Les Semeurs de glace/p1/ch09

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Éditions Jules Tallandier (p. 173-191).


IX

COMME QUOI UN DRAPEAU JAUNI FAIT POUSSER DES NÈGRES


— Moussou, Moussou, Moussou !

— Pitit damo, pitit damo !

— Rigard’ Samo, li plus fort beaucoup payayeu di l’Amazone.

— Non, non, voir Tompi, li rapide davantage.

— Moussou, Moussou !

— Pitit damo !

Ces cris étaient proférés par une troupe de nègres Bonis, qui entouraient trois voyageurs : Jean, Stella et la prêtresse.

Ils étaient arrivés la veille à Gurupa, petite ville dont les habitations peintes de couleurs riantes : bleu, rose, jaune, pâle, vert tendre, etc., sont entourées de délicieux jardins, et qui est située à l’extrémité de l’estuaire de l’Amazone, la plus éloignée de la mer.

Après avoir quitté Sao-Luis, leur navire avait prolongé la côte brésilienne à quelques kilomètres.

Ainsi ils avaient entrevu l’île Sao-Joan, le bourg de pêcheurs Vispo ; puis doublant le cap Tocantino, ils avaient fait escale à Belem, port de commerce sur l’embouchure du Para ou Tocantius, large fleuve qu’un canal réunit à l’Amazone en formant la grande île de Marajo ou de Joannes.

Là, les voyageurs réexpédièrent, à l’hôtel Pedro II, les bagages des compagnons de route dont ils s’étaient si lestement débarrassés ; puis, reprenant leur navigation, ils contournèrent l’île de Maraja, gagnant la bouche principale de l’Amazone, dénommée Canal do Vieira Grande, laquelle serpente entre les terres insulaires de Mixlana, Caviana, Macapa, Porges, Gurupa et Tuelljins.

La traversée maritime se terminait à Gurupa. À partir de ce point, les voyageurs, désireux de remonter le cours de l’Amazone, doivent se confier aux chalands conduits par les noirs Bonis, qui ont le monopole de la batellerie sur le bas fleuve.

Suivant l’usage, les équipages noirs des divers bateaux disponibles se disputaient les passagers, cherchant à les attirer par des vantardises ou des réductions de prix.

Et autour des trois Européens ahuris, les Bonis hurlaient, glapissaient :

— Moussou, mi bateau couri pli fort que vent.

— Li tortue côté di mien.

— Avé mi, ti gagner oun semaine.

— Avé mi, oun mois…

— Veni chez mi.

— Noa, chez mi.

Les mains noires s’agitaient. On eût cru qu’elles allaient déchirer le trio, objet de la concurrence des bateliers.

Mais ce n’était là que le prélude de la discussion monnayée.

Enfin un noir lança triomphalement :

— Mi, pas cher.

Ce fut une explosion :

— Mi non pius, hurlèrent à l’envi les assistants.

— Oun piastre par die (jour), li bateau joli et huit rameurs.

— Oun piastre, señor, li vole ti do moitié.

— Li menti, conde (comte).

— Li langue do crotale (serpent à sonnettes). Li pas croire, gobernador.

Au milieu de ce tohu-bohu, Jean ne savait auquel entendre.

Mais un nègre, sans doute plus échauffé que les autres, se campa devant lui et lentement :

— Mi transporta ti pour moitié do pius bono marché.

Un rugissement accueillit la phrase. Un instant les passagers se figurèrent que les mariniers noirs allaient en venir aux mains. Ils connaissaient mal les mœurs de ces étranges bateliers.

Par ce cri, les autres Bonis se déclaraient vaincus. Ils s’éloignèrent aussitôt, laissant les Européens seuls avec le vainqueur.

— Mi prendre bagages à ti ? fit alors celui-ci.

— Oui, à la fonda do Ichaguil.

— Mi appelle camarades. Ti monter dans bateau joli.

Et le désignant de la main.

— Ti le voi, li bateau blanco, li gracieux como poule ; li vite como fusillazo (coup de fusil). Ti prendre place, ti content avoi choisi Jesu-Maria pour rameur, ti content.

