Les Semeurs de glace/p1/ch03

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Éditions Jules Tallandier (p. 44-54).


III

LE SANG DES INCAS


Debout, le chapeau à la main, — car, pénétré d’un instinctif respect, il s’était découvert, — Jean demeurait pensif, immobile, évitant de faire un geste, afin de ne pas troubler la méditation de sa compagne.

Bientôt elle se redressa. Ses yeux étaient humides, mais une résolution courageuse s’y lisait.

Elle se rapprocha de Jean, lui prit la main, et d’une voix ferme, avec une majesté souveraine :

— Mon père m’a parlé. J’accepte votre dévouement.

Il voulut répondre, remercier. Elle l’interrompit :

— Ne prononcez point de paroles inutiles. Je vois dans votre cœur comme dans le mien. Mais prêtez-moi toute votre attention. L’heure est venue de vous dévoiler le mystère, auquel la fatalité, le hasard ou la Providence vous a mêlé.

Il la considérait avec étonnement.

La jeune fille, naguère apeurée et gémissante, ne donnait plus l’impression de la faiblesse.

Doucement elle l’entraîna au dehors, et, lui montrant un monceau de débris :

— Asseyons-nous, et écoutez.

Impressionné par son accent, il obéit. Un instant, elle parut se recueillir, puis lentement, la voix abaissée, elle parla :

— Je dois reprendre de loin. En sachant comment mon père chéri a vécu, vous comprendrez pourquoi l’on a voulu sa mort.

« Chimiste de grande valeur, M. Roland avait été envoyé en mission en Amérique par le gouvernement français.

« Il avait parcouru la haute vallée du fleuve Amazone, étudié sa constitution géologique, percé le mystère de la formation des gîtes diamantifères, et c’est sur les conclusions de ses rapports que M. Deprest réussit à fabriquer, en laboratoire d’abord, de la poussière, ensuite de minuscules pierres de diamant.

— En d’autres termes, à obtenir la cristallisation du carbone pur, murmura l’ingénieur.

Stella sourit :

— Oui, mais n’interrompez pas. Je suis bien certaine que vous savez ces choses. Je reprends. Mon père arriva, en remontant le cours du Jurua, affluent du Maranon, branche principale de l’Amazone, à peu près au point où cette rivière, le Jurua, sert de frontière à trois États, le Brésil, la Bolivie et le Pérou.

« Attaqué une nuit par des salteadores (voleurs) de la prairie, il fut laissé pour mort sur le terrain. Quand il revint à la vie, il se trouva dans une grotte souterraine aux piliers enluminés de vives couleurs, aux parois recouvertes de sculptures capricieuses.

« Je vous ferai grâce des difficultés qu’il eut à vaincre pour apprendre où il revenait à la vie. Sa bonne étoile avait voulu qu’il tombât non loin d’un temple qui jouit d’une grande réputation dans la région, et que les indigènes nomment l’Incatl.

« C’est le dernier refuge de ceux qui pratiquent la religion des Incas, race royale qui régnait sur le Pérou, l’Équateur, la Bolivie, le Nord chilien et argentin, l’Ouest brésilien, lorsque les Espagnols et les Portugais découvrirent l’Amérique.

« Des prêtres avaient recueilli mon père.

« Une jeune fille d’une rare beauté, attachée au service du temple, soignait le blessé. Ils s’aimèrent.

« Les prêtres consentirent au mariage, à la condition que M. Roland s’établirait dans la région, et que jamais il ne chercherait à faire quitter le sol américain à son épouse.

« La fiancée devait être ma mère.

« Durant des années, ce fut le bonheur.

« Le ménage occupait une magnifique hacienda sur les bords du Jurua. Il semblait que ce pays fortuné fût le paradis. Le soleil brillait au ciel, la tendresse brillait dans les cœurs.

La voix de Stella trembla légèrement tandis qu’elle continuait :

— Mes trois frères étaient nés. Or, avant leur naissance, mon père avait remarqué que sa compagne était en proie à une tristesse profonde, qui se dissipait seulement lorsqu’elle avait l’assurance que le nouveau-né était un garçon.

« Il l’avait interrogée vainement. À ses questions elle répondait :

« — Je suis nerveuse. Je souffre de mon imagination. La vie naissante me fait songer à la mort. Le commencement amène l’idée de la fin.

« Et lui, pour qui elle était tout ; lui qui ne trouvait de musique qu’en sa voix, de clarté qu’en ses yeux, de bonheur qu’en sa présence, se contentait de cette explication vague.

» Hélas ! il devait connaître bientôt le motif dès larmes de sa compagne.

« Pour la quatrième fois, il fut père. Cette fois, c’était d’une fille.

