Les Travailleurs de la mer/Partie 1/Livre 5/4

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Émile Testard (Tome Ip. 259-268).
Première partie. Livre V


IV

PLAINMONT


Plainmont, près Torteval, est un des trois angles de Guernesey. Il y a là, à l’extrémité du cap, une haute croupe de gazon qui domine la mer.

Ce sommet est désert.

Il est d’autant plus désert qu’on y voit une maison.

Cette maison ajoute l’effroi à la solitude.

Elle est, dit-on, visionnée.

Hantée ou non, l’aspect en est étrange.

Cette maison, bâtie en granit et élevée d’un étage, est au milieu de l’herbe. Elle n’a rien d’une ruine. Elle est parfaitement habitable. Les murs sont épais et le toit est solide. Pas une pierre ne manque aux murailles, pas une tuile au toit. Une cheminée de brique contrebute l’angle du toit. Cette maison tourne le dos à la mer. Sa façade du côté de l’océan n’est qu’une muraille. En examinant attentivement cette façade, on y distingue une fenêtre, murée. Les deux pignons offrent trois lucarnes, une à l’est, deux à l’ouest, murées toutes trois. La devanture qui fait face à la terre a seule une porte et des fenêtres. La porte est murée. Les deux fenêtres du rez-de-chaussée sont murées. Au premier étage, et c’est là ce qui frappe tout d’abord quand on approche, il y a deux fenêtres ouvertes ; mais les fenêtres murées sont moins farouches que ces fenêtres ouvertes. Leur ouverture les fait noires en plein jour. Elles n’ont pas de vitres, pas même de châssis. Elles s’ouvrent sur l’ombre du dedans. On dirait les trous vides de deux yeux arrachés. Rien dans cette maison. On aperçoit par les croisées béantes le délabrement intérieur. Pas de lambris, nulle boiserie, la pierre nue. On croit voir un sépulcre à fenêtre permettant aux spectres de regarder dehors. Les pluies affouillent les fondations du côté de la mer. Quelques orties agitées par le vent caressent le bas des murs. À l’horizon, aucune habitation humaine. Cette maison est une chose vide où il y a le silence. Si l’on s’arrête pourtant et si l’on colle son oreille à la muraille, on y entend confusément par instants des battements d’ailes effarouchées. Au-dessus de la porte murée, sur la pierre qui fait l’architrave, sont gravées ces lettres : ELM-PBILG, et cette date : 1780.

La nuit, la lune lugubre entre là.

Toute la mer est autour de cette maison. Sa situation est magnifique, et par conséquent sinistre. La beauté du lieu devient une énigme. Pourquoi aucune famille humaine n’habite-t-elle ce logis ? La place est belle, la maison est bonne. D’où vient cet abandon ? Aux questions de la raison s’ajoutent les questions de la rêverie. Ce champ est cultivable, d’où vient qu’il est inculte ? Pas de maître. La porte murée. Qu’a donc ce lieu ? Pourquoi l’homme en fuite ? Que se passe-t-il ici ? S’il ne s’y passe rien, pourquoi n’y a-t-il personne ? Quand tout est endormi, y a-t-il ici quelqu’un d’éveillé ? La rafale ténébreuse, le vent, les oiseaux de proie, les bêtes cachées, les êtres ignorés, apparaissent à la pensée et se mêlent à cette maison. De quels passants est-elle l’hôtellerie ? On se figure des ténèbres de grêle et de pluie s’engouffrant dans les fenêtres. De vagues ruissellements de tempêtes ont laissé leurs traces sur la muraille intérieure. Ces chambres murées et ouvertes sont visitées par l’ouragan. S’est-il commis un crime là ? Il semble que, la nuit, cette maison livrée à l’ombre doit appeler au secours. Reste-t-elle muette ? En sort-il des voix ? à qui a-t-elle affaire dans cette solitude ? Le mystère des heures noires est à l’aise ici. Cette maison est inquiétante à midi ; qu’est-elle à minuit ? En la regardant, on regarde un secret. On se demande, la rêverie ayant sa logique et le possible ayant sa pente, ce que devient cette maison entre le crépuscule du soir et le crépuscule du matin. L’immense dispersion de la vie extra-humaine a-t-elle sur ce sommet désert un nœud où elle s’arrête et qui la force à devenir visible et à descendre ? L’épars vient-il y tourbillonner ? L’impalpable s’y condense-t-il jusqu’à prendre forme ? Énigmes. L’horreur sacrée est dans ces pierres. Cette ombre qui est dans ces chambres défendues est plus que de l’ombre ; c’est de l’inconnu. Après le soleil couché, les bateaux pêcheurs rentreront, les oiseaux se tairont, le chevrier qui est derrière le rocher s’en ira avec ses chèvres, les entre-deux des pierres livreront passage aux premiers glissements des reptiles rassurés, les étoiles commenceront à regarder, la bise soufflera, le plein de l’obscurité se fera, ces deux fenêtres seront là, béantes. Cela s’ouvre aux songes ; et c’est par des apparitions, par des larves, par des faces de fantômes vaguement distinctes, par des masques dans des lueurs, par de mystérieux tumultes d’âmes et d’ombres, que la croyance populaire, à la fois stupide et profonde, traduit les sombres intimités de cette demeure avec la nuit.