Jesu-Maria, puisque l’athlétique nègre avait adopté ces noms, avec l’indifférence absolue du genre qui caractérise les Bonis ; Jesu-Maria conduisit lui-même ses passagers à son bord, veilla à leur installation avec une sollicitude dont ils furent touchés, puis appelant deux de ses camarades, il les entraîna vers la fonda de Ichaguil.

Une heure après, la caisse aux boules d’air liquide, les valises, armes, munitions, étaient arrimées sur le chaland ; la marée montante se faisant sentir (elle se propage jusqu’à 400 kilomètres de la côte), les amarres du bateau furent détachées, et lentement emportée par le flot, l’embarcation remonta le fleuve.

Le soir, ayant dépassé le confluent du Rio Xingu, affluent de la rive droite du fleuve, on campa sur la rive gauche, à peu près à mi-chemin entre le rio Paren et la lagune Urubucuara, dont le nom pittoresque peut se traduire par : Promenade des Vautours Urubus.

La nuit, on ne se confie pas à l’Amazone.

Le grand fleuve, en effet, coulant durant des centaines de kilomètres entre des forêts vierges qu’il inonde annuellement, charrie fréquemment des troncs d’arbres. Parfois, ces troncs s’arrêtent sur un haut-fond. Leurs branches s’enfoncent dans l’alluvion, font ancre, et la masse ligneuse devient un écueil fixe, souvent recouvert par les eaux.

On conçoit les difficultés de la navigation. La clarté du jour est indispensable pour permettre aux pagayeurs attentifs de discerner les obstacles flottants ou immobiles, dont la rencontre amènerait le naufrage du bateau. Nous disons naufrage avec intention, car sur une nappe liquide dont la largeur varie de deux à douze kilomètres, avec des profondeurs de trente à trois cents mètres, échouer équivaut sensiblement à un cataclysme de même nature qu’en mer.

Autour du campement, des feux avaient été allumés, et les Bonis se relayaient à tour de rôle pour les entretenir. Bien que l’on ne fût qu’à faible distance de la côte, déjà la sauvage grandeur de l’intérieur brésilien se faisait sentir. Plus d’une fois, le rauquement du jaguar en chasse, la clameur gémissante des alligators troublèrent le sommeil des voyageurs. 

Les voix des solitudes sud-américaines résonnaient pour la première fois à leurs oreilles, et une terreur presque religieuse, à laquelle nul ne peut se soustraire, les envahissait.

Cependant l’aube vint sans qu’il se fût produit le moindre incident fâcheux.

Durant un mois, la montée du fleuve continua. Tantôt on passait la nuit en pleine forêt, sous des arbres géants à la chevelure de lianes, tantôt sur les rives de l’Amazone.

Montalègre, Santarem, Obidas, Serpa défilèrent ainsi sous les yeux des voyageurs.

D’innombrables affluents : Yarez, Para, Gurupatuba, Surabïu, Trombedas, Yamunda, Vatuma, Uruba, sur la rive gauche ; Xingu, Maz, Derry, Tapajoz, Curanhari, Abaçaxis, Mirim de Caname, Madeira, Autaz, sur la rive droite, avaient été notés au passage.

Mais les eaux enflaient. Le courant devenait chaque jour plus rapide, plus difficile à vaincre.

Et les Bonis, cambrant leurs torses noirs, tendant leurs bras musculeux sur les longs avirons, disaient avec de larges rires, qui découvraient leurs dents blanches :

— Nègre si reposer bientou. Quei jours aco et plous di rames ; li Gapo défend.

En traduction française :

— Les nègres se reposeront bientôt. Quelques jours encore et plus de rames. Le Gapo le défendra.

Le Gapo, ou inondation annuelle de l’Amazone, amène en effet un arrêt complet de la navigation sur le grand fleuve.

Les bateaux s’amarrent le long des quais de bois des villes riveraines ; les bateliers dorment, jouent ou dansent, et les cités, sans communications entre, elles, connaissent la famine, si leurs municipes n’ont pas eu la prévoyance de les approvisionner suffisamment.

