vous n’ignorez pas, je suppose, que, pour lutter contre les États-Unis saxons du Nord américain, tous les États celto-latins du Sud, du Mexique à la Patagonie, se confédèrent ? Or, pour arriver à ce résultat, il a fallu renouer la tradition d’alliance des Incas du Pérou et des Aztèques du Mexique, en un mot, retrouver, au prix de mille dangers, le symbole de cette alliance, un gorgerin, caché par les fidèles, lors du trépas du dernier prince aztèque, Montézuma.

Un flot de sang monta aux joues de l’officier.

— Je sais cela. Comme tout bon Sud américain, je vénère la sainte jeune fille, l’héroïne, qui a risqué ses jours pour conquérir le gorgerin d’alliance.

Et se découvrant, il ajouta d’un ton grave :

— Honneur à la señorita Dolprès pachero, la Mestiza !

— À la bonne heure, donc, vous êtes un homme de bien, presque un Moco, pécaïre ! Eh bien, capitaine, c’est nous qui accompagnions la Mestiza dans son expédition.

— Vous ?

— Et j’étais le champion du Sud, mon bon, moi, Massillague de Marseille.

L’officier se frappa le front.

— Mais oui, voilà bien le nom ; pardonnez-moi, señor, de ne l’avoir pas reconnu de suite.

D’un geste noble, Scipion sembla chasser les excuses de son interlocuteur.

— Point, point, capitaine. Je ne saurais me confire en vanité pour l’estant ; j’ai des choses plus graves à l’esprit.

— Graves, dites-vous ?

— Oui, car vous ignorez l’affreuse récompense qui attend le dévouement de la Mestiza.

— Affreuse récompense ?

— Hélas ! ma caille, je le dis : affreuse ! Car je ne trouve pas, même en provençal, la langue la plus opulente du monde, de vocable différent pour désigner la chose.

Le sourire aux lèvres, Stella ne perdait pas une syllabe de l’entretien. Soudain son rire se figea, son cœur cessa de battre.

Scipion venait de prononcer :

— Dolorès Pacheco, je l’ai appris trop tard, est prétresse du dernier temple consacré à la religion inca, au Soleil ; le dernier qui existe au Pérou, le temple Incatl.

— Le temple Incatl ? gémit Mlle Roland d’une voix tremblante.

— Vous le connaissez ?

À cette question du Marseillais, la jeune fille répliqua :

— Oui, le temple est même le but de mon voyage.

— Ah ! tiens, bagasse, mademoiselle, nous aurions voyagé de conserve si…, seulement nous n’aurons pas besoin d’aller si loin.

Puis revenant au capitaine :

— La señorita Dolorès avait été choisie par les prêtres ; pour effectuer l’union des Celto-Latins du Sud, elle devait retrouver le gorgerin d’alliance ; mais elle avait promis, sa tâche accomplie, de revenir à Incatl, et d’être immolée sur l’autel du Soleil, en signe de remerciement aux dieux, seuls artisans du succès.

— Immolée, elle ! gronda le Canadien Francis Gairon.

— Du calme, ami Francis, du calme. Bref, capitaine Armadas, moi, mon domestique Marius, Gairon et son engagé, Pierre, nous avons juré que la pauvre Dolorès ne serait point sacrifiée. Gairon, du reste, palpite pour la señorita, et je pense moi-même qu’un mariage modeste est encore préférable au plus brillant des supplices.

Il y eut un silence. Ni Jean ni sa compagne ne riaient plus.

Frappés par la coïncidence étrange qui les jetait en présence d’inconnus lancés, ainsi qu’eux-mêmes, à la poursuite d’une prêtresse du temple Incatl, ils demeuraient sans voix, envahis par une émotion soudaine.

Cette prêtresse, cette Dolorès Pacheco, avait vécu dans le temple, auprès de la sœur de Stella, auprès de l’enfant enlevée, dont Roland n’avait pu apprendre ni le sort ni le nom.

Dolorès lui avait parlé sûrement. Peut-être même la pourrait-elle désigner à l’orpheline du morne Rouge.

Et tous deux se sentaient pris d’un ardent désir de rencontrer la Mestiza, de l’interroger, de lui arracher le secret capable de rendre à Stella une tendresse, une confiance, une amie.

— Hélas ! señor, je ne saisis pas en quoi mon concours vous serait utile.

La réflexion du capitaine arracha les jeunes gens à leurs réflexions. Avidement ils regardèrent Massiliague.

Celui-ci s’inclina lentement :

— Je vais vous l’apprendre, mon bon.

