Les Semeurs de glace/p1/ch08

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Éditions Jules Tallandier (p. 157-173).


VII

OÙ JEAN ADORE LA FIÈVRE JAUNE


— C’est incompréhensible, rascasse !

Et après un silence :

— Incompréhensible pour une tête marseillaise, mon bon, juge un peu !

C’est ainsi que le lendemain, vers onze heures, Scipion Massiliague exhalait son étonnement et sa mauvaise humeur.

À dix heures, surpris du silence qui régnait dans l’appartement des Anglaises, il avait dépêché une criada (servante) avec mission de faire le jour chez ces señoras.

Le jour avait montré l’appartement vide, les lits non défaits. Locataires et bagages semblaient s’être évanouis en fumée.

Alors, à grand renfort de troun de l’air, de rascasse, de bagasse et autres vocables qui émaillent le provençal ainsi que fleurs en un parterres, Scipion avait ouvert une enquête dont le résultat devait être purement négatif.

Le vigil du couloir n’avait rien vu. Celui qui gardait les fenêtres, pas davantage.

Le plafond, le plancher de l’appartement des Anglaises, le mur qui le séparait de la chambre de Massiliague, furent inspectés méticuleusement. Sauf une légère lézarde, où pouvait entrer une pointe d’épingle, ils ne présentaient aucune solution de continuité. Ce n’était donc pas par là que les captives s’étaient évadées.

Enfin Massiliague avait découvert la porte condamnée. Il s’était précipité aussitôt chez Jean ; mais l’air naturel de celui-ci, l’armoire dissimulant l’ouverture, les barrettes de fer soigneusement revissées, avaient jeté bas la supposition déjà éclose dans le crâne du Méridional

Et c’est au milieu de la chambre, vis-à-vis l’armoire remise en place que Scipion, sans souci de Stella accourue au bruit et debout derrière lui, tonitruait :

— Incompréhensible… Ce serait à se briser la tête contre les murs, si la tête d’un citoyen de Marseille n’avait droit à tous les égards.

Soudain, il s’arrêta net. Ses regards s’étaient fixés sur la glace, et la surface polie lui avait renvoyé l’image de Stella, dont le visage se crispait sous l’empire d’une maligne hilarité.

Le Provençal lui tournant le dos, la jeune fille croyait pouvoir se livrer en toute sécurité à la joie que lui causait l’embarras de Scipion.

Les miroirs ont de ces trahisons.

— Eh donc, grommela Massiliague entre haut et bas, que signifie ceci ?

Le hâbleur marseillais était au premier chef un intelligent et un perspicace. Certes, avec les Anglaises, il avait pu faire erreur, mais on en conviendra, son erreur était admissible, logique, et quand la logique est sauve, se tromper n’est point bêtiser.

Une idée traversa, rapide comme l’éclair, le cerveau de Scipion. Est-ce que Mlle Stella se moquerait de lui ?

Pour s’en assurer, il fît lentement volte-face.

Les traits de Mlle Roland se modifiant, à mesure qu’il exécutait ce mouvement de rotation, elle lui présenta, la circonférence achevée, une figure surprise, consternée, bien différente, comme expression, de celle qu’avait décelée la glace.

— Bagasse, murmura le fils de la Cannebière, c’est bien de moi qu’elle s’amuse, puisqu’elle ne continue pas quand je la regarde.

Nouveau demi-tour ; nouveau coup d’œil au miroir. Stella riait derechef.

Il n’y avait plus de doute. Par une rapide association de pensées, Massiliague arriva à la vérité.

Mlle Roland se gaussait de sa personne, alors qu’il cherchait les Anglaises ; donc elle avait contribué à leur évasion. Comment ? Pas difficile à deviner. La porte condamnée était la seule voie praticable. Quoi donc eût empêché la jeune fille de dévisser les barrettes métalliques assujettissant l’huis, pour les revisser après le passage des prisonniers. Rien évidemment, alors ?… Alors la lumière se fit dans l’esprit du Provençal.