La maison est « visionnée » ; ce mot répond à tout.

Les esprits crédules ont leur explication ; mais les esprits positifs ont aussi la leur. Rien de plus simple, disent-ils, que cette maison. C’est un ancien poste d’observation, du temps des guerres de la révolution et de l’empire, et des contrebandes. Elle a été bâtie là pour cela. La guerre finie, le poste a été abandonné. On n’a pas démoli la maison parce qu’elle peut redevenir utile. On a muré la porte et les fenêtres du rez-de-chaussée contre les stercoraires humains, et pour que personne n’y pût entrer ; on a muré les fenêtres des trois côtés sur la mer, à cause du vent du sud et du vent d’ouest. Voilà tout.

Les ignorants et les crédules insistent. D’abord, la maison n’a pas été bâtie à l’époque des guerres de la révolution. Elle porte la date — 1780 — antérieure à la révolution. Ensuite, elle n’a pas été bâtie pour être un poste ; elle porte les lettres ELM-PBILG, qui sont le double monogramme de deux familles, et qui indiquent, suivant l’usage, que la maison a été construite pour l’établissement d’un jeune ménage. Donc, elle a été habitée. Pourquoi ne l’est-elle plus ? Si l’on a muré la porte et les croisées pour que personne ne pût pénétrer dans la maison, pourquoi a-t-on laissé deux fenêtres ouvertes ? Il fallait tout murer, ou rien. Pourquoi pas de volets ? Pourquoi pas de châssis ? Pourquoi pas de vitres ? Pourquoi murer les fenêtres d’un côté si on ne les mure pas de l’autre ? On empêche la pluie d’entrer par le sud, mais on la laisse entrer par le nord.

Les crédules ont tort, sans doute, mais à coup sûr les positifs n’ont pas raison. Le problème persiste.

Ce qui est sûr, c’est que la maison passe pour avoir été plutôt utile que nuisible aux contrebandiers.

Le grossissement de l’effroi ôte aux faits leur vraie proportion. Sans nul doute, bien des phénomènes nocturnes, parmi ceux dont s’est peu à peu composé le « visionnement » de la masure, pourraient s’expliquer par des présences obscures et furtives, par de courtes stations d’hommes tout de suite rembarqués, tantôt par les précautions, tantôt par les hardiesses de certains industriels suspects se cachant pour mal faire et se laissant entrevoir pour faire peur.

À cette époque déjà lointaine, beaucoup d’audaces étaient possibles. La police, surtout dans les petits pays, n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui.

Ajoutons que, si cette masure était, comme on le dit, commode aux fraudeurs, leurs rendez-vous devaient avoir là jusqu’à un certain point leurs coudées franches, précisément parce que la maison était mal vue. Être mal vue l’empêchait d’être dénoncée. Ce n’est guère aux douaniers et aux sergents qu’on s’adresse contre les spectres. Les superstitieux font des signes de croix et non des procès-verbaux. Ils voient ou croient voir, s’enfuient et se taisent. Il existe une connivence tacite, non voulue, mais réelle, entre ceux qui font peur et ceux qui ont peur. Les effrayés se sentent dans leur tort d’avoir été effrayés, ils s’imaginent avoir surpris un secret, ils craignent d’aggraver leur position, mystérieuse pour eux-mêmes, et de fâcher les apparitions. Ceci les rend discrets. Et, même en dehors de ce calcul, l’instinct des gens crédules est le silence ; il y a du mutisme dans l’épouvante ; les terrifiés parlent peu ; il semble que l’horreur dise : chut !

Il faut se souvenir que ceci remonte à l’époque où les paysans guernesiais croyaient que le mystère de la crèche était, tous les ans, à jour fixe, répété par les bœufs et les ânes ; époque où personne, dans la nuit de Noël, n’eût osé pénétrer dans une étable, de peur d’y trouver les bêtes à genoux.