— J’écoute.

— La señorita Dolorès veut tenir son serment ; nous voulons le contraire.

— Parfaitement.

— Alors, prévoyant notre opposition, elle nous a faussé compagnie sans le moindre adieu.

— Et vous supposez ?

— Je ne suppose pas, ma caillou, je suis certain, autremain je serais pas ici ; je suis certain qu’elle s’est rendue à la Vera-Cruz, où elle s’est embarquée pour gagner l’embouchure de l’Amazone, remonter le fleuve et atteindre ainsi le temple Incatl, que le diable réduise en boudin.

Armadas hocha la tête :

— Oui, oui, tout devient clair.

— Vous voyez bien.

— Vous estimez que, peut-être, la noble Mestiza est à mon bord.

— C’est cela, sauf que ce n’est pas tout à fait cela ; elle n’y est pas peut-être ; elle y est sûremain.

— Vous croyez ?

— Nous l’avons suivie à la piste jusqu’à la Vera-Cruz. Là, notre enquête a établi irréfutablement qu’elle avait été vue montant sur le steamer Madalena.

— Alors vous désirez connaître ?

— Le numéro de la cabine occupée par la señorita. Quant au reste, nous nous en chargeons. Les Incas, le Soleil et le reste, c’est pas pour faire cligner de l’œil à un Marseillais.

— Je n’ai rien à vous refuser, illustre champion du Sud, je consulte mon contrôle des passagers.

Ce disant, le capitaine tira un carnet de sa poche, l’ouvrit et parcourut plusieurs pages des yeux. Il parut surpris :

— La Mestiza, voyage en première classe ?

— Évidemment. N’étant tenue à aucune économie…

— Alors, señor, elle n’est pas à bord.

— Pas à bord, vous me la donnez belle ! Puisque je vous répète qu’à son signalement, les agents de votre compagnie se sont parfaitement souvenus de l’avoir remarquée sur le Madalena.

— Regardez vous-même. En première, J’ai quatre passagères seulement : señorita Stella Roland, cabine numéro 3 ; mistress Elena Doodee, cabine 2 ; miss Mable Nice, cabine 4, et enfin une Indienne guarani, fille de chef, répondant au nom d’Ydna et occupant la cabine 14.

Jean et Stella, très intéressés, s’étaient mêlés au groupe.

Comme tout le monde, ils avaient appris, par les journaux, l’audacieuse expédition de la Mestiza, allant chercher, en plein territoire nordiste, le joyau antique, gage de la confédération du Sud américain. Ils avaient, lui en France, elle à la Martinique, admiré le courage, l’énergie de la jeune fille ; mais les dernières paroles de Scipion avaient transformé leur admiration en une tendre attirance.

L’héroïne était prêtresse d’Incatl, et elle allait compléter son sacrifice à la liberté sudiste, par le don volontaire de sa vie.

Aussi, ce leur fut une désillusion d’entendre le capitaine affirmer que Dolorès Pacheco ne figurait pas sur le contrôle des passagers.

L’espoir éveillé dans leur esprit ne se réalisait pas.

Ils ne se rencontreraient point avec la Doña — comme l’appelaient les feuilles mexicaines, guatémaltèques, péruviennes ou autres — il ne leur serait pas loisible de l’interroger sur sa jeunesse, sur les pratiques mystérieuses du temple du Soleil, sur ses compagnes.

— Ydna, Ydna, si nous étions à la frontière mexicaine, je dirais…

— Que diriez-vous ? demanda impétueusement Massiliague, en se plantant devant le Canadien Gairon, qui venait de prononcer cette phrase énigmatique.

Mais le chasseur possédait autant de calme que le Provençal montrait de fougue. Paisiblement il répondit :

— Rien d’utile, un rapprochement avec un mot du dialecte comanche.

— Il s’agit bien de cela ?

— Vous avez raison. Que nous importent les peuplades indiennes qui parcourent les déserts du Mexique septentrional ?… Et pourtant…

Le Marseillais trépigna :

— Encore des réticences. Ah ! digne chasseur, la patience des citoyens de Marseille est légendaire ; seulement vous épuiseriez celle d’un saint avec vos circonlocutions. Rascasse, parlez comanche, si vous en avez l’envie, mais per lou diable de l’Esterel, parlez de suite.

Sans rien perdre de sa placidité, Francis reprit :

— Eh bien, je me souvenais.

— De quoi ?

— De ceci. Le mot Ydna est comanche.

— Ah bah !