— Vé donc, il s’était blousé comme un simple homme du Nord. Ce n’étaient pas les Saxonnes ladies qui avaient prêté leur secours à la Virgen de l’Independencia. Rascasse, quelle cervelle en bouillabaisse il fallait avoir pour donner dans pareille supposition ! Eh bé, mon pitchoun, les alliés de la Mestiza se trouvaient là, devant lui… Ils connaissaient la retraite de Dolorès, ils devaient la joindre. Mille diables, nous verrons bien.

Le résultat de ces réflexions fut que Scipion prit un air penaud.

— Farfandieou, bougonna-t-il, aucune trace. C’est désespérant. Je vais conférer avec mes amis ; la conférence produit la ligne droite, comme la circonférence produit la ligne courbe.

Et sur cet axiome, d’une vérité géométrique contestable, il quitta l’appartement n° 5.

Sans défiance aucune, Jean et ses compagnes s’amusèrent énormément de la déconvenue du Méridional.

Hélas ! leur gaieté ne devait pas être de longue durée. Comme il venait de déjeuner, Massiliague souriant, épanoui, leur rendit visite.

— Et autremain, entra-t-il en matière, ça va bien ?

— Merci, merci, mais vous-même, vous semblez tout à fait remis de votre mécontentement de ce matin ?

— Vous le dites, mon cher, et vous dites bien. Mais à propos, si le sirocco, il n’a pas desséché mon tympan, j’ai bien entendu que vous aviez l’intention de remonter le cours de l’Amazone ?

— En effet.

Scipion se frotta les mains.

— Alors je n’ai pas fait un pas de clerc.

— Qu’exprimez-vous ainsi ?

— Oh ! une gentillesse que je vous ai faite. J’ai retenu votre passage sur un petit vapeur l’Aguila Real, actuellement amarré au Molo do Hierro (le môle du fer). Vous pourrez embarquer ce soir vers dix heures, et à la haute mer, c’est-à-dire un peu après minuit, on se mettra en route.

— Je vous suis obligé, répondit Ça-Va-Bien, avec une sourde inquiétude.

— Et comme moi-même, acheva rondement le Provençal, je n’ai d’autre ressource que d’aller attendre notre fugitive Mestiza au temple d’Incatl, je m’offrirai le grand plaisir de voyager en votre compagnie.

La conclusion arracha une grimace à l’ingénieur.

— Cela ne vous contrarie pas au moins ? questionna mielleusement Scipion.

— Moi. Pouvez-vous le croire ? Bien où contraire…

— Alors, c’est entendu. Une voiture viendra prendre vos bagages avec les nôtres cette après-midi.

Puis, enchanté de sa négociation, Massiliague prit congé, laissant Jean, Stella et bientôt Ydna dans la plus étrange perplexité.

Certainement, l’ingénieur et Mlle Roland n’avaient rien à redouter du voisinage du Marseillais ; mais, pour voyager avec lui, ils devraient se séparer d’Ydna.

— Bah ! disait celle-ci, l’important est que j’échappe à ces amis trop dévoués. Partez, j’irai de mon côté.

Mais Stella refusait. Elle s’était mise à aimer tendrement la prêtresse ; elle la considérait à l’égal d’une sœur, et la séparation lui serait un déchirement.

Tandis qu’elle prononçait ces paroles, ses grands yeux se fixaient sur ceux de Jean. Ils semblaient dire :

— Empêchez qu’elle s’éloigne de nous. Si nous la perdons de vue, une voix intérieure me crie que nous ne parviendrons plus à la sauver de la mort horrible à laquelle elle marche avec tant de courage.

À ce moment même, une sonnerie lugubre retentit sur la place. Par la fenêtre, les causeurs aperçurent un tombereau recouvert d’une bâche noire ; à l’avant flottait un drapeau jaune.

— Des victimes de la fièvre jaune, soupira Ydna.

— Quoi, cette charrette ?

— Emporte à leur dernière demeure ceux qui ont succombé.

— Oh ! l’horrible fléau !

Mais Stella s’interrompit, stupéfaite. Jean riait, monologuant :

— Bravo ! Enfoncé l’aigle de Marseille. Vive la fièvre jaune ! Si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer.