Le Gapo ! Ce nom résonne lugubrement aux oreilles des habitants du pays. Le fleuve colossal déborde, couvre de ses eaux limoneuses les terres basses sur une superficie égale à plus d’un million de kilomètres carrés (deux fois la surface de la France). À perte de vue, la campagne est un lac, une mer, d’où émergent les sommets de rares éminences, ou les cimes des forêts.

Par les massifs boisés, par les coteaux, l’Amazone est subdivisée en une infinité de bras. Le fleuve atteint ainsi par endroits une largeur de 400 kilomètres, formant un immense dédale parcouru seulement par les gavials (sauriens du genre crocodile), les serpents aquatiques, et quelques tribus misérables d’Indiens ichtyophages, qui perchent sur les arbres.

Le Gapo, c’est le désert d’eau, le labyrinthe liquide, dont nul ne connaît les méandres, car ils varient chaque année.

S’y aventurer, c’est courir à sa perte, car on s’y égare fatalement et l’on succombe après une lutte plus ou moins longue.

Les Indiens Yucutes ont seuls l’audace d’errer dans ces solitudes, et encore errent-ils au hasard, pêchant, perchant et attendant, avec l’inaltérable patience des primitifs, que l’eau baisse, rentre dans le lit fluvial.

C’est à la fin du Gapo qu’ils se rendent compte du chemin parcouru.

De là la joie des nègres Bonis. À divers indices, ils reconnaissaient l’approche de l’inondation et ils se réjouissaient.

Trois mois de paresse, d’oisiveté, allaient commencer pour eux.

Or, ce soir-là, la nuit avait surpris le chaland à quelques kilomètres en aval du confluent du Rio Negro avec l’Amazone, où s’est fondé la cité importante de Manaos.

Des Iluatchas, espèce de palétuviers, couvraient la rive. Ces arbres étranges aux racines aériennes, recourbées en arcs, du sommet desquelles part le tronc rugueux, prenaient, à la clarté crépusculaire, une apparence formidable et fantastique.

On eût dit des végétaux, portés par d’énormes araignées.

À travers le lacis des racines, les Bonis avaient frayé passage à l’embarcation, et l’avaient conduite jusqu’au sol ferme où le palétuvier cesse de croître.

Là on avait dressé les tentes, et comme la région avoisinante se montrait déserte, broussailleuse, sauvage, on avait allumé des feux à l’entour du campement, afin d’éloigner les fauves.

Étrange apparaissait la halte, éclairée par les flammes rougeâtres de branches résineuses du Waliaki (sapin-liane), dont les bateliers avaient fait ample provision. Les noirs semblaient des démons attisant les flammes d’enfer, et le vent, soufflant par intermittences, amenait des alternatives de lumière et d’ombre qui ajoutait à l’aspect extrahumain des choses.

Les hommes jaillissaient tout à coup de la nuit où s’y évanouissaient, tels des apparitions spectrales.

Le repas était à peine terminé, qu’un effrayant concert commença : rauquements de jaguars, rugissements de pumas (lion américain sans crinière), grognements de pécaris, hurlements d’orfraies, gémissements de gavials, sifflements de reptiles, se croisaient, se répondaient, se mêlaient en une cacophonie à faire dresser les cheveux sur la tête.

En vain, Stella et Dolorès essayèrent de s’endormir. Le vacarme était trop grand. Vers minuit, toutes deux, lasses de se retourner vainement, se glissèrent hors de leur tente et se prirent à causer.

Pour la centième fois peut-être, Mlle Roland interrogeait la prêtresse, et celle-ci répondait complaisamment :

— Car, disait-elle, une chose, que je puis croire indifférente ou inutile, sera peut-être de nature à vous mettre sur la piste de cette sœur inconnue que vous cherchez.

Elle disait son enfance, sa vie dans le temple Incatl, au milieu de ses vingt compagnes, orphelines comme elle, de même qu’elle insoucieuses de la famille, dont jamais les prêtres ne les avaient entretenues.

