Les Travailleurs de la mer/Partie 1/Livre 5/2

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Émile Testard (Tome Ip. 251-254).


II

CLUBIN APERÇOIT QUELQU’UN


Zuela venait quelquefois manger à l’auberge Jean. Sieur Clubin le connaissait de vue.

Du reste, sieur Clubin n’était pas fier ; il ne dédaignait pas de connaître de vue les chenapans. Il allait même quelquefois jusqu’à les connaître de fait, leur donnant la main en pleine rue et leur disant bonjour. Il parlait anglais au smogler et baragouinait l’espagnol avec le contrebandista. Il avait là-dessus des sentences : — On peut tirer du bien de la connaissance du mal. — Le garde-chasse cause utilement avec le braconnier. — Le pilote doit sonder le pirate ; le pirate étant un écueil. — Je goûte à un coquin comme un médecin goûte à un poison. — C’était sans réplique. Tout le monde donnait raison au capitaine Clubin. On l’approuvait de ne point être un délicat ridicule. Qui donc eût osé en médire ? Tout ce qu’il faisait était évidemment « pour le bien du service ». De lui tout était simple. Rien ne pouvait le compromettre. Le cristal voudrait se tacher qu’il ne pourrait. Cette confiance était la juste récompense d’une longue honnêteté, et c’est là l’excellence des réputations bien assises. Quoi que fît ou quoi que semblât faire Clubin, on y entendait malice dans le sens de la vertu ; l’impeccabilité lui était acquise ; — par-dessus le marché, il est très avisé, disait-on ; — et de telle ou telle accointance qui dans un autre eût été suspecte, sa probité sortait avec un relief d’habileté. Ce renom d’habileté se combinait harmonieusement avec son renom de naïveté, sans contradiction ni trouble. Un naïf habile, cela existe. C’est une des variétés de l’honnête homme, et une des plus appréciées. Sieur Clubin était de ces hommes qui, rencontrés en conversation intime avec un escroc ou un bandit, sont acceptés ainsi, pénétrés, compris, respectés d’autant plus, et ont pour eux le clignement d’yeux satisfait de l’estime publique.

Le Tamaulipas avait complété son chargement. Il était en partance et allait prochainement appareiller.

Un mardi soir la Durande arriva à Saint-Malo comme il faisait encore grand jour. Sieur Clubin, debout sur la passerelle et surveillant la manœuvre de l’approche du port, aperçut près du petit-bey, sur la plage de sable, entre deux rochers, dans un lieu très solitaire, deux hommes qui causaient. Il les visa de sa lunette marine, et reconnut l’un des deux hommes. C’était le capitaine Zuela. Il paraît qu’il reconnut aussi l’autre.

Cet autre était un personnage de haute taille, un peu grisonnant. Il portait le haut chapeau et le grave vêtement des amis. C’était probablement un quaker. Il baissait les yeux avec modestie.

En arrivant à l’auberge Jean, sieur Clubin apprit que le Tamaulipas comptait appareiller dans une dizaine de jours.

On a su depuis qu’il avait pris encore quelques autres informations.

À la nuit il entra chez l’armurier de la rue Saint-Vincent et lui dit :

— Savez-vous ce que c’est qu’un revolver ?

— Oui, répondit l’armurier, c’est américain.

— C’est un pistolet qui recommence la conversation.

— En effet, ça a la demande et la réponse.

— Et la réplique.

— C’est juste, monsieur Clubin. Un canon tournant.

— Et cinq ou six balles.

L’armurier entr’ouvrit le coin de sa lèvre et fit entendre ce bruit de langue qui, accompagné d’un hochement de tête, exprime l’admiration.

— L’arme est bonne, Monsieur Clubin. Je crois qu’elle fera son chemin.

— Je voudrais un revolver à six canons.

— Je n’en ai pas.

— Comment ça, vous armurier ?

— Je ne tiens pas encore l’article. Voyez-vous, c’est nouveau. Ça débute. On ne fait encore en France que du pistolet.

— Diable !

— Ça n’est pas encore dans le commerce.

— Diable !

— J’ai d’excellents pistolets.

— Je veux un revolver.

— Je conviens que c’est plus avantageux. Mais attendez donc, Monsieur Clubin…

— Quoi ?

— Je crois savoir qu’il y en a un en ce moment à Saint-Malo, d’occasion.

— Un revolver ?

— Oui.

— À vendre ?

— Oui.

— Où ça ?

— Je crois savoir où. Je m’informerai.

— Quand pourrez-vous me rendre réponse ?

— D’occasion. Mais bon.

— Quand faut-il que je revienne ?

— Si je vous procure un revolver, c’est qu’il sera bon.

— Quand me rendrez-vous réponse ?

— À votre prochain voyage.

— Ne dites pas que c’est pour moi, dit Clubin.