Les Travailleurs de la mer/L’archipel de la Manche/22

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Émile Testard (Tome Ip. 84-87).


XXII

BONTÉ DU PEUPLE DE L’ARCHIPEL


Qui a vu l’archipel normand, l’aime ; qui l’a habité, l’estime.

C’est là un noble petit peuple, grand par l’âme. Il a l’âme de la mer. Ces hommes des îles de la Manche sont une race à part. Ils gardent sur « la grande terre » on ne sait quelle suprématie ; ils le prennent de haut avec les anglais, disposés parfois à dédaigner « ces trois ou quatre pots de fleurs dans cette pièce d’eau » ; Jersey et Guernesey répliquent : Nous sommes les normands, et c’est nous qui avons conquis l’Angleterre. On peut sourire, on peut admirer aussi.

Un jour viendra où Paris mettra ces îles à la mode et fera leur fortune ; elles le méritent. Une prospérité sans cesse croissante les attend le jour où elles seront connues. Elles ont ce singulier attrait de combiner un climat fait pour l’oisiveté avec une population faite pour le travail. Cette églogue est un chantier. L’archipel normand a moins de soleil que les Cyclades, mais plus de verdure ; autant de verdure que les Orcades, et plus de soleil. Il n’a pas le temple d’Astypalée ; mais il a les cromlech ; il n’a pas la grotte de Fingal, mais il a Serk. Le moulin Huet vaut le Tréport ; la grève d’Azette vaut Trouville ; Piémont vaut Étretat. Le pays est beau ; le peuple est bon, l’histoire est fière. Le côté sauvage est majestueux. L’archipel a un apôtre Hélier, un poëte, Robert Wace, un héros, Pierson. Plusieurs des meilleurs généraux et des meilleurs amiraux de l’Angleterre sont nés dans l’archipel. Ces pauvres pêcheurs sont dans l’occasion magnifiques ; dans les souscriptions pour les inondations et les affamés de Manchester, Jersey et Guernesey ont plus donné, proportion gardée, que la France et l’Angleterre[1].

Ces peuples ont gardé de leur vieille vie de contrebandiers un goût hautain pour le risque et le danger. Ils vont partout. Ils essaiment. L’archipel normand colonise aujourd’hui, comme jadis l’archipel grec. C’est là une gloire. Il y a des jersiais et des guernesiais en Australie, en Californie, à Ceylan. L’Amérique du Nord a son New-Jersey, et son New-Guernesey, qui est dans l’Ohio. Ces anglo-normands, quoique un peu ankylosés par les sectes, ont une incorruptible aptitude au progrès, Toutes les superstitions, soit, mais toute la raison aussi. Est-ce que la France n’a pas été brigande ? Est-ce que l’Angleterre n’a pas été anthropophage ? Soyons modestes, et pensons à nos ancêtres tatoués.

Où prospérait le banditisme, le commerce règne. Transformation superbe. Œuvre des siècles, sans doute, mais des hommes aussi. Ce magnanime exemple, c’est ce microscopique archipel qui le donne. Ces espèces de petites nations-là font la preuve de la civilisation. Aimons-les, et vénérons-les. Ces microcosmes reflètent en petit, dans toutes ses phases, la grande formation humaine. Jersey, Guernesey, Aurigny ; anciens repaires, ateliers à présent. Anciens écueils, ports maintenant.

Pour l’observateur de cette série d’avatars qu’on appelle l’histoire, pas de spectacle plus émouvant que de voir lentement et par degrés monter et surgir au soleil de la civilisation ce peuple nocturne de la mer. L’homme des ténèbres se retourne et fait face à l’aurore. Rien n’est plus grand, rien n’est plus pathétique. Jadis forban, aujourd’hui ouvrier ; jadis sauvage, aujourd’hui citoyen ; jadis loup, aujourd’hui homme. A-t-il moins d’audace qu’autrefois ? Non. Seulement cette audace va à la lumière. Quelle splendide différence entre la navigation actuelle, côtière, riveraine, marchande, honnête, fraternelle, et le vieux dromon informe ayant pour devise : Homo homini monstrum ! Le barrage s’est fait pont. L’obstacle est devenu l’aide. Là où ce peuple a été pirate, il est pilote. Et il est plus entreprenant et plus hardi que jamais. Ce pays est resté le pays de l’aventure en devenant le pays de la probité. Plus le point de départ a été infime, plus on est attendri de l’ascension. La fiente du nid sur la coquille de l’œuf fait admirer l’envergure de l’oiseau. C’est en bonne part qu’on pense aujourd’hui à l’ancienne piraterie de l’archipel normand. En présence de toutes ces voiles charmantes et sereines triomphalement guidées à travers vers ces dédales de flots et d’écueils par le phare lenticulaire et la light-house électrique, on songe, avec le bien-être de conscience inhérent au progrès constaté, à ces vieux marins furtifs et farouches, naviguant jadis, en des chaloupes sans boussoles, sur les vagues noires lividement éclairées de loin en loin, de promontoire en promontoire, par ces antiques brasiers à frissons de flammes, que tourmentaient dans des cages de fer les immenses vents des profondeurs.



  1. Voici, en particulier pour Guernesey et pour les inondés français de 1856, la proportion des sommes souscrites : la France a donné par tête d’habitant, trente centimes, l’Angleterre, six centimes, Guernesey, trente-huit centimes.