— Et je me faisais cette réflexion, que les indigènes du Mexique et du Pérou, ayant eu de fréquentes relations historiques ensemble, il se pouvait que certains vocables appartinssent aux langues des deux races.

— Conclusion ?

Scipion piaffait littéralement d’impatience.

— Conclusion, continua doucement le Canadien, Ydna a peut-être le même sens au Pérou que chez les Comanches.

— Et ce sens ?

— Est identique à celui du nom espagnol Dolorès.

— Qui vient de dolor, douleur, souffrance, rugit Scipion. Un déguisement nominatif, alors ! Farfandieou ! nous l’allons bien voir.

Ravi, avec de grands gestes, l’exubérant Provençal battait l’air de ses bras.

— Si la supposition est juste, Ydna serait Dolorès Pacheco que nous cherchons. Ne répondez pas, Francis, votre émotion parle pour vous. Car, il faut que je vous essplique, capitaine. Le digne chasseur a rêvé d’épouser la Mestiza. Celle-ci, de son côté, aurait été heureuse de réaliser ce rêve sans son damné serment au Soleil. Mais patience, je suis là, et quand je devrais souffler le Phœbus comme une simple chandelle de la Joliette…

Il s’arrêta soudain, redevint grave, et s’inclinant :

— Ydna, cabine 14, avez-vous lu, capitaine ?

— En effet, señor.

— 14… Donc je sollicite de vous l’autorisation de perquisitionner dans cette cabine.

L’officier leva les bras au ciel.

— La cabine est la propriété du passager, je ne puis…

— Sauf au cas où la salubrité est en jeu.

— La salubrité ?

— Oui, supposez une invasion de cafards, de rats…

Un sourire distendit les lèvres de tous les assistants.

— Certes, mais le cas ne se présente pas.

— Pardon. Il faut avoir un cafard dans la cervelle pour faire un serment au Soleil. Par mesure de salubrité… mentale, je fais irruption dans la cabine 14, et si nous ne nous trompons pas, nous délivrons Dolorès de cette vilaine compagnie.

Le diable d’homme avait décidément réponse à tout. Toutefois le señor Armadas tenta encore de le dissuader :

— Mais si vous faites erreur, señor Massiliague ?

Celui-ci haussa les épaules :

— Alors, je m’esscuse, mon bon. Je vous demande ce que l’on peut exiger de plus. Pécaïre, un homme qui s’esscuse a droit à tous les égards.

Sans doute l’officier se préparait à élever encore quelques objections. Scipion ne lui permit pas de les formuler.

D’un geste, d’une désinvolture désarmante, il frappa légèrement l’épigastre du Mexicain, puis avec cette inimitable confiance qui semblait faire le fond de son caractère :

— C’est dit, je dame le pion à l’astre du jour.

Après quoi, dardant son regard riant sur ses amis :

— Et autremain ? Tu dors, ma caille. Allons, ouste, debout, pour m’accompagner.

Déjà il disparaissait dans l’escalier accédant au couloir des cabines. Tous s’y précipitèrent après lui.

Sans trop savoir pourquoi, Jean et Stella suivirent, laissant le capitaine Armadas rire tout à son aise de l’aventure.

Cependant, Massiliague en tête, la petite troupe se glissait sans bruit dans les cursives.

Arrivés à proximité de la cabine désignée sous le numéro 14, tous firent halte, et Scipion, s’avançant seul à pas de loup, s’en fut appliquer son oreille contre le panneau de bois verni, derrière lequel se trouvait Ydna, cette inconnue, pour qui les assistants, sans exception aucune, ressentaient le plus vif intérêt.

Un silence anxieux pesa dans le corridor. Puis le Marseillais se redressa :

— Je n’entends rien.

D’un bond, le chasseur Francis fut auprès de lui.

De nouveau tous demeurèrent muets, immobiles, impressionnés,

— Non, rien, murmura enfin le Canadien.

— Alors, je frappe, dit tranquillement Scipion.

Et Joignant l’acte à la parole, il heurta discrètement la porte. Aucun mouvement ne se produisit à l’intérieur de la cabine.

Scipion cogna derechef. Même résultat négatif.

Impatienté, — le calme n’était pas son fort, — il heurta plus vigoureusement. Le résultat du vacarme fut de faire apparaître mistress Elena Doodee et sa dame de compagnie, miss Mable Nice, occupées à leur installation.

— Quoi vous cherchez en cet endroit ? questionna sévèrement mistress Elena.

Yes, quoi vous cherchez ? appuya la grosse Mable.

