Les Serments indiscrets/Acte V

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Les Serments indiscrets
Les Serments indiscrets, Texte établi par Émile Faguet, Nelson (p. 100-117).
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ACTE CINQUIÈME



Scène première

FRONTIN, LISETTE.
Frontin.

Je te dis qu’il est au désespoir, et qu’il aurait déjà disparu si je ne l’arrêtais pas.

Lisette.

Qu’on est sot quand on aime !

Frontin.

C’est bien pis quand on épouse.

Lisette.

Le plus court serait que ton maître allât se jeter aux pieds de ma maîtresse ; je suis persuadée que cela terminerait tout.

Frontin.

Il n’y a pas moyen ; il dit qu’il a suffisamment éprouvé le cœur de Lucile, et que ce cœur est si mal disposé pour lui, que peut-être publierait-elle l’aveu de son amour pour le perdre.

Lisette.

Quelle imagination !

Frontin.

Que veux-tu ? Le danger où il est d’épouser Phénice, l’impossibilité où il se trouve de la refuser avec honneur, l’idée qu’il a des sentiments de Lucile, tout cela lui tourne la tête et la tournerait à un autre ; il ne voit pas les choses comme nous, il faut le plaindre ; malheureusement c’est un garçon qui a de l’esprit ; cela fait qu’il subtilise, que son cerveau travaille ; et dans de certains embarras, sais-tu bien qu’il n’appartient qu’aux gens d’esprit de n’avoir pas le sens commun ? Je l’ai tant éprouvé moi-même !

Lisette.

Quoi qu’il en soit, qu’il se garde bien de s’en aller avant de savoir à quoi s’en tenir ; car j’espère que la difficulté que nous avons fait naître, et la conduite que nous faisons tenir à Lucile, le tireront d’affaire. Je n’ai pas eu de peine à persuader à ma maîtresse que ce mariage-ci lui faisait une véritable injure, qu’elle avait droit de s’en plaindre, et M. Orgon m’a paru aussi très embarrassé de ce que j’ai été lui dire de sa part ; mais toi, de ton côté, qu’as-tu dit au père de Damis ? Lui as-tu fait sentir le désagrément qu’il y avait pour son fils de n’entrer dans une maison que pour y brouiller les deux sœurs ?

Frontin.

Je me suis surpassé, ma fille ; tu sais le talent que j’ai pour la parole et l’art avec lequel je mens quand il faut ; je lui ai peint Lucile si ennemie de mon maître, remplissant la maison de tant de murmures, menaçant sa sœur d’une rupture si terrible si elle l’épouse ! J’ai peint M. Orgon si consterné, Phénice si découragée, Damis si stupéfait !

Lisette.

À cela qu’a-t-il répondu ?

Frontin.

Rien ; sinon qu’à mon récit il a soupiré, levé les épaules, et m’a quitté pour parler à M. Orgon et pour consoler son fils, qui est averti et qui, de son côté, l’attend avec une douleur inconsolable.

Lisette.

Voilà, ce me semble, tout ce qu’on peut faire en pareil cas pour ton maître, et j’ai bonne opinion de cela ; mais retire-toi ; voici Lucile qui me cherche apparemment ; je lui ai toujours dit qu’elle aimait Damis sans qu’elle l’ait avoué, et je vais changer de ton afin de la forcer à en changer elle-même.

Frontin.

Adieu ; songe qu’il faut que je t’épouse, ou que la tête me tourne aussi.

Lisette.

Va, va, ta tête a pris les devants ; ne crains plus rien pour elle.



Scène II

LUCILE, LISETTE.
Lucile.

Eh bien ! Lisette, avez-vous vu mon père ?

Lisette.

Oui, madame, et, autant qu’il m’a paru, je l’ai laissé très inquiet de vos dispositions ; pour de réponse, M. Ergaste qui est venu le joindre ne lui a pas donné le temps de m’en faire ; il m’a seulement dit qu’il vous parlerait.

Lucile.

Fort bien ; cependant les préparatifs du mariage se font toujours.

Lisette.

Vous verrez ce qu’il vous dira.

Lucile.

Je verrai ! la belle ressource ! Pouvez-vous être de ce sang-froid-là, dans les circonstances où je me trouve ?

Lisette.

Moi ! de sang-froid, madame ! Je suis peut-être plus fâchée que vous.

Lucile.

Écoutez, vous auriez raison de l’être ; je vous dois l’injure que j’essuie, et j’ai fait une triste épreuve de l’imprudence de vos conseils ; vous n’êtes point méchante ; mais croyez-moi, ne vous attachez jamais à personne ; car vous n’êtes bonne qu’à nuire.