« Il en eut une joie délirante ; mais quand il vint auprès de ma mère, celle-ci éclata en sanglots.

« — Emportez-la, fuyez. Ils vont la prendre !

« Et soudain avec terreur :

« — Non, non, ne faites pas cela ; ils vous tueraient. Obéissez, courbez-vous sous la fatalité de la tradition inca.

« Puis elle tomba dans un désespoir morne, et elle refusa de répondre aux questions inquiètes de mon père.

« — Cette enfant, murmura Jean, c’était vous ?

Stella secoua la tête :

— Non, ma sœur aînée ; une sœur que je n’ai pas connue, et que je veux maintenant plus que jamais retrouver, afin de pleurer avec elle ceux qui ne sont plus.

Puis rapidement, éludant ainsi toute nouvelle interrogation :

— La nuit suivante, l’enfant disparut.

« Dire le bouleversement de mon père ! C’est lui qui m’a raconté ces choses, et après de longues années, il frémissait et pleurait à la pensée de la fille séparée de lui ! Dire sa tristesse est impossible.

« Il arriva à un point d’égarement tel que ma mère, craignant pour sa raison, finit par dire :

« — Cela devait arriver, parce que je suis une fille des Incas.

« Il la regarda, stupéfait. Jusqu’alors il avait ignoré que le sang des anciens rois péruviens coulât dans ses veines.

« À ses questions, elle opposa d’abord le silence ; mais il s’irrita, crut qu’elle était complice de l’enlèvement de sa fille, et terrifiée à l’idée d’être méprisée par celui dont l’affection était sa vie, elle lui expliqua ceci :

« Quand les Incas furent vaincus, exterminés par Pizarro, l’aventurier espagnol, en 1533-1534, leurs immenses trésors furent transportés dans les galeries souterraines du temple Incatl, dont les ouvertures furent soigneusement dissimulées.

« Une jeune princesse inca échappa seule au massacre. Là, dans une retraite ignorée, elle fut élevée.

« La tradition disait :

« Une fille inca amènera l’émancipation des nations américaines, et elle sera sacrifiée ensuite pour remercier les dieux. »

« Il fallait donc perpétuer la race inca. Il fut décidé que la jeune princesse serait mariée, et que sa première fille appartiendrait au temple, où elle serait élevée. On la marierait à son tour, et ainsi de suite. De la sorte, il y aurait toujours une fille inca prête à se dévouer à l’indépendance, lorsque l’heure marquée par les divinités sonnerait.

« — Depuis, la chaîne inca n’a jamais été rompue, dit ma mère. Notre fille est pour toujours séparée de nous.

« Et elle ajouta :

« — J’avais juré le secret, mais ma bouche n’a pu rester close pour toi. Vois par là combien je t’aime ; en parlant, j’ai fait le sacrifice de ma vie.

« — De ta vie ! se récria M. Roland.

« — Oui. Les prêtres m’avaient fait jurer sur les emblèmes saints du Soleil et du feu de la Terre !… La mort sera la punition de ma faute.

« — Non, tu ne mourras pas, car je contraindrai ma peine à rester muette. Je veux que tu vives, pauvre femme dont la douleur a été surhumaine. Je comprends maintenant pourquoi tu te désespérais avant d’être mère. Oui, oui, cette tradition maudite empoisonnait tes jours.

« Un an plus tard, poursuivit Stella, je naquis à mon tour.

« Ce fut une joie et une tristesse. Une joie parce que je n’étais pas menacée, moi, parce que mes parents savaient que l’on ne me ravirait pas à leur tendresse. Un chagrin, parce que ma présence ravivait le souvenir de ma sœur.

« Or, un soir que j’étais endormie dans mon berceau, ma mère assise auprès de ma couchette, mon père, qui réfléchissait depuis un moment, demanda tout à coup :

« — Chère femme, connais-tu toutes les traditions incas ?

Elle répliqua sans hésiter :

« — Oui.

« — En es-tu certaine ?

« — Certaine. Celle qui maintient la chaîne des Incas est élevée dans le temple, instruite par les prêtres. Ah ! elle n’ignore rien de ce qui la peut servir dans l’accomplissement de la mission d’indépendance.

« M. Roland hocha la tête.

« — Bien. Alors, je te prierai de chercher en ta mémoire.

« — En ma mémoire ?

« — Oui. N’est-il pas une prédiction, une croyance inca pouvant permettre de commander à ces prêtres, de reprendre l’enfant qu’ils nous ont arrachée ?

« Ma mère courba tristement le front.

« — Non ! Les gardiens du temple n’obéiront qu’à un seul homme dont les textes sacrés annoncent la venue.

« — Et cet homme ?

« — Se fera reconnaître par un prodige.