— Miss Ydna.

À cette réplique, les Anglaises prirent des mines effarouchées et s’enfermèrent chez elles avec un double et retentissant :

— Shocking !

L’exclamation des pudiques filles d’Albion fut couverte par un véritable rugissement.

— Farfandieou ! J’avais donc les yeux dedans ma poche.

C’était Scipion qui constatait, ce dont il ne s’était point aperçu jusqu’à ce moment, que la clef de la cabine 14 se trouvait dans la serrure.

— La clef, dit-il encore. Tant pis, rascasse, j’ouvre.

Joignant le geste à la parole, le Provençal empoigna la clef, la mit en mouvement. Doucement, la porte tourna sur ses gonds. Tous se précipitèrent. Hélas ! la cabine était vide. L’Indienne Ydna avait disparu.

Dire la désillusion des assistants est impossible et, cependant, elle devait s’accroître encore.

Sur une planchette fixée à la paroi, une enveloppe, placée en évidence, attira l’attention de Massiliague. Il se pencha. Son visage exprima la stupeur. Le Marseillais venait de lire cette suscription :

« À Francis Gairon. »

— Té, la povre se trahit d’elle-même… Elle écrivait à notre brave chasseur.

Celui-ci, devenu pâle, prit la missive d’une main tremblante, fit sauter le cachet et, la voix changée, hésitante, épela les lignes suivantes :

« Je vous ai aperçu ce matin ; j’ai deviné que vous étiez à ma recherche, que vous suiviez ma trace. Ce m’a été une douce chose d’avoir reçu de vous cette dernière marque d’affection ; mais personne, pas même vous, ne peut changer mon sort. La prédiction inca est précise : Celle qui aura ramené au jour le gorgerin d’alliance devra être immolée sur l’autel de Lumière, sur la pierre consacrée au Soleil. Faute de ce sacrifice, nos peines deviendraient inutiles aux yeux des Indiens ; les périls bravés en commun resteraient stériles. Oubliez celle qui déjà se considère comme morte, et pour qui c’est une douleur de plus de songer que vous la pleurez.

« Signé : Ydna-Dolorès Pacheco. »

Tous les yeux étaient humides. Stella avait croisé les mains sur sa poitrine, où son cœur sautait éperdument. Un désir aigu la hantait de connaître Ydna, cette douce héroïne qui, sans phrases pompeuses, sans gémissements, donnait sa vie pour assurer l’indépendance Sud-américaine.

Et Massiliague, dont la face réjouie se contractait désespérément pour retenir les larmes prêtes à s’échapper de ses paupières, murmura :

— Capodieou ! C’est une sainte, la Mestiza. Une fille pareille aurait sa statue à Marseille, et dans ce pays bête, on veut l’égorger comme un agnelet des Alpiles.

Puis changeant brusquement de ton :

— Eh ! bagasse ! Je ne veux pas qu’on la découpe… Si les Indiens comprennent pas, tant pis pour eusses. C’est un crime de détruire une si vaillante fille, vé ! Et ce n’est pas par un crime que l’on fait naître la liberté. Sauvons-la malgré elle.

— Ah ! répondit tristement le Canadien, pour la sauver, il faudrait savoir où elle est.

— Eh bé ! mais à bord, je suppose.

— Non. Le post-scriptum de sa lettre le dit.

Et Francis se reprit à lire :

« Je descends à terre. Cette fois, vous ne me rejoindrez plus. Oubliez, oubliez-moi. »

— Descendue à terre ?

— Oui, partie, hors d’atteinte.

— Où la chercher ?

— Où la retrouver ?

Les questions se croisaient ; tous parlaient en même temps. Soudain, l’organe sonore du Marseillais s’éleva :

— Bonnes gens, le plan est simple.

— Simple ? firent les auditeurs supris.

— Bé oui, mes colombes ; à Marseille, quand on veut trouver un cireur de chaussures, on se rend sur la Cannebière, parce que l’on sait que là est leur station préférée.

— Quel rapport ?

— Le rapport le plus étroit, bravounette : la doña a pour but le temple Incatl.

Francis fit entendre un véritable rugissement ; ses mains puissantes se serrèrent à faire craquer les os.

— Je comprends. Nous allons là-bas ; nous l’attendons et nous la protégeons.

— Contre les prêtres, le soleil et tout le tremblement, donc. À part ça, nous avons nos cabines, estallons-nous. Nous prendrons ainsi de l’avance sur la chère fugitive.