— Nous nous croyions toutes issues du Soleil, notre dieu. Toutes nous répondions au nom d’Inca, précédé pour chacune d’un prénom symbolique. Ainsi moi, j’étais désignée sous les vocables de Ninnia Inca ; Ninnia signifie : Lumière Fleurie. Personne ne m’appela autrement, jusqu’au jour où le grand sacrificateur me manda devant l’autel du Soleil pour me charger de conquérir le gorgerin inca-atzec, qui est devenu le totem (étendard) des Sud-Américains.

— Et tu as accepté sans hésiter ?

— L’idée de résister pouvait-elle me venir ? Élevé dans le temple, ne sachant rien de la vie, n’ayant qu’une tendresse, le Soleil, il m’était impossible d’éprouver autre chose que de la joie à m’immoler pour lui.

La Jeune fille secoua sa tête mélancoliquement :

— Depuis, d’autres émotions ont fait battre mon cœur. Ce Canadien qui m’est dévoué comme mon ombre, ce Francis Gairon m’a révélé la tendresse en m’aimant. J’ai compris qu’en devenant Dolorès Pacheco ou Ydna, j’avais fait le sacrifice de ma jeunesse, de ma beauté, de tout ce qui est le sourire, le bonheur des autres ; mais j’ai juré sur la fontaine bouillante, dont le clapotement berce les fidèles du dieu. Et voilà pourquoi je le fuis ; voilà pourquoi je vais porter là-bas une victime résignée. J’ai perdu mon cœur, qu’est auprès de cela la perte de la vie.

Et avec un triste sourire.

— Déjà je suis dans la tombe. C’est une morte que l’on égorgera sur la dalle de granit des sacrifices, sur cette dalle où sont gravés les signes hiéroglyphiques de l’Infini, le Nombre et la Loi.

Stella sentait ses yeux se mouiller de larmes, tant était triste cette plainte murmurée dans la nuit pleine de rugissements.

Et dans son esprit, les prêtres cruels qui voulaient le trépas de sa compagne, se confondaient avec les fauves altérés de sang.

Machinalement elle entoura de son bras la taille de Dolorès.

— Non, non, petite sœur, tu ne mourras pas, et le bonheur te sourira.

Elle se mordit les lèvres, craignent de s’être trahie.

Mais Ydna n’avait pas fait attention à la phrase imprudente. Ou bien, si elle l’avait entendue, ne lui avait-elle donné d’autre valeur que celle d’une consolation banale, où les mots n’ont point de sens précis.

Stella fut rassurée.

Évidemment, la Mestiza ne soupçonnait pas que ses compagnons de voyage songeaient à utiliser la découverte scientifique de M. Roland, pour… escamoter la légende, pour illusionner la tradition, pour réaliser les prédictions sacrées à là façon habile, mais profane, d’un Robert Houdin ou d’un Dickson.

De nouveau, tel l’Indien exaltant sa vie dans son chant de mort, Ydna retraçait son expédition à la recherche du gorgerin d’alliance[1].

Les incidents se succédaient, singuliers, terribles ou magnifiques. La réunion des délégués de tous les peuples sud-américains à Mexico.

La traversée du Texas, du territoire indien.

Les dangers de toutes sortes dont il avait fallu triompher : la faim, la soif, la chaleur accablante dans les steppes du llano Estacado ; les luttes contre les Indios bravos, les ruses pour dépister les milices nordistes, mobilisées dans le but de faire échouer son entreprise.

Puis le triomphe. La foule en délire acclamant la Virgen Mexicana, la Vierge libératrice.

Et enfin l’heure sinistre où, dans la nuit, dans le silence, seule, fugitive, elle s’était éloignée de ses compagnons de lutte, pour revenir vers le temple Incatl afin d’y trouver la mort.

Bien qu’elle connût déjà ces choses, l’angoisse étreignait la poitrine de Stella.

Pourtant, elle percevait à peine le son de la voix de son amie. Depuis un instant, en effet, les fauves semblaient s’être rapprochés du camp. Les farouches musiciens de l’ombre hurlaient, grondaient.