« — Bon, un savant moderne est capable de réaliser…

« — Le prodige est indiqué et il est irréalisable pour un homme.

« — Qu’est-ce donc ?

« La pauvre femme hésita un instant ; puis, comme si elle prenait son parti :

« — J’ai déjà manqué au secret promis ; et puis, tu es mon âme, je me reproche de t’avoir caché la vérité si longtemps. Les livres saints disent que le maître auquel les prêtres remettront leur autorité et les trésors incas, se présentera dans le temple. Il s’approchera de la source d’eau chaude, la Gurribb, qui jaillit d’un massif de roches noires dans la seconde caverne, et la source cessera de couler, et ses eaux bouillantes se transformeront en pierre.

« Mon père écoutait, sombre, pensif. Ma mère continua :

« — Puis l’homme s’avancera vers le cinquième pilier, à compter de la droite du bassin, et il le frappera par trois fois d’un bâton. Ceci fait, il saisira le mufle de puma (lion américain sans crinière), sculpté à mi-hauteur d’homme, et le tirera à lui. Alors le pilier tournera sur lui-même, démasquant un escalier en spirale, dont les degrés de granit n’ont été foulés par aucun pied humain depuis la chute des Incas. C’est l’entrée ignorée des chambres du Trésor. À ces signes, le personnage sera reconnu pour le Maître, et les prêtres se prosterneront devant lui, et ils lui obéiront en toutes choses.

Jean écoutait avec une impression de rêve.

Voué jusque-là aux études scientifiques, il se trouvait brusquement transplanté en pleine poésie.

Cette histoire douloureuse, vécue, prenait à ses yeux des allures féeriques.

Ce temple mystérieux d’Incatl, ces traditions obscures religieusement conservées à travers les siècles, ces visions étranges évoquées dans le décor désolé qui l’entourait, en face du mont Pelé fumant, dont la formidable éruption avait englouti tout le pays, de même que la colère d’un enchanteur néfaste ; tout cela bouleversait sa raison. Il ne voyait plus clair en lui-même et cherchait vainement à rassembler les bataillons épars de ses pensées.

Stella s’était tue un instant.

Avec sa taille élancée que modelait sa longue robe blanche, avec son teint ambré, ses yeux sombres, brillants comme des diamants noirs, elle apparaissait à son auditeur telle une pythonisse inspirée des mystères divins.

Mais elle releva sa tête un instant penchée et, la voix changée, la main étendue vers l’atelier délabré qui contenait la caisse aux sphères de cristal :

— Vous savez maintenant pourquoi mon père a passé sa vie à chercher le composé assez résistant pour emprisonner indéfiniment l’air liquide.

— L’air liquide ! s’écria le jeune homme brusquement ramené à ses habitudes scientifiques. Parbleu, je suis absurde de ne l’avoir pas reconnu dans ce fluide bleu pâle, qui emplit toutes ces ampoules de verre.

— Non, pas de verre, remarqua Stella, mais d’un composé inventé par mon père, et dont la résistance est telle qu’il subit sans peine l’énorme pression…

— Énorme en effet ; à la température actuelle, la poussée du liquide, avide de se détendre ou de se transformer en gaz, doit dépasser cent atmosphères.

Elle affirma du geste.

— Vous êtes au courant, peu de mots d’explications seront nécessaires.

— En effet, mademoiselle. Un ingénieur ne saurait se désintéresser de la question, qui prépare tout simplement une révolution industrielle. Aussi ai-je étudié les travaux de lord Kelwin, Siemens, Wroblewski, Olzewski, Dewar, Raoul Pictet, d’Arsonval, Cailletet et Georges Claude.

— Alors vous n’ignorez pas que la détente de l’air liquide, c’est-à-dire son passage brusque de l’état liquide à l’état gazeux, produit un froid de deux cents degrés au-dessous de zéro.

— C’est exact

— Eh bien, pensez-vous que cette température effrayante soit suffisante pour transformer en glace, en pierre pour les ignorants, la source bouillante, la Gurribb du temple Incalt ?

Jean se frotta les mains.

— Je comprends, mademoiselle. Votre père voulait aller là-bas devenir le Maître pour délivrer la fille qui lui fut ravie.

— C’est cela ! C’est cela !

— Mais il fallait emporter l’air liquide, trouver le récipient solide.

— Résistant aux pressions, mais se réduisant en poussière impalpable au moindre choc un peu violent.

— Parfait ! Je vois à présent l’utilité de l’ouate qui protège les sphères de verre.

Et avec enthousiasme :

— Ce que votre père ne saurait plus exécuter, vous vous proposez de le faire. Disposez de moi, mademoiselle. Ah ! vous rendre cette sœur inconnue, dont la présence, dont la tendresse vous consoleront ! Je consacre mon existence à ce but. Quand partons-nous ?