Réconfortés par l’idée du Marseillais, Francis, Pierre, Marius reprirent avec lui le chemin par lequel ils étaient venus.

Jean et sa compagne restèrent seuls, en face de la porte ouverte de la cabine 14.

Tous deux regardaient en silence la petite salle, veuve de sa passagère, la couchette suspendue, le hublot rond par lequel se glissait un gai rayon de soleil.

— Dire que c’est au nom de l’astre radieux, soupira Stella, que l’on veut tuer cette pauvre jeune fille. Le monde n’est-il donc composé que de victimes et de bourreaux ?

— Bon, fit Jean, il existe une troisième catégorie, celle des braves gens qui vengent les premières des seconds.

Stella le considéra avec mélancolie.

— Bien faibles, bien peu nombreux, ceux-là.

Mais l’ingénieur haussa les épaules :

— Bien forts au contraire, quand ils ont à leur disposition les armes forgées par leurs devanciers ; quand ils peuvent produire des températures, auprès desquelles le froid polaire paraîtrait brise de printemps.

Il y eut de l’étonnement joyeux dans les yeux de la jeune fille.

Jean sourit à sa muette interrogation et poursuivit d’un ton légèrement ironique :

— Ne pensez-vous pas que celui qui transmuera en pierre l’eau de la source sacrée, le Maître, comme le nomment les légendes incas, sera assez écouté pour sauver Mlle Ydna ou Dolorès.

Elle joignit les mains.

— Quoi, vous avez songé ?…

— Avec votre permission.

— Ma permission, mais vous allez au-devant de mes vœux. Vite, prévenons ces pauvres gens qui aiment la fugitive, qui souffrent…

Elle s’élançait vers l’escalier montant au pont. Il brisa son élan par ce seul mot :

— Non.

Stella se retourna vers lui, stupéfaite :

— Non ?

— Non, redit-il doucement. Il importe que notre puissance… scientifique demeure secrète. Les prêtres d’Incatl nous traiteraient en imposteurs, s’ils soupçonnaient que nous utilisons leurs légendes pour exécuter un tour de passe-passe, un numéro de physique amusante, une séance d’escamotage.

— Comment le sauraient-ils ?

— Par la langue, mademoiselle ; la langue qui, au dire d’Ésope, est ce qu’il y a de meilleur et de pire. Au nombre des amis de la señora Dolorès, se trouvent un Marseillais et un fiancé, deux êtres abominablement bavards par destination. Dès lors notre secret deviendrait celui de Polichinelle…

— C’est vrai, c’est vrai, murmura Mlle Roland.

— Et je vais plus loin, poursuivit Jean, si nous rencontrions la señora, nous devrions par prudence lui celer nos intentions.

— À elle aussi ?

— Absolument. Elle est de bonne foi ; elle croit sa mort utile à la cause de l’émancipation du Sud. Il est donc certain qu’elle refuserait de se prêter à ce qu’elle considérerait comme une supercherie.

— Donnerait-elle ce nom à la découverte ?…

— De votre père, oui sans doute. La science est d’essence divine ; elle a charge de préciser l’idéal vaguement entrevu par les poètes, de fixer ses lois, de déblayer la route qui y conduit ; mais dans ses formules mathématiques, l’ignorant ne devine pas sa haute portée philosophique. Le vulgaire ne voit dans la science que des résultats physiques, bons seulement à gagner de l’argent. Son cerveau enfantin ne conçoit pas que chaque progrès matériel est un pas fait vers le mieux moral ; il ne sent pas l’apôtre dans le savant, la prière dans le travail, l’infini dans l’équation algébrique.

Stella serra la main de son compagnon. Elle comprenait, elle, la mission sainte de la science ; l’éclat de ses grands yeux le démontrait, et aussi, elle était reconnaissante à l’Ingénieur qui parlait, avec ce respect quasi religieux, des connaissances auxquelles M. Roland avait consacré son existence.

— Vous plaît-il de vous reposer ? fit encore Ça-Va-Bien. J’ai fait déposer la caisse aux globes d’air liquide dans ma cabine, rien ne vous embarrassera donc.

— Mais vous-même ?

— Je remonte sur le pont, le désire obtenir quelques renseignements complémentaires sur…

Il hésita, puis acheva gaiement :

— Sur… notre protégée inconnue ; peut-être tirerai-je de ses amis une indication favorable à nos projets.

Stella lui adressa un regard reconnaissant :

— Allez, mon ami, allez, j’ai confiance en vous, et dans ma détresse, je remercie le ciel de m’avoir donné un défenseur.