Il passait dans l’air comme des frissons de menace. Des grincements de dents partaient en pétarades du fond de l’obscurité, évoquant la vision de gueules énormes, ouvertes pour le festin du sang.

Les jeunes filles n’y prenaient pas garde, absorbées qu’elles étaient, l’une par ses souvenirs, l’autre par l’espérance, lointaine encore, de sauver sa compagne.

Soudain, elles s’interrompirent.

L’un des noirs venait de se dresser, et sa silhouette herculéenne se découpait sur la clarté dansante des foyers.

Presque aussitôt un second s’approcha, et les deux hommes de couleur parurent s’entretenir avec animation.

Leurs gestes désignaient l’ombre épaisse figurant un mur de ténèbres, à quelques mètres de la zone éclairée.

— Qu’y a-t-il donc ? questionna Mlle Roland.

Ce fut le dernier venu qui répondit : — Oh ! senoraële (Mademoiselle), veder mauvais tigs rôder (voir mauvais jaguar rôder).

— Un jaguar, expliqua la prêtresse, plus au courant que sa compagne des façons de dire des Bonis.

— Eo (oui)

— Bon, le feu le tiendra à distance.

Le noir branla la tête d’un air soucieux :

— Ça pas sûr, senoraële.

— Comment ? Prétendriez-vous dire que l’animal osera franchir nos foyers ?

— Bon nég’ pas dire ça, mais penser dans sa tête à li qué tig’ pouvoi bien faire.

Stella tenait la main de Dolorès ; elle la sentit frissonner dans la sienne, tandis que la prêtresse murmurait :

— Un mangeur de feu alors ?

Ces mots, dont le sens précis échappa à Mlle Roland, a pour les habitants de la contrée une terrible signification.

Il arrive parfois que le jaguar, poussé par la faim, attaque l’homme. La couardise innée des félins rend cette aventure assez rare, mais enfin elle se produit.  Si le fauve triomphe et qu’il dévore son adversaire, un terrible danger sévit sur toute la région et dure, jusqu’au moment où la population terrifiée organise une immense battue, au cours de laquelle le jaguar trouve la mort, après avoir, hélas ! fait la plupart du temps quelques victimes.

Le fauve est un mangeur de feu.

Cela signifie qu’ayant mangé de l’homme, il a délaissé toute autre nourriture. Conduit par une préférence gastronomique, flatteuse sans doute mais pénible à satisfaire, il prend gîte aux abords des haciendas, des villages, des carbets ; il guette les femmes allant chercher de l’eau, les enfants qui s’écartent des bâtiments, les hommes isolés.

Un bond, un fracassement d’os broyés. La bête féroce a fait une victime de plus. C’est une formidable passion qui gronde chez le carnassier. Pour l’assouvir, il a toutes les ruses, toutes les audaces. Le feu lui-même, dont tous les êtres animés ont peur, le feu ne l’arrête plus, pour atteindre la proie convoitée, il passe à travers les flammes.

De là le surnom expressif que la Mestiza venait de rappeler.

Le Boni interpellé inclina la tête sans prononcer une parole.

— Où est-il ? reprit Ydna après un instant de silence.

Son interlocuteur étendit le bras vers l’ombre, et les jeunes filles, regardant dans la direction indiquée, aperçurent deux points lumineux, phosphorescents, qui se mouvaient à l’extrême limite de la zone éclairée par les foyers.

Un Instant même, la flamme, en ses évolutions capricieuses, darda une de ses langues vers le ciel. Le cercle lumineux grandit pendant une seconde. Si brève que fut cette éclaircie, les voyageuses eurent le temps de distinguer confusément un énorme jaguar.

Arcbouté sur ses pattes, la gueule menaçante, le fauve roi de la faune américaine paraissait prêt à l’attaque.

Un petit cri de frayeur échappa aux deux amies.

Chacune avait eu l’impression que les prunelles sanglantes du félin se fixaient sur elle. Tremblantes, elles se levèrent, avec la volonté de rentrer sous leur tente, d’échapper à ce terrifiant spectacle.