Lisette.

Comment donc ! est-ce que vous croyez que je vous porte malheur ?

Lucile.

Eh ! pourquoi non ? Est-ce que tout n’est pas plein de gens qui vous ressemblent ? Vous n’avez qu’à voir ce qui m’arrive avec vous.

Lisette.

Mais vous n’y songez pas, madame.

Lucile.

Oh ! Lisette, vous en direz tout ce qu’il vous plaira ; mais voilà des fatalités qui me passent et qui ne m’appartiennent point du tout.

Lisette.

Et de là vous concluez que c’est moi qui vous les procure ? Mais, madame, ne soyez donc point injuste. N’est-ce pas vous qui avez renvoyé Damis ?

Lucile.

Oui ; mais qui est-ce qui en est cause ? Depuis que nous sommes ensemble, avez-vous cessé de me parler des douceurs de je ne sais quelle liberté qui n’est que chimère ? Qui est-ce qui m’a conseillé de ne me marier jamais ?

Lisette.

L’envie de faire de vos yeux ce qu’il vous plairait, sans en rendre compte à personne.

Lucile.

Les serments que j’ai faits, qui est-ce qui les a imaginés ?

Lisette.

Que vous importent-ils ? ils ne tombent que sur un homme que vous n’aimez point.

Lucile.

Et pourquoi donc vous êtes-vous efforcée de me persuader que je l’aimais ? D’où vient me l’avoir répété si souvent que j’en ai presque douté moi-même ?

Lisette.

C’est que je me trompais.

Lucile.

Vous vous trompiez ? Je l’aimais ce matin, je ne l’aime pas ce soir ; si je n’en ai pas d’autre garant que vos connaissances, je n’ai qu’à m’y fier, me voilà bien instruite ; cependant, dans la confusion d’idées que tout cela me donne à moi, il arrive, en vérité, que je me perds de vue. Non, je ne suis pas sûre de mon état ; cela n’est-il pas désagréable ?

Lisette.

Rassurez-vous, madame ; encore une fois vous ne l’aimez point.

Lucile.

Vous verrez qu’elle en saura plus que moi. Eh ! que sais-je si je ne l’aurais pas aimé, si vous m’aviez laissée telle que j’étais, si vos conseils, vos préjugés, vos fausses maximes ne m’avaient pas infecté l’esprit. Est-ce moi qui ai décidé de mon sort ? Chacun a sa façon de penser et de sentir, et apparemment que j’en ai une ; mais je ne dirai pas ce que c’est ; je ne connais que la vôtre. Ce n’est ni ma raison ni mon cœur qui m’ont conduite, c’est vous ; aussi n’ai-je jamais pensé que des impertinences, et voilà ce que c’est ; on croit se déterminer, on croit agir ; on croit suivre ses sentiments, ses lumières, et point du tout ; il se trouve qu’on n’a qu’un esprit d’emprunt et qu’on ne vit que de la folie de ceux qui s’emparent de votre confiance.

Lisette.

Je ne sais où j’en suis.

Lucile.

Dites-moi ce que c’était à mon âge que l’idée de rester fille ? Qui est-ce qui ne se marie pas ? Qui est-ce qui va s’entêter de la haine d’un état respectable, et que tout le monde prend ? La condition la plus naturelle d’une fille est d’être mariée ; je n’ai pu y renoncer qu’en risquant de désobéir à mon père ; je dépends de lui. D’ailleurs, la vie est pleine d’embarras ; un mari les partage ; on ne saurait avoir trop de secours, c’est un véritable ami qu’on acquiert. Il n’y avait rien de mieux que Damis ; c’est un honnête homme ; j’entrevois qu’il m’aurait plu, cela allait de suite ; mais malheureusement vous êtes au monde, et la destination de votre vie est d’être le fléau de la mienne : le hasard vous place chez moi, et tout est renversé ; je résiste à mon père ; je fais des serments, j’extravague, et ma sœur en profite.

Lisette.

Je vous disais tout à l’heure que vous n’aimiez pas Damis ; à présent je suis tentée de croire que vous l’aimez.

Lucile.

Eh ! le moyen de s’en être empêchée avec vous ? Eh bien ! oui, je l’aime, mademoiselle ; êtes-vous contente ? Oui, et je suis charmée de l’aimer pour vous mettre dans votre tort et de vous faire taire.

Lisette.