— Ah çà ! balbutièrent les jeunes filles, qu’avez-vous ?…

— Une reconnaissance infinie à la fièvre jaune.

— Vous plaisantez.

— Point. Vous-mêmes partagerez mes sentiments quand je vous aurai mises au courant.

— Parlez ! Parlez !

— Non, pas à présent. Il est cinq heures, j’ai juste assez de temps. Mademoiselle Stella, envoyez les bagages sur l’Aguila Real (l’Aigle Royal).

— Ceux d’Ydna aussi ?

— Ceux de mademoiselle aussi, et comptez sur moi : le brave monsieur Massiliague ne nous gênera pas.

Précipitamment, l’ingénieur se coiffait de son chapeau, se munissait d’une badine.

— Tenez. Voici le seigneur Scipion qui revient avec un camion. Dissimulez-vous, mademoiselle Ydna ; je vais moi-même procéder au chargement.

Cinq minutes après, la caisse aux globules d’air liquide et les valises des habitants du numéro 5 étaient sur le véhicule, où s’empilaient également les bagages du Provençal.

Celui-ci triomphait positivement. Il surveilla l’arrimage des colis, puis déclara qu’il les accompagnerait à l’Aguila Real et les ferait placer dans les cabines. Seulement, lorsqu’il partit, marchant auprès du charretier, il omit de regarder en arrière.

S’il n’avait été grisé par le succès, de son expédition, il n’eût certes pas négligé cette précaution élémentaire, il eût vu une chose qui lui eût donné à réfléchir.

À cinquante pas de distance, Jean sortit de l’hôtel, traversa la place d’un air indifférent ; puis, s’engageant à la suite du camion, dans une rue accédant au port, il continua de surveiller le véhicule.

Rasant les maisons, se dissimulant derrière tous les obstacles rencontrés, voiture et ingénieur atteignirent le Molo do Hierro.

Jean fit halte derrière une pile de caisses, attendant le départ d’un cargo-boat. Devenu ainsi invisible, il ne perdait pas un des mouvements du Méridional.

Il le vit, avec de grands gestes, diriger les mouvements des portefaix qui faisaient passer du camion sur l’Aguila Real, valises, boîtes, etc.

Il sourit en constatant que l’exubérant Marseillais semblait déjà chez lui à bord. Il secouait les mains du capitaine, frappait sur l’épaule des matelots.

Enfin l’opération fut terminée, et Massiliague, mettant un terme à ses familières démonstrations, regagna le quai.

Il passa à trois mètres de l’ingénieur, sans soupçonner sa présence, et reprit le chemin de l’hôtel.

— Il rentre, fit Ça-Va-Bien d’une voix légère comme un souffle ; à mon tour d’agir.

Un instant encore, il demeura immobile, mais Massiliague ayant disparu, le jeune homme bondit hors de sa cachette, fila sur les quais à une allure accélérée.

Bientôt, laissant en arrière les docks, il se trouva sur le boulevard du Pacifique, en bordure de la partie est du port, et où les armateurs, fonctionnaires supérieurs et autres personnages notables de Sao-Luis ont leur domicile.

Devant une maison de belle apparence, badigeonnée, selon l’usage du pays, d’une gaie peinture rose, l’ingénieur cessa de courir.

Il leva le marteau de bronze poli dont la porte était ornée, et au serviteur nègre qui vint lui ouvrir :

— Le señor Besomanos, chef des vigils de Sao-Luis, est-il visible ?

Le noir haussa les épaules.

— Qui savoir ? Massa paraître visible à bon noir, et souvent Massa prétendre li pas visible.

— Veuillez vous informer. l s’agit d’une question itéressant la salubrité de la ville.

— Vous, dire salubrité.

— Oui, moi dire, répliqua Jean, entraîné par l’instinct d’imitation à parler nègre.

Le domestique s’éloigna aussitôt, pour revenir, au bout de quelques secondes, annoncer au visiteur que Massa allait recevoi li dans le tit cabinet di tiavail à li.