Il s’était levé, gesticulant, prêt au départ, à la lutte.

Ce lui était une ivresse de songer qu’il rendrait une sœur, une amie, à celle que son dévouement avait fait orpheline.

Et puis, son dévouement lui-même ne se trouvait-il pas justifié à cette heure ? Qui donc eût délivré la captive des traditions incas, si Stella avait disparu, comme tous les siens, dans la tourmente volcanique ?

Elle le considérait, son regard attendri semblait le remercier de son enthousiasme.

Pourtant elle demeura assise et, du geste, elle invita l’ingénieur à reprendre place à ses côtés.

— Pourquoi ? hasarda-t-il.

— Parce que vous ne connaissez que la moitié de ce que vous devez savoir.

— La moitié ?

— Oui. Vous n’ignorez plus rien des projets de mon père.

— Eh bien ?

— Il me reste à vous dire ceux du señor Olivio de Avarca.

Il tressaillit. L’image du redoutable chef des bandits se présenta à ses yeux, et aussi celles de Crabb, de Candi, ses pères adoptifs pour lesquels il éprouvait à la fois de la reconnaissance affectueuse et du mépris.

Son visage se rembrunit. Silencieux, il se rassit auprès de la jeune fille.

— Olivio, commença celle-ci, est ingénieur, je vous l’ai dit. Sa bonne mine, son intelligence frappèrent M. Roland qui le rencontra dans une réunion agricole tenue à Tabatinga, que présidait Pedro de Avarca, gouverneur de l’Amazonas. Le traître devina-t-il quelque chose ? Mon père se trahit-il ? Je l’ignore. Mais peu après, Olivio se présenta à l’hacienda. Il affecta un enthousiasme extraordinaire pour les recherches du « Maître Roland » ; il l’appelait ainsi. Sans défiance, mon père, ravi d’avoir un compagnon de laboratoire, car mes frères s’intéressaient plus à l’agriculture, à la chasse, à la pêche, qu’aux réactions chimiques ; ravi, dis-je, mon père ne quittait plus Olivio. Sa confiance, hélas ! l’aveugla. Il voulut l’associer à sa tâche de délivrance. Il lui confia le secret de l’existence des trésors des Incas. Des soldats de l’Amazonas pénétrèrent à quelques jours de là dans le temple Incatl où Olivio les conduisait. Mais il eut beau frapper la cinquième colonne, il eut beau tirer à lui le mufle de pierre du puma, aucune ouverture ne se présenta à ses yeux. Sans doute, il est nécessaire que la source s’arrête, pour que les rouages du mécanisme fonctionnent. Furieux de sa déconvenue, le traître revint chez mon père. Il l’accusa de lui avoir caché une part de la vérité ; il le menaça de le faire arrêter et mourir en prison s’il ne lui indiquait le moyen de pénétrer dans les salles du trésor, le trésor devant revenir à l’État. L’État, c’était son frère Pedro, gouverneur nommé par la junte (assemblée législative) d’Amazonas. L’État, c’était surtout lui-même. Mon père, veuf depuis quelques années, ne pouvait lui en apprendre davantage. Persécuté sans cesse, craignant pour sa vie, il prit le parti de fuir avec nous, ses enfants. C’est ici, à la Martinique, dans cette île française, que nous nous réfugiâmes, et que mon père, se consacrant de plus en plus à ses recherches, découvrit, il y a six mois, un mélange vitrifié capable de résister aux plus hautes pressions.

Avec amertume, elle acheva :

— Son secret, dont il comptait faire don à la science, lui fut volé. Le rapport, préparé par lui pour être envoyé à l’Académie des sciences, disparut… Nous le croyions égaré. Maintenant, je connais le voleur.

— Olivio ?

— Oui, cet être de haine et de fourberie ; il va transformer en agent de mort la découverte qui, dans l’esprit du savant, devait être une source de bienfaits pour l’humanité.

— Eh ! s’écria Jean, tel est le sort de maintes substances. Toniques aux mains d’un docteur, elles deviennent poison aux mains d’un coquin. Mais nous sommes là, debout sur les ruines d’un monde, et votre sœur vous sera rendue !

Stella lui tendit les mains. Il les prit, les retint dans les siennes.

Tous deux, perdus dans le désert de cendres, en face de Saint-Pierre en flammes, du mont Pelé couronné de vapeurs, tout petits dans l’immensité désolée, ils se virent grands par le dévouement, par le courage, et la tendresse inavouée encore, mettant un bandeau de fleurs sur leurs yeux attendris, cachant sous les palmes vertes de l’espoir, de la confiance, le tableau d’horreur qui les environnait.