Eh ! mort de ma vie, que ne le disiez-vous plus tôt ? Vous nous auriez épargné bien de la peine à tous, et à Damis qui vous aime, et à Frontin et moi qui nous aimons aussi et qui nous désespérions ; mais laissez-moi faire, il n’y a encore rien de gâté.

Lucile.

Oui, je l’aime, il n’est que trop vrai, et il ne me manquait plus que le malheur de n’avoir pu le cacher ; mais s’il vous en échappe un mot, vous pouvez renoncer à moi pour la vie.

Lisette.

Quoi ! vous ne voulez pas ?…

Lucile.

Non, je vous le défends.

Lisette.

Mais, madame, ce serait dommage ; il vous adore.

Lucile.

Qu’il me le dise lui-même, et je le croirai ; quoi qu’il en soit, il m’a plu.

Lisette.

Il le mérite bien, madame.

Lucile.

Je n’en sais rien, Lisette ; car, quand j’y songe, notre amour ne fait pas toujours l’éloge de la personne aimée ; il fait bien plus souvent la critique de la personne qui aime ; je ne le sens que trop. Notre vanité et notre coquetterie, voilà les plus grandes sources de nos passions ; voilà d’où les hommes tirent le plus souvent tout ce qu’ils valent. Qui nous ôterait les faiblesses de notre cœur ne leur laisserait guère de qualités estimables. Ce cabinet où j’étais cachée pendant que Damis te parlait, qu’on le retranche de mon aventure, peut-être que je n’aurais point d’amour ; car pourquoi est-ce que j’aime ? Parce qu’on me défiait de plaire, et que j’ai voulu venger mon visage ; n’est-ce pas là une belle origine de tendresse ? Voilà pourtant ce qu’a produit un cabinet de plus dans mon histoire.

Lisette.

Eh ! madame, Damis n’a que faire de cette aventure-là pour être aimable ; laissez-moi vous conduire.

Lucile.

Vous savez ce que je vous ai défendu, Lisette.

Lisette.

Je sors, car voilà votre père ; mais vous aurez beau dire, si Damis se voyait forcé d’épouser Phénice, ne vous attendez pas que je reste muette.



Scène III

M. ORGON, LUCILE.
M. Orgon.

Ma fille, que signifie donc ce que Lisette m’est venu dire de votre part ? Comment ! vous ne voulez pas voir le mariage de votre sœur ? Vous ne le lui pardonnerez jamais ? Vous demandez à vous retirer ? M. Ergaste, son fils et moi, vous nous chagrinez tous, et de quoi s’agit-il ? de l’homme du monde qui vous est le plus indifférent.

Lucile.

Très indifférent, je l’avoue ; mais la manière dont mon père me traite ne me l’est pas.

M. Orgon.

Eh ! que vous ai-je fait, ma fille ?

Lucile.

Non, il est certain que je n’ai point de part aux bontés de votre cœur ; ma sœur en emporte toutes les tendresses.

M. Orgon.

De quoi pouvez-vous vous plaindre ?

Lucile.

Ce n’est pas que je trouve mauvais que vous l’aimiez, assurément ; je sais bien qu’elle est aimable et, si vous ne l’aimiez pas, j’en serais très fâchée ; mais qu’on n’aime qu’elle, qu’on ne songe qu’à elle, qu’on la marie aux dépens du peu d’estime qu’on pouvait faire de mon esprit, de mon cœur, de mon caractère, je vous avoue, mon père, que cela est bien triste, et que c’est me faire payer bien chèrement son mariage.

M. Orgon.

Mais que veux-tu dire ? Tout ce que j’y vois, moi, c’est qu’elle est ta cadette, et qu’elle épouse un homme qui t’était destiné ; mais ce n’est qu’à ton refus. Si tu avais voulu de Damis, il ne serait pas à elle, ainsi te voilà hors d’intérêt ; et, dans le fond, ton cœur t’a bien conduit ; Damis et toi vous n’étiez pas nés l’un pour l’autre. Il a plu sans peine à ta sœur ; nous voulions nous allier, M. Ergaste et moi, et nous profitons de leur penchant mutuel ; c’est te débarrasser d’un homme que tu n’aimes point, et tu dois en être charmée.

Lucile.

Enfin, je n’ai rien à dire, et vous êtes le maître ; mais je devais l’épouser. Il n’était venu que pour moi, tout le monde en est informé ; je ne l’épouse point, tout le monde en sera surpris. D’ailleurs, je pouvais quelque jour vouloir me marier moi-même, et me voilà forcée d’y renoncer.