L’ingénieur s’inclina avec une satisfaction visible et se laissa conduire dans la salle où l’attendait le maître du logis.

Le señor Besomanos était étendu sur une chaise longue de rotin en une petite pièce tendue de perse claire.

Il eut, à l’entrée de l’ingénieur, une inclination de tête fort courtoise et prononça avec un sourire qui découvrit ses dents blanches :

— Je suis l’humble serviteur de Votre Seigneurie. La maison, son propriétaire, sont à vous, caballero, usez-en comme de choses vous appartenant.

Toute la courtoisie de l’hijodalgo (gentilhomme) castillan, sonnait en cette phrase un peu pompeuse.

L’ingénieur la souligna d’une inclination, et se mettant à l’unisson :

— Votre aménité me traite au-delà de mes faibles mérites. Ce n’est pas d’une maison que j’ai besoin, mais d’un encouragement, car pénible est la communication qui motive ma visite.

— Pénible, señor ; jamais je n’aurais cru qu’un homme de votre valeur pût hésiter. Vous avez le regard du Cid Campeador.

— Le Cid combattait des hommes.

— Et vous ?…

— Je me trouve en face d’un fléau.

— Pardon si je ne devine pas…

— Un fléau, señor. Et pour tout dire d’un mot : la fièvre jaune.

On a beau parler du Cid, il n’en résulte pas que l’on soit un foudre de guerre. Au nom de la terrible maladie, le señor Besomanos se leva brusquement, et augmentant la distance qui le séparait de son interlocuteur :

— Ah ! señor ; pour ces choses-là, on vient me trouver à mon bureau de ville.

— Je l’aurais fait, señor, mais…

— il n’y a pas de mais qui tienne.

Jean se courba en accent circonflexe et d’un ton soumis :

— vous voyez bien que si, illustre señor.

Un silence suivit. Enfin Besomanos, résolu à brusquer l’entretien, reprit :

— Ce qui est fait est fait. Que voulez-vous ?

— Vous apprendre qu’une personne montre les symptômes de l’effroyable maladie.

— Cette déclaration doit être faite au municipio (municipalité).

— Attendez, señor. La malade est étrangère.

— Peu importe !

— Elle est descendue dans une fonda (hôtel), dont sa présence amènerait la ruine…

— Cela m’est-égal !

— … puisque, le drapeau jaune, planté sur la maison contaminée, plus personne n’y peut entrer, ni n’en peut sortir.

— Seul moyen d’empêcher la propagation du fléau. Un sourire ironique plissa les lèvres de l’ingénieur, mais exagérant encore son ton obséquieux, le jeune homme continua :

— Aussi je me rends compte de l’énormité de la faveur que je viens solliciter.

— Une faveur, laquelle ?

— Que vous fermiez les yeux.

— Que je ferme ?

— Afin qu’il me soit loisible d’emmener la chère malade, et de la conduire sur les hauteurs qui dominent la ville.

Le chef des vigils leva les bras au ciel.

— Sur les hauteurs où se sont réfugiés tous les ricos hombres (gens riches) ; mais vous voulez donc que l’on me conspue, que l’on me destitue.

— Il n’y a pas de microbes sur les plateaux.

— Aussi, je ne permettrai pas que l’on en importe.

— Ma chère malade guérirait.

— En propageant l’épidémie… Jamais !

— Oh ! señor !

— Point d’affaire.

Et, grandi par la terreur, de l’épidémie d’une part, et d’autre part du danger que la moindre faiblesse ferait courir à sa situation, Besomanos, interrompant rudement le visiteur, bondit à son bureau :

— À quel hôtel est la… fiévreuse ?

— Hôtel Pedro II e Republica ; mais, señor, ne consentirez-vous pas ?…

— Quelle chambre ?

— Ayez pitié !… appartement n° 5.

Le fonctionnaire sonna aussitôt. Un homme basané, revêtu de l’uniforme blanc à parements rouges des vigils, accourut à l’appel.

— Lopez, ordonna Besomanos, le drapeau jaune sur la fonda Pedro II, l’une des fenêtres de l’appartement 5.