Il ne répondit pas, mais il éleva la main de la jeune fille jusqu’à ses lèvres ; puis, brusquement, il s’éloigna.

Elle, demeura sur place, suivant des yeux la silhouette de l’ingénieur déambulant dans le couloir. Elle le vit gravir l’escalier, à la main courante de cuivre, et quand il eut disparu, elle poussa un soupir.

— Les fleurs renaissent donc de leurs cendres, murmura la douce enfant. Je croyais mon cœur mort a l’affection, et maintenant…

Elle n’acheva pas, sa jolie tête eut un mouvement mutin, et lentement Stella se dirigea vers la cabine 3, qui devait être sa demeure durant la traversée. Mais sur le seuil, elle demeura saisie.

Une femme était debout dans l’étroite enceinte. Cette femme avait appuyé le doigt sur ses lèvres. C’était, à n’en pas douter, la passagère inscrite sous le nom d’Ydna, fille d’un chef Indien guarani.

Son costume : tunique de cotonnade descendant à mi-jambe, ses mocassins (sandales) ornés de disques de métal, son manteau de vigogne ; sa coiffure retenue par un diadème de plumes multicolores, les lignes de peinture bleue — peinture de voyage et de paix — qui sillonnaient son visage, rappelait cette race guaranie, courageuse et chevaleresque, dont les tribus parcourent les immenses solitudes des bassins de l’Amazone et de l’Orénoque.

Vivement elle saisit la main de Stella, attira la jeune fille à l’intérieur, referma la porte, et d’une voix suppliante :

— Silence ! Je croyais cette cabine inoccupée ; je sortirai quand je n’aurai plus rien à craindre.

— Alors vous ne sortirez jamais, riposta Mlle Roland, un peu revenue de son premier étonnement.

— Jamais ? Pourquoi ?…

— Parce que ceux qui vous cherchent ont pris passage à bord.

L’Indienne eut une exclamation dépitée.

— À bord ?

— Oui.

— Mais alors, il faut que je descende à terre… que…

— Impossible. Ils sont sur le pont, et la Madalena va quitter le port dans quelques instants. Écoutez le signal du départ.

En effet, la sirène du steamer lançait son appel mugissant, qui se répercutait en écho dans les flancs du navire.

Ydna se tordit les mains :

— Que faire ? que faire ?

— Señora Dolorès Pacheco, fit doucement son interlocutrice.

Mais elle se tut, la guaranie frissonnait de la tête aux pieds :

— Dolorès Pacheco. Quoi, vous savez ?

— Votre fiancé, Francis Gairon, est là.

Se cachant le visage dans ses mains, la mystérieuse passagère gémit :

— Hélas ! hélas !

Bouleversée par cette douleur, Stella la prit dans ses bras :

— Remettez-vous. Le hasard, ou mieux la Providence a fait que je me suis trouvée sur le passage de vos amis, que j’ai reçu leurs confidences. Je sais qui vous êtes ; je sais à quel but grandiose vous avez voué vos jours ; je sais que maintenant vous retournez au temple Incatl pour mourir.

Ydna avait laissé retomber ses mains. De ses grands yeux sombres elle considérait l’orpheline. Dans son regard il n’y avait plus d’inquiétude, mais une confiance attendrie. Évidemment elle se rendait compte que la jeune fille ne serait jamais son ennemie.

Stella le sentit. Et, encouragée, elle reprit :

— Nous ne nous connaissons pas, et pourtant nous devons être amies, car le vent du malheur nous a courbées toutes deux. C’est un rapprochement cela, un rapprochement qui me donne le désir de vous venir en aide. Dites-moi donc pourquoi vous voulez mourir ?

Un sourire mélancolique distendit les lèvres de l’Indienne.

— Je vous crois, señorita.

— Ah ! merci, s’exclama joyeusement Mlle Roland.

— Et, continua Ydna, je vais tout vous dire.

Affectueusement, Stella la fit asseoir.

Il y eut un instant de silence. La prêtresse d’Incatl respirait avec force. On eût dit qu’elle était partagée entre le désir et la crainte de parler.

— Oh ! murmura Mlle Roland, ne résistez pas à l’attraction qui nous conduit l’une vers l’autre. J’avais joie à vous servir, et vous peut-être seriez à même de me rendre service.

— Moi ?

— Vous. Et tenez, pour vous encourager, je veux vous donner l’exemple de la confiance, consentez-vous à m’écouter ?