Mais le mouvement ébauché ne se continua pas.  Brusquement le jaguar était sorti de l’ombre.

La tête tendue en avant, les oreilles couchées, la gueule ouverte laissant grelotter un grognement de convoitise, il développait en pleine clarté sa forme souple et vigoureuse, ses pattes puissantes dont les griffes s’étendant, sous l’effort du désir, grinçaient sur le sol.

Le goût de la chair humaine développe chez le tigre une sorte de folie analogue, peut-on dire, à celle qui étreint, dans l’espèce humaine, les buveurs d’absinthe.

C’est la même attraction brutale, la même marche inconsciente vers l’objet désiré, le même défaut de raisonnement, de prudence.

On croirait que le sang de ses victimes intoxique le carnassier, comme l’alcool intoxique le buveur.

Les yeux sont hagards, les actes insensés. L’homme perd l’intelligence, la bête perd l’instinct.

Or, la conduite du jaguar ne pouvait laisser subsister aucun doute. À l’état normal, ce terrible adversaire attaque ses victimes par surprise. Il se cache, rampe, se laisse dépasser par la proie vivante et bondit sur le dos du quadrupède ou du bipède menacé.

Les mangeurs de feu attaquent en face, rejettent le souci de se dissimuler. Celui qui se présentait à la vue des voyageurs, qui défiait la flamme, était donc bien un de ces fauves exceptionnels, dont les llaneros (habitants du llano), les selveros (habitants des forêts) ne prononcent le nom qu’en tremblant.

Or ce qui avait arrêté le mouvement des jeunes filles, c’était l’altitude résolue du noir qui, le premier, avait attiré leur attention.

De haute taille, doué d’une beauté athlétique, le Boni avait dit à son compagnon dont l’épiderme sombre était parcouru par des frémissements d’épouvante :

— Sous ma tente, revolver.

Et tandis que l’autre s’élançait pour obéir à l’ordre, l’homme qui avait parlé déroulait sa ceinture de flanelle, l’enroulait autour de son poing gauche, puis tirant son machete (sabre court d’abatis), complément de quiconque s’aventure dans la région des selvas (forêts), il s’était affermi sur les jambes et se tenait prêt à repousser l’attaque du félin.

Il y avait dans cet homme tant de résolution tranquille, que les voyageuses se sentirent rassurées.

Le courage est une clarté. C’est un astre intérieur qui rayonne et porte la chaleur, la confiance autour de lui.

À l’abri de ce défenseur, Stella et Dolorès cessèrent de trembler. Leurs regards troublés redevinrent clairs. Avec une curiosité sereine, elles considérèrent l’homme et le jaguar, séparés par le brasier, se défiant des yeux.

Puis brusquement la prêtresse murmura :

— Mais, moi aussi, j’ai un revolver.

Et, laissant sa compagne sur place, elle bondit vers sa tente où elle disparut.

On eût dit que le jaguar attendait ce signal.

Il se rasa soudain, sa queue mouchetée décrivit deux ou trois oscillations rageuses, après quoi, ses jarrets d’acier se détendirent, un rugissement effroyable déchira l’air, et Stella, pétrifiée, aperçut un corps sombre qui décrivait au-dessus des feux un arc de cercle dans l’air.

Mais le féroce animal ne toucha pas terre. Le Boni avait suivi tous ses mouvements. À l’instant où il s’enlevait de terre, le nègre sauta en arrière, occupant, avec une sûreté de coup d’œil incompréhensible, l’endroit où la courbe devait rejoindre la surface de la rive.

Les muscles tendus, les nerfs raidis, il reçut sans fléchir le choc formidable. Sa main gauche enveloppée de flanelle, releva les pattes antérieures du félin, tandis que le machete, projeté par la droite avec une vigueur surhumaine, disparaissait tout entier entre les côtes de l’assaillant.

Un rauquement éperdu, une sorte de miaulement gigantesque et lugubre, annonça que le mangeur de feu était frappé à mort.