— Bien, señor.

— Ô noble hijodalgo, clama l’ingénieur, les mains jointes, simulant la douleur.

— Un piquet de dix hommes, continua le fonctionnaire, veillera à ce que la fonda soit complètement isolée.

— Oui, señor.

— Allez.

Lopez marchait déjà vers la porte. Un cri de Ça-Va-Bien le cloua sur place.

— Un instant encore.

— Votre présence ici n’a que trop duré, fit sévèrement le chef vigil.

— Une grâce, señor, permettez que je rentre à l’hôtel. Puisque je n’ai pu sauver celle qui souffre, du moins, je veux mourir avec elle.

Le front du policier se dérida :

— Ceci, je puis vous l’accorder. Partez devant, Lopez vous suivra et exécutera mes ordres dès que vous serez enfermé dans l’hôtel.

Jean, étouffant avec peine une formidable envie de rire, fit mine de saisir les mains du Brésilien, ce qui fit faire à ce dernier trois pas en arrière.

— Oh ! pardon, j’oubliais, señor ; je ne puis vous remercier qu’en disant comme les gens du pays. Que todos santos (tous les saints) vous récompensent.

Et il se précipita au dehors, suivi à court intervalle par Lopez.

Une fois seul, Besomanos alluma une douzaine de brûleurs hygiéniques qui font plus, au Brésil, pour circonscrire les épidémies que toutes les mesures de police, puis il se rejeta sur sa chaise longue, attendant que les vapeurs antiseptiques des bienfaisants appareils eussent désinfecté l’atmosphère, viciée par la visite d’un homme ayant approché une fiévreuse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Depuis une heure, Jean était rentré.

Il avait longuement causé à voix basse avec ses deux compagnes de voyage, et, sans doute, son récit était amusant, car les jeunes filles l’avaient accueilli par d’interminables éclats de rire.

Au plus fort de leurs manifestations joyeuses, on frappa rudement à la porte.

Sur un signe de l’ingénieur, la prêtresse d’Incatl se réfugia dans une chambre voisine, Stella saisit une broderie commencée, et Jean alla ouvrir.

Cinq hommes firent irruption dans la salle, gesticulant, grondant :

— MM. Coaljaca, patron de la fonda, Massiliague, Francis Gairon, Marius, Pierre, s’exclama l’ingénieur avec une surprise parfaitement jouée. Quel bon yent vous amène ?

— Oh ! rugit le Marseillais, vous pouvez parler de bon vent, troun de l’air ! Vous devriez dire tempête, ma caillou, tempête, cyclone, mistral, tramontane et tout le tremblement.

Cette fois, le Provençal n’exagérait pas.

La tempête soufflait sûrement dans le crâne des visiteurs. La rage se lisait sur leurs visages.

Coaljaca était vert de colère ; Massiliague et Marius, écarlates ; Gairon et Pierre, blêmes.

— señor, bredouilla enfin l’hôtelier, je ne vous cache pas que j’exigerai des dommages-intérêts pour cette fâcheuse plaisanterie.

Ça-Va-Bien ouvrit des yeux énormes.

— Quelle plaisanterie ? fit-il innocemment.

— Eh ! Vous le savez bien.

— Non, puisque je vous le demande.

— Le drapeau jaune…

— Quel drapeau jaune ?

La surprise simulée à souhait, le calme de l’ingénieur apaisèrent quelque peu les nouveaux venus.

Plus maîtres d’eux, Coaljaca et Massiliague le prirent par le bras, le menèrent à la fenêtre et écartant les rideaux, prononcèrent ce seul mot : Regardez !

Au dehors, fiché dans les crochets réservés au pavoisement de fête, flottait un superbe étendard couleur d’or.

— Tiens, murmura Jean, qu’est-ce que cela ?

— Le pavillon de la fièvre jaune.

L’ingénieur sauta en l’air :

— Vous avez la fièvre dans l’hôtel ?

— Eh non !

— Alors pourquoi ce chiffon ?

— On vous prie de le dire.