M. Orgon.

D’y renoncer, dis-tu ? Qu’est-ce que c’est que cette idée-là ?

Lucile.

Oui, me voilà condamnée à n’y plus penser ; on ne revient jamais de l’accident humiliant qui m’arrive aujourd’hui ; il faut désormais regarder mon cœur et ma main comme disgraciés ; il ne s’agit plus de les offrir à personne, ni de chercher de nouveaux affronts ; j’ai été dédaignée, je le serai toujours, et une retraite éternelle est l’unique parti qui me reste à prendre.

M. Orgon.

Tu es folle ; on sait que tu as refusé Damis, encore une fois, il le publie lui-même, et tout le risque que tu cours dans cette affaire-ci c’est de passer pour avoir le goût bizarre, voilà tout ; ainsi, tranquillise-toi, et ne va pas toi-même, par un mécontentement mal entendu, te faire soupçonner de sentiments que tu n’as point. Voici ta sœur qui vient nous joindre, et à qui j’avais donné ordre de te parler ; et je te prie de la recevoir avec amitié.



Scène IV

PHÉNICE, LUCILE, M. ORGON.
M. Orgon.

Approchez, Phénice ; votre sœur vient de me dire les motifs de son dégoût pour votre mariage. Quoique Damis ne lui convienne point, on sait qu’il était venu pour elle, et elle croyait qu’on pouvait mieux faire que de vous le donner ; mais elle ne songe plus à cela, voilà qui est fini.

Phénice.

Si ma sœur le regrette, et que Damis la préfère, il est encore à elle ; je le cède volontiers, et n’en murmurerai point.

Lucile.

Ayez, ma sœur, un peu moins de confiance. S’il vous entendait, j’aurais peur qu’il ne vous prît au mot.

Phénice.

Oh ! non, je parle à coup sûr ; il n’y a rien à craindre, je lui ai répété plus de vingt fois ce que je vous dis là.

Lucile.

Ah ! si vous n’avez rien risqué à lui tenir ce discours, vous m’en avez quelque obligation ; mes manières n’ont pas nui à la constance qu’il a eue pour vous.

Phénice.

Laissez-moi pourtant me flatter qu’il m’a choisie.

Lucile.

Et moi je vous dis qu’il est mieux que vous ne vous en flattiez pas, mademoiselle ; vous en serez plus attentive à lui plaire, et son amour aura besoin de ce secours-là.

M. Orgon.

Qu’est-ce que c’est donc que cet air de dispute que vous prenez entre vous deux ? Est-ce là comme vous répondez aux soins que je me donne pour vous voir unies ?

Lucile.

Mais vous voyez bien qu’on le prend sur un ton qui n’est pas supportable.

Phénice.

Eh ! que puis-je faire de plus que de renoncer à Damis, si votre cœur le souhaite ?

Lucile.

On vous dit que si mon cœur le souhaitait, on n’aurait que faire de vous, et que la vanité de vos offres est bien inutile sur un objet qu’on vous ôterait avec un regard, si on en avait envie. En voilà assez, finissons.

M. Orgon.

La jolie conversation ! Je vous croyais à toutes deux plus de respect pour moi.

Phénice.

Je ne dirai plus mot ; je n’étais venue que dans le dessein d’embrasser ma sœur, et j’y suis encore prête si ses sentiments me le permettent.

Lucile.

Ah ! qu’à cela ne tienne.

(Elles s’embrassent.)
M. Orgon.

Eh bien ! voilà ce que je demandais ; allons, mes enfants, réconciliez-vous, et soyez bonnes amies : voici Damis qui vient fort à propos.



Scène V

DAMIS, LUCILE, PHÉNICE, M. ORGON.
Damis.

Je crois, monsieur, que vous êtes bien persuadé du désir extrême que j’avais de voir terminer notre mariage ; mais vous savez l’obstacle qu’y a apporté madame ; et plutôt que de jeter le trouble dans une famille…

M. Orgon.

Non, Damis, vous n’en jetterez aucun. Je vous annonce que nous sommes tous d’accord, que nous vous estimons tous, et que mes filles viennent de s’embrasser tout à l’heure.

Phénice.

Et même de bon cœur, à ce que je pense.

Lucile.

Oh ! le cœur n’a que faire ici ; rien ne l’intéresse.

M. Orgon.

Eh ! sans doute. Adieu, je vais porter cette bonne nouvelle à M. Ergaste, et dans un moment revenir avec lui ici pour conclure.



Scène VI

DAMIS, LUCILE, PHÉNICE.
Phénice, riant en les regardant.