Déjà Stella s’élançait sur le vaillant noir pour le féliciter ; mais la scène changea tout à coup.

Dans un soubresaut d’agonie, les pattes d’arrière du jaguar agrippèrent le batelier à la poitrine, les griffes dilatées s’incrustèrent dans les chairs. L’homme eut un cri, il chancela, essayant en vain de se soustraire à l’horrible étreinte.

Efforts impuissants. Les griffes s’enfonçaient toujours. L’homme tomba sur un genou.

À ce moment même, Ydna sortait de la tente, un revolver à la main. D’un coup d’œil elle embrassa le tableau, courut au groupe, et, appliquant le canon de son arme dans l’oreille du monstre, au risque de se faire déchirer, elle appuya sur la gâchette.

Une détonation, puis les muscles du jaguar s’amollirent, et, sans vie, la bête glissa sur le sol.

Une seconde encore, le Boni délivré demeura le genou en terre. Il put murmurer d’une voix défaillante :

— Merci, senoraële.

Mais ses bras s’étendirent autour de lui, comme pour chercher un appui. Il vacilla et s’abattit enfin sur le sol.

Il avait perdu connaissance. Dolorès s’agenouilla près du blessé.

— De l’eau ! cria-t-elle à Stella, vite, de l’eau !

La jeune fille comprit, pénétra sous la tente, prit un vase et courut au bord du fleuve.

Comme elle revenait, elle trouva tous les Bonis rassemblés autour de la prêtresse. Ils voulaient soigner eux-mêmes leur camarade. Mais, avec l’entêtement de la reconnaissance, Dolorès refusait.

— C’est pour nous protéger qu’il a risqué sa vie ; je veux être la garde-malade de ce courageux garçon.

Et les bateliers de protester :

— Ti pas savoir.

— Au temple Incatl, on nous enseigne à soulager les souffrances.

— Ça, pas métier por senoraële.

— Je le veux.

Tout en parlant, elle prenait le vase d’eau, ténu par Mlle Roland, et d’un sachet pendu à sa ceinture, elle tirait un flacon de cristal, curieusement taillé, empli d’une poudre rougeâtre dont elle versa une pincée dans le liquide.

C’était de la racine pilée du majabni à fleurs roses, dont les propriétés astringentes et antiseptiques sont utilisées dans l’Est péruvien, pour hâter la cicatrisation des blessures.

Un fait étrange se produisit alors.

Les Bonis tentèrent d’enlever le blessé de vive force, et Dolorès, pour demeurer libre de le panser, dut les menacer de son revolver.

Tous reculèrent en clamant :

— Toi pas devoir, senoraële, nous soigner pauvre nèg !

Elle haussa les épaules et, imprégnant son mouchoir d’eau, elle mit à nu la poitrine du malade, opération facile, car une simple chemise de calicot la couvrait.

Des sillons sanglants, tels qu’en eût pu tracer un poignard, la creusaient. Tout le torse du Boni était barbouillé par le sang qui avait jailli de ces entailles.

— Pauvre homme, fit doucement la prêtresse.

Avec des précautions infinies, tout en surveillant de l’œil les bateliers, qui gesticulaient et protestaient toujours, elle se mit à laver les plaies.

Si prudente que fût sa main, si léger que fût son contact, des tressaillements ridaient la peau du patient toujours évanoui.

Et soudain Dolorès s’arrêta avec une exclamation stupéfaite.

Attirée par ce cri, Mlle Roland se pencha en avant, et à son tour elle s’écria :

— Qu’est-ce que cela signifie ?

Sous l’influence de l’eau acidulée par le majabni, la peau du blessé s’était décolorée, et maintenant elle présentait l’apparence de l’épiderme d’un blanc, tandis qu’une teinte noire troublait le liquide resté dans le vase.

Les jeunes filles échangèrent un regard, et doucement, la prêtresse, désignant successivement les Bonis bruyants et le corps inerte :

— Je comprends.

— Quoi ? Déguisement.

— Moi aussi je conçois cela. Mais pourquoi ce déguisement ?

— Pour n’être pas reconnu par moi.