— Moi ? Vous rêvez. Vous pensez bien que ce n’est pas moi qui me suis amusé à planter cet oripeau sinistre devant ma croisée.

Ceci fut jeté avec tant de naturel que tous se regardèrent interloqués.

— En attendent, bougonna Coaljaca, cela me fait un tort énorme, car on ne peut plus entrer dans, ni sortir de l’hôtel.

— Pas sortir, rugit Ça-Va-Bien avec l’apparence d’une rage subite, et nous qui nous embarquons ce soir.

— Vous ne vous embarquerez pas.

— Nous allons bien voir ; d’abord, j’enlève cette loque jaune.

Avec un aplomb merveilleux, il ouvrait en même temps. Mais à peine les châssis tournaient-ils sur leurs gonds qu’une voix enrouée cria de l’extérieur :

— Fermez, ou je fais feu.

Des vigils formaient autour du bâtiment un cordon sanitaire. C’était Lopez qui venait de formuler la menace.

— Fermez !

— Mais…, essaya de parlementer Jean.

— Fermez !

Et le vigil braqua son revolver sur la fenêtre.

Coaljaca repoussa le châssis.

— Obéissez, soupira-t-il, ces vigils sont intraitables. Vous ne réussiriez qu’à faire casser les carreaux par-dessus le marché.

— Mais alors que faire ?

Ce fut Massiliague qui répondit :

— Eh ! mon bon, je vais parlementer moi-même avé ces marmitasses.

Prompt comme l’éclair, le Marseillais se précipita au dehors. Tous s’élancèrent sur ses traces.

Derrière lui, ils parcoururent le corridor, gagnèrent le vestibule et se groupèrent près de la porte d’entrée, hermétiquement close à cette heure.

Sur l’ordre du Provençal, la porte fut ouverte, et Scipion se coula sur la place.

Presque aussitôt l’organe rude de Lopez rugit :

— Rentrez, ou je vous brûle.

En même temps, le claquement sec d’un revolver armé expliquait le sens des paroles.

— Vé, mon brave, je dois m’embarquer tout à l’heure.

— Impossible.

— Mes affaires l’exigent, ma caille.

— Elles attendront.

— Eh qué, vous faites erreur. Il n’y a pas de fievre jaune dans l’hôtel.

— La sanite (commission de docteurs) viendra demain matin ; elle décidera. En attendant, rentrez.

— Mais…

— Ou sinon…

Lopez se retourna vers ses hommes :

— Attention ! en joue !

Dix revolvers menacèrent la poitrine du Marseillais.

— Troun de l’air, grommela celui-ci en regagnant bien vite l’abri de la porte, ces gensses ont une éloquence irrésistible.

De sa démarche, en tout cas, résultait la certitude que, jusqu’au lendemain matin, personne ne serait admis à quitter la fonda.

Or, comme, après tout, Massiliague tenait moins à s’embarquer de suite qu’à ne pas perdre de vue Jean et Stella, il revint paisiblement à sa chambre, où il s’enferma avec Francis, Pierre et Marius.

— Mes bons, leur dit-il, la peste jaune qui fait souffrir les autres, nous procure quelques heures de repos. Pas plus que nous, les jeunes gensses ne peuvent abandonner l’hôtel. Les vigils veillent pour nous. Donc dînons bien et dormons mieux, eh ! va la tartane.

Son conseil fut suivi.

De la chambre du bouillant Méridional, le calme se répandit par tout rétablissement. Clients, employés, cuisiniers, garçons, chasseurs, masseurs, baigneurs, se soumirent philosophiquement à la loi.

Et même, il faut l’avouer en historien impartial, les employés de la maison tout au moins finirent par se féliciter. Ce jour équivalait presque à un congé, puisque les vigils empêchant tout mouvement de l’intérieur à l’extérieur, ou vice versa, le service était exempt de surprises et de coups de collier.

Personne ne veilla le soir, pour attendre les voyageurs tardifs. Vers dix heures tout le monde dormait sous la protection de la force armée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans son lit, les yeux clos, la face hilare, Scipion monologuait tout en rêvant.