S’il faut ajouter foi aux légendes locales et aux récits des gens qu’on rencontre, la superstition autrefois a quelquefois été jusqu’à suspendre aux murs de cette maison de Plainmont, à des clous dont on voit encore çà et là la trace, des rats sans pattes, des chauves-souris sans ailes, des carcasses de bêtes mortes, des crapauds écrasés entre les pages d’une bible, des brins de lupin jaune, étranges ex-voto, accrochés là par d’imprudents passants nocturnes qui avaient cru voir quelque chose, et qui, par ces cadeaux, espéraient obtenir leur pardon, et conjurer la mauvaise humeur des stryges, des larves et des brucolaques. Il y a eu de tout temps des crédules aux abacas et aux sabbats, et même d’assez haut placés. César consultait Sagane, et Napoléon mademoiselle Lenormand. Il est des consciences inquiètes jusqu’à tâcher d’obtenir des indulgences du diable. Que Dieu fasse et que Satan ne défasse pas ! c’était là une des prières de Charles-Quint. D’autres esprits sont plus timorés encore. Ils vont jusqu’à se persuader qu’on peut avoir des torts envers le mal. Être irréprochable vis-à-vis du démon, c’est une de leurs préoccupations. De là des pratiques religieuses tournées vers l’immense malice obscure. C’est un bigotisme comme un autre. Les crimes contre le démon existent dans certaines imaginations malades ; avoir violé la loi d’en bas tourmente de bizarres casuistes de l’ignorance ; on a des scrupules du côté des ténèbres. Croire à l’efficacité de la dévotion aux mystères du Brocken et d’Armuyr, se figurer qu’on a péché contre l’enfer, avoir recours pour des infractions chimériques à des pénitences chimériques, avouer la vérité à l’esprit de mensonge, faire son mea culpa devant le père de la faute, se confesser en sens inverse, tout cela existe ou a existé ; les procès de magie le prouvent à chaque page de leurs dossiers. Le songe humain va jusque-là. Quand l’homme se met à s’effarer, il ne s’arrête point. On rêve des fautes imaginaires, on rêve des purifications imaginaires, et l’on fait faire le nettoyage de sa conscience par l’ombre du balai des sorcières.

Quoi qu’il en soit, si cette maison a des aventures, c’est son affaire ; à part quelques hasards et quelques exceptions, nul n’y va voir, elle est laissée seule ; il n’est du goût de personne de se risquer aux rencontres infernales.

Grâce à la terreur qui la garde, et qui en éloigne quiconque pourrait observer et témoigner, il a été de tout temps facile de s’introduire la nuit dans cette maison, au moyen d’une échelle de corde, ou même tout simplement du premier échalier venu pris aux courtils voisins. Un en-cas de hardes et de vivres apporté là permettrait d’y attendre en toute sécurité l’éventualité et l’à-propos d’un embarquement furtif. La tradition raconte qu’il y a une quarantaine d’années, un fugitif, de la politique selon les uns, du commerce selon les autres, a séjourné quelque temps caché dans la maison visionnée de Plainmont, d’où il a réussi à s’embarquer sur un bateau pêcheur pour l’Angleterre. D’Angleterre on gagne aisément l’Amérique.

Cette même tradition affirme que des provisions déposées dans cette masure y demeurent sans qu’on y touche ; Lucifer, comme les contrebandiers, ayant intérêt à ce que celui qui les a mises là revienne.

Du sommet où est cette maison, on aperçoit au sud-ouest, à un mille de la côte, l’écueil des Hanois.

Cet écueil est célèbre. Il a fait toutes les mauvaises actions que peut faire un rocher. C’était un des plus redoutables assassins de la mer. Il attendait en traître les navires dans la nuit. Il a élargi les cimetières de Torteval et de la Rocquaine.

En 1862 on a placé sur cet écueil un phare.

Aujourd’hui l’écueil des Hanois éclaire la navigation qu’il fourvoyait ; le guet-apens a un flambeau à la main. On cherche à l’horizon comme un protecteur et un guide ce rocher qu’on fuyait comme un malfaiteur. Les Hanois rassurent ces vastes espaces nocturnes qu’ils effrayaient. C’est quelque chose comme le brigand devenu gendarme.

Il y a trois Hanois : le grand Hanois, le petit Hanois, et la Mauve. C’est sur le petit Hanois qu’est aujourd’hui le « Light Red ».

Cet écueil fait partie d’un groupe de pointes, quelques-unes sous-marines, quelques-unes sortant de la mer. Il les domine. Il a, comme une forteresse, ses ouvrages avancés ; du côté de la haute mer, un cordon de treize rochers ; au nord, deux brisants, les hautes-fourquies, les aiguillons, et un banc de sable, l’Hérouée ; au sud, trois roches, le Cat-Rock, la Percée et la Roque Herpin ; plus deux boues, la South Boue et la Boue le Mouet, et en outre, devant Plainmont, à fleur d’eau, le Tas de Pois d’Aval.

Qu’un nageur franchisse le détroit des Hanois à Plainmont, cela est malaisé, non impossible. On se souvient que c’était une des prouesses de sieur Clubin. Le nageur qui connaît ces bas-fonds a deux stations où il peut se reposer, la Roque ronde, et plus loin, en obliquant un peu à gauche, la Roque rouge.