Avec un sourire, Dolorès ajouta :

— Le moyen était bon, puisqu’il a fallu un accident impossible à prévoir pour trahir l’incognito…

Elle s’arrêta comme si sa voix se refusait à prononcer un nom.

— L’incognito de qui ? insista Mlle Roland.

Avec effort, Dolorès répondit :

— De Francis Gairon, celui que je dois fuir pour aller mourir, celui dont le dévouement m’a révélé la tendresse.

— Lui, mais alors il nous a donc suivies depuis Sao-Luis de Maranhao ?

— Probablement.

— Est-il sûr que ce soit lui ?

Le sang avait cessé de couler, le pansement indien réussissait. Pour toute réponse, Ydna passa le linge mouillé sur le visage du blessé.

Les Bonis regardaient toujours. À ce geste, ils se précipitèrent en avant, et l’un d’eux lança avec l’accent marseillais le plus pur :

— Troun de l’air, la teinture, elle est percée à jour.

— Le seigneur Massiliague, fit la voix de Jean qui, tiré enfin de son sommeil, venait d’apparaître et considérait ses compagnons avec la mine indécise d’un homme prodigieusement surpris.

— Eh oui, ma foi, riposta gaillardement Scipion. Maintenain que vous nous avez reconnue, il est inutile de nous cacher.

Sur les huit nègres, quatre étaient faux. C’étaient Francis, Marius, Massiliague et Pierre.

Tout en aidant la prêtresse à parachever le pansement de Gairon, le Provençal expliquait :

— À l’hôtel de Pedro II, pécaïre, on s’est aperçu le matin de votre fuite. On a télégraphié aussitôt à Belem. Vous y fûtes signalés, lorsque vous y déposâtes nos bagages. Ceux-ci, au lieu de nous joindre, nous attendaient. Par terre, au triple galop, nous gagnâmes Gurupa. Là, nous fîmes marché avec une équipe de Bonis. Les bois de teinture ne manquent pas au Brésil, ma bonne, et nous devînmes nègres… par amitié. Voilà tout. À présent, nous allons reprendre notre face blanche, pécaïre, et nous vous accompagnerons au bout du monde… pour vous sauver.

Le moyen de résister a des amis aussi fanatiques ?

Dolorès accepta tout ce que l’on voulut.

Francis, enfin revenu à lui, exprima sa reconnaissance à la Mestiza, qui lui permettait de consacrer son existence à son salut.

De douces larmes furent versées, puis la jeune fille inca rappela à ses compagnons que le repos était nécessaire, et chacun regagna sa tente.

Lorsque la prêtresse se trouva seule avec Stella, elle éclata en sanglots.

Épouvantée par cette explosion de douleur, Mlle Roland tenta de consoler sa compagne, mais celle-ci gémissait :

— Oh ! Dolorès, Ydna, comme ces noms me conviennent mieux que Ninnia Inca ! Dolorès, jeune fille en proie à la douleur, Ydna, douloureuse ! Mon cœur est brisé, ma volonté chancelle. Pourtant je dois poursuivre mon voyage ; je dois me rendre au temple Incatl, me livrer au sacrificateur. Mon sang est nécessaire à l’affranchissement des Sud-Américains.

Toute bouleversée, Stella fut sur le point de tout dévoiler à son amie. Mais elle songea à temps que celle-ci n’accepterait pas l’intervention des globules d’air liquide. Pour qu’elle se considérât comme relevée de son serment, il fallait agir en dehors d’elle, conserver sa confiance, ne la point quitter.

— Ma sœur, murmura la douce enfant, nous irons ensemble à Incatl, et j’espère que le ciel te protégera.

Sans un mot, la prêtresse appuya son front sur l’épaule de son interlocutrice et continua de pleurer doucement. Elle s’abandonnait, sans soupçonner que la timide créole pouvait pour sa délivrance, pour son salut, plus que les hommes résolus dont elle venait de découvrir la présence autour d’elle.

  1. Cette expédition a fourni le sujet d’un volume précédent : Massiliague de Marseille.