— Va bien, mon fils. Si c’est toi qui as mis le drapeau jaune pour rouler l’ami Massiliague, tu es pincé, ni plusse, ni moinsse, qu’un anchois dans un baril. Tu aurais dû comprendre, pauvre parisisienn, qu’on met pas dans la pâte un fils de Marseille.

Profond était son sommeil, car il ne lui permit pas de percevoir le bruit du passage de plusieurs personnes dans le couloir.

Et cependant, l’observation aurait eu son importance, car les promeneurs, au nombre de trois, n’étaient autre que Jean Ça-Va-Bien, Stella Roland et la prêtresse Ydna.

Ceux-ci venaient de quitter leurs chambres.

Doucement ils gagnèrent l’escalier des cuisines, situées au sous-sol. Tout était désert.

Ils traversèrent les salles où s’alignaient les casseroles de cuivre poli, les offices, fruitiers, garde-manger et s’engagèrent dans les couloirs sombres des caves.

Jusque-là, ils avaient progressé à tâtons. Alors seulement, Jean alluma une bougie, en homme qui estime n’avoir plus rien à craindre, et la marche fut reprise avec plus de rapidité.

Le corridor partageait les caves en deux parties égales. À son extrémité, les nocturnes péripatéticiens ne rencontrèrent pas le mur, mais une porte épaisse bordée d’armatures de fer.

— Voilà, murmura Jean en la désignant du geste.

Les jeunes filles se rapprochèrent curieusement :

— Et vous croyez ?…

— Je suis certain. Ne vous ai-je pas raconté ?

— Si, mais cela semble tellement extraordinaire…

— Où prenez-vous cela ? Hier, alors que j’éteignais l’électricité afin de permettre la fuite de nos pauvres Anglaises, j’appris, en écoutant la conversation de deux marmitons, que, de ce côté, est adossé à l’hôtel, une maison qui, autrefois, faisait partie de ses dépendances. La maison a été vendue, mais la porte qui réunissait les caves — celle-ci — n’a pas été murée, et les employés de la fonda l’utilisent pour sortir la nuit, sans éveiller les soupçons du patron.

— Nous nous souvenons.

— De là mon plan, le drapeau jaune, tout. Nous allons sortir, nous embarquer, et demain, quand le digne Massiliague et ses amis seront libres de sortir, nous, nous aurons gagné la haute mer.

— Avec leurs bagages, acheva Mlle Roland en étouffant un éclat de rire.

— Bon, on les leur renverra du premier endroit où nous toucherons. Maintenant, s’agit de décider cette porte à s’ouvrir. Il faut appuyer sur la tête d’un des clous qui la garnissent. Cherchons.

Successivement l’ingénieur pressa les clous formant relief à la surface du bois. Au sixième, un déclic se produisit et l’huis s’entre-bâilla.

— En avant ! commanda, ça-Va-Bien.

Et il s’engouffra avec ses compagnes dans les caveaux de la maison voisine.

À une heure du matin, un steamer quittait lentement le port de Sao-Luis de Maranhao. Sur le pont, trois passagers regardaient les quais déserts, les jetées silencieuses. C’étaient les voyageurs.

Ils avaient déclaré au capitaine que Scipion Massilague, atteint de la fièvre jaune, ne pouvait venir à bord ; que ses amis le soignaient, que les bagages desdits amis et du malade devraient leur être retournés dès la première escale.

L’officier avait ajouté la foi la plus entière à ce récit. Puis, saisi par la crainte que l’un des inexacts passagers se ravisât et vint apporter à son bord le microbe de la terrible maladie, il avait fait pousser les feux et avancer le départ.

Bientôt le steamer se balança sur la longue houle de l’Océan. Le port, les lumières, les feux d’atterrissage devinrent indistincts, semblèrent s’enfoncer dans le brouillard, disparurent enfin.

Jean et ses compagnes étaient délivrés des amis, dont la tendresse maladroite eût fait avorter leurs desseins. Et l’ingénieur regagna sa cabine en murmurant :

— Çà va bien, nous n’aurons plus désormais qu’à venger M. Roland et à sauver Mlle Ydna.