Ah ! ah ! ah !… Que vous me divertissez tous deux ! vous vous taisez, vous me regardez d’un œil noir, ah ! ah ! ah !…

Lucile.

Où est donc le mot pour rire ?

Phénice.

Oh ! il y est beaucoup pour moi, et il n’y est pas encore pour vous, j’en conviens ; mais cela va venir… Approchez, Damis.

Damis, faisant mine de se reculer.

De quoi s’agit-il, madame ?

Phénice.

De quoi s’agit-il, madame ? Est-ce que vous me fuyez ? Le joli prélude de tendresse ! N’est-ce pas là un homme bien disposé à m’épouser ? (Elle va à lui.) Approchez, vous dis-je, venez ici, et laissez-vous conduire. Allons, monsieur, rendez hommage à votre vainqueur, et jetez-vous à ses genoux tout à l’heure… à ses genoux, vous dis-je : et vous, ma sœur, tenez-vous un peu fière ; ne lui tendez pas la main en signe de paix, mais ne la retirez pas non plus ; laissez-la aller, afin qu’il la prenne ; voilà mon projet rempli : adieu ; le reste vous regarde.



Scène VII

DAMIS, LUCILE.
Lucile, à Damis à genoux.

Mais qu’est-ce que cela signifie, Damis ?

Damis.

Que je vous adore depuis le premier instant, et que je n’osais vous le dire.

Lucile.

Assurément, voilà qui est particulier ; mais levez-vous donc pour vous expliquer.

Damis, se levant.

Si vous saviez combien j’ai souffert du silence timide que j’ai gardé, madame ! Non, je ne puis vous exprimer ce que devint mon cœur la première fois que je vous vis, ni tout le désespoir où je fus d’avoir parlé à Lisette comme j’avais fait.

Lucile.

Je ne m’attendais pas à ce discours-là ; car vous me promîtes alors de rompre notre mariage.

Damis.

Madame, je ne vous promis rien ; souvenez-vous-en, je ne fis que céder à l’éloignement où je vous vis pour moi ; je ne me rendis qu’à vos dispositions, qu’au respect que j’avais pour elles, qu’à la peur de vous déplaire, et qu’à l’extrême surprise où j’étais.

Lucile.

Je vous crois ; mais j’admire la conjoncture où cela tombe ; car enfin, si j’avais connu vos sentiments, que sais-je ? ils auraient pu me déterminer ; mais à présent, comment voulez-vous qu’on fasse ? En vérité, cela est bien embarrassant.

Damis.

Ah ! Lucile, si mon cœur pouvait fléchir le vôtre !

Lucile.

Vous verrez que notre histoire sera d’un ridicule qui me désole.

Damis.

Je ne serai jamais à Phénice, je ne puis être qu’à vous seule : et si je vous perds, toute ma ressource est de fuir, de ne me montrer de ma vie, et de mourir de douleur.

Lucile.

Cette extrémité-là serait terrible ; mais dites-moi, ma sœur sait donc que vous m’aimez ?

Damis.

Il faut qu’on le lui ait dit, ou qu’elle l’ait soupçonné dans nos conversations, et qu’elle ait voulu m’encourager à vous le dire.

Lucile.

Hum ! si elle a soupçonné que vous m’aimiez, je suis sûre qu’elle se sera doutée que j’y suis sensible.

Damis, en lui baisant la main.

Ah ! Lucile, que viens-je d’entendre ? Dans quel ravissement me jetez-vous !

Lucile.

Notre aventure fera rire, mais notre amour m’en console ; je crois qu’on vient.



Scène VIII

M. ORGON, M. ERGASTE, LUCILE, DAMIS, PHÉNICE, LISETTE, FRONTIN.
M. Ergaste.

Allons, mon fils, hâtez-vous de combler ma joie, et venez signer votre bonheur.

Damis.

Mon père, il n’est plus question de mariage avec madame ; elle n’y a jamais pensé, et mon cœur n’appartient qu’à Lucile.

M. Orgon.

Qu’à Lucile ?

Lisette.

Oui, monsieur, à elle-même, qui ne le refusera pas ; mariez hardiment ; tantôt nous vous dirons le reste.

M. Orgon.

Êtes-vous d’accord de ce qu’on dit là, ma fille ?

Lucile, donnant la main à Damis.

Ne me demandez point d’autre réponse, mon père.

Frontin.

Eh bien ! Lisette, qu’en sera-t-il ?

Lisette, lui donnant la main.

Ne me demande point d’autre réponse.