— Oui, de grand cœur. Vos yeux disent la sincérité de votre âme. Moi aussi, croyez-le, j’aurais plaisir si, de notre rencontre, sortait quelque chose d’heureux pour vous.

Stella serra les mains de sa compagne. Puis lentement, n’omettant de son triste récit que la part relative aux boules d’air liquide, elle narra la terrible catastrophe de la montagne Pelée,

Le steamer Madalena s’était mis en marche. Un léger balancement indiquait qu’il avait quitté le port de Fort-de-France, qu’il fendait de son étrave les flots toujours agités de la mer des Antilles, Caribeen sea, comme l’appellent les Anglais.

Ni l’une ni l’autre n’y prenait garde. Stella disait l’éruption, la ville de Saint-Pierre anéantie, le sommeil profond qui avait étreint sa famille et elle-même.

Et puis l’intervention de Jean Ça-Va-Bien. Par un sentiment de réserve, la jeune fille ne présenta pas celui-ci comme un passant inconnu. Elle le désigna comme un frère. Le dévouement de l’ingénieur ne lui donnait-il pas droit à ce titre ?

Pensive, Ydna écoutait :

— Et maintenant, questionna-t-elle, où allez-vous ?

Stella la regarda bien en face.

— Nous gagnons le port de Sao-Luis de Moranhao, au Brésil.

— En quoi puis-je vous être utile ?

Un instant, Mlle Roland hésita.

Elle voulait parler du temple Incatl, but de son voyage, et en même temps elle tenait à ne pas trahir le pouvoir dont elle disposait. Il fallait avouer la vérité, sans laisser soupçonner à son interlocutrice qu’elle connaissait la tradition de la fontaine sacrée. Enfin, elle prit son parti :

— Nous voulons remonter le cours de l’Amazone.

— Remonter le fleuve ?

La voix d’Ydna exprima la surprise. Plus tendrement, l’orpheline étreignit ses mains :

— Je devrais le cacher, fit-elle, c’est un secret. Mais la sympathie, qui m’a conduite vers vous avant même que je vous aie aperçue, ne me permet pas de garder le silence.

Elle eut une dernière hésitation et se décidant soudain :

— Tant pis, dit-elle enfin, je crois à la sympathie, je vous avoue donc tout ; mon frère n’est pas mon frère…

— Qu’est-il donc ?

— Un inconnu qui m’a sauvée de la mort, ainsi que je vous le contais tout à l’heure, qui a voulu partager les dangers d’une mission terrible et douce que m’avait léguée mon père.

Un silence suivit.

La Mestiza paraissait réfléchir. Tout à coup, elle attira sa compagne à elle.

— Écoutez. Vous disiez à l’instant : Je crois à la sympathie…

— Certes !

— J’y crois également, mais je crois aussi à la volonté de la Madone. Si elle a permis notre rencontre, si elle nous a conduites l’une vers l’autre, c’est que de notre union doit naître une chose prévue par sa bonté, une chose heureuse.

Elle eut un triste sourire.

— Heureuse, pas pour moi, car ma destinée est accomplie ; mais pour vous. Eh bien ! cherchons ensemble, et, pour cela, permettez que je vous interroge encore.

— Interrogez donc, je vous en prie.

— Pour vous engager ainsi dans les solitudes, il faut que vous poursuiviez un but bien important, que vous craigniez des dangers bien graves.

— Oui, répondit la jeune fille sans hésiter.

— Ne pouvez-vous me dire ce but, ces dangers ?

Et comme son interlocutrice se taisait, la Mestiza continua d’une voix persuasive :

— Oh ! ne croyez pas à une vaine curiosité. En remontant le fleuve, vous parviendrez au territoire de l’État d’Amazonas, et dans toute son étendue je puis mettre mon influence au service de mes amis.

— Ce n’était pas défiance, mais discrétion. Vous parliez de votre influence ?

— Elle est réelle. Je ne vous cache rien. Il est aux confins de l’Amazonas, près des frontières de Bolivie et du Pérou, un temple révéré par les Indiens, respecté par les blancs.

Une émotion subite agitait Mlle Roland. Sa compagne allait au-devant de l’explication qu’elle n’osait donner.

— Le temple d’Incatl, balbutia-t-elle. La Mestiza tressaillit :

— Vous le connaissez ?

— J’en ai entendu parler, il y a longtemps, et encore à l’instant, à propos de vous !

— Eh bien, en ce cas, vous comprenez ce que vaut ma protection. Je suis prêtresse d’Incatl.

— Je le sais,

— C’est vrai, mais cette émotion ?

