Les Travailleurs de la mer/Partie 1/Livre 5/9

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Émile Testard (Tome Ip. 317-323).
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IX

RENSEIGNEMENTS UTILE AUX PERSONNES QUI ATTENDENT, OU CRAIGNENT, DES LETTRES D’OUTRE-MER


Ce soir-là encore, sieur Clubin rentra tard.

Une des causes de son retard, c’est qu’avant de rentrer il était allé jusqu’à la porte Dinan où il y avait des cabarets. Il avait acheté, dans un de ces cabarets où il n’était pas connu, une bouteille d’eau-de-vie qu’il avait mise dans la large poche de sa vareuse comme s’il voulait l’y cacher ; puis, la Durande devant partir le lendemain matin, il avait fait un tour à bord pour s’assurer que tout était en ordre.

Quand sieur Clubin rentra à l’Auberge Jean, il n’y avait plus dans la salle basse que le vieux capitaine au long cours, M. Gertrais-Gaboureau, qui buvait sa chope et fumait sa pipe.

M. Gertrais-Gaboureau salua sieur Clubin entre une bouffée et une gorgée.

— Good bye, capitaine Clubin.

— Bonsoir, capitaine Gertrais.

— Eh bien, voilà le Tamaulipas parti.

— Ah ! Dit Clubin, je n’y ai pas fait attention.

Le capitaine Gertrais-Gaboureau cracha et dit :

— Filé, Zuela.

— Quand ça donc ?

— Ce soir.

— Où va-t-il ?

— Au diable.

— Sans doute ; mais où ?

— À Arequipa.

— Je n’en savais rien, dit Clubin.

Il ajouta :

— Je vais me coucher.

Il alluma sa chandelle, marcha vers la porte, et revint.

— Êtes-vous allé à Arequipa, capitaine Gertrais ?

— Oui. Il y a des ans.

— Où relâche-t-on ?

— Un peu partout. Mais ce Tamaulipas ne relâchera point.

M Gertrais-Gaboureau vida sur le bord d’une assiette la cendre de sa pipe, et continua :

— Vous savez, le chasse-marée Cheval-