Un trouble inexprimable emplissait l’âme de Stella.

Prêtresse d’Incatl ! L’orpheline songeait que sa sœur Ignorée, elle aussi devait être prêtresse. Et son cœur lui soufflait cette phrase angoissante :

— Si c’était elle ! si c’était elle !

— Qu’avez-vous donc ? insista son interlocutrice.

Stella joignit les mains :

— Oh ! par pitié, votre nom, votre nom ?

— Ydna.

— Ydna ? Non ; n’en avez-vous point d’autre ?

— Si, Dolorès Pacheco, nom que les serviteurs du dieu de Lumière m’ont imposé, lorsqu’ils m’envoyaient à la recherche du gorgerin d’alliance.

Mlle Roland secoua tristement la tête.

— Dolorès ? Non encore, ce n’est pas cela, ce n’est pas cela.

Son interlocutrice la considérait avec étonnement. Soudain, Stella lui étreignit les poignets.

— Oubliez mes paroles. Vous êtes prêtresse du temple, donc vous ne devez pas savoir, vous ne devez pas.

Elle se leva brusquement, et s’approchant du hublot ouvert, elle aspira à longs traits l’air marin aux senteurs salines.

Le steamer parcourait le chenal qui sépare la Martinique de la Dominique. Le soleil piquait la mer clapotante de paillettes d’azur et d’or, et la côte se perdait dans l’éloignement avec l’apparence d’un brouillard roussâtre.

Prise par le spectacle, la jeune fille restait là, oubliant sa compagne, engourdie en quelque sorte par la puissance d’apaisement de l’Océan.

Soudain, elle tressaillit.

Un bras caressant entourait son cou et Ydna, penchée vers elle, murmurait à son oreille, avec une infinie tendresse :

— señorita, je suis prêtresse du temple Incatl, c’est vrai ; mais mon âme ignore la trahison. J’ai cru deviner que vous-même vous vous dirigiez vers le sanctuaire ; j’ignore pour quelle cause. Je veux continuer à l’ignorer, car je vois combien vous êtes émue à la pensée de la révéler, mais je crois que je pourrais vous être utile, et ce me serait une satisfaction si grande, que je vous supplie de ne pas me la refuser.

Sa voix était douce, enveloppante, son regard attendri. On comprenait que sa sympathie n’avait rien de feint, que sa bouche exprimait sincèrement son cœur.

Cependant Stella hésita encore. Mais la prêtresse l’embrassa au front.

Parlez, señorita, parlez, c’est une sœur qui vous conjure de croire en elle.

— Une sœur !

Ce mot, qui répondait à sa pensée, décida Mlle Roland.

— Eh bien, murmura-t-elle, dites-moi si, parmi vos compagnes servant à Incatl, des divinités inconnues, il n’en est pas une, qui, jeune fille, fût ravie toute petite à la famille Roland.

— Ravie ?

— Oui, par les prêtres soucieux de perpétuer, la chaîne inca.

Les yeux d’Ydna exprimèrent la stupéfaction.

— On ne m’a jamais parlé de cela.

— Quoi, vous ignorez que le sang inca ?

— Coule dans nos veines ? Non, cela je le sais.

Stella eut un gémissement :

— Vous, vous êtes de la race inca ?

— Oui.

Déjà les bras de Mlle Roland s’ouvraient pour étreindre cette jeune et belle créature. Elle allait lui dire :

— Tu es la sœur que je cherche, que j’aimais sans la connaître.

Mais la prêtresse continua :

— Nous sommes vingt et une — trois fois sept, chiffre saint, — toutes Incas d’origine, à ce que nous enseignent les prêtres, toutes orphelines.

Les bras de Stella retombèrent.

— Vingt et une ?

— Oui.

— Orphelines ?

— Oui.

— Laquelle est celle que je cherche ?

Et comme Ydna, à cette question incompréhensible pour elle, gardait le silence, Mlle Roland, emportée par un de ces élans du cœur auquel on ne résiste pas, se jeta dans ses bras en gémissant :

— Moi aussi, je suis orpheline, et je veux délivrer ma sœur pour pleurer avec elle sur les chers disparus.

— Et moi, répliqua la pseudo-Indienne en l’étreignant contre sa poitrine, moi qui ai été désignée pour retrouver le gorgerin d’alliance, pour créer la confédération du Sud ; moi qui dois mourir pour achever mon œuvre, je veux, jeune fille, avant de clore les yeux pour jamais, te voir dans les bras de ta sœur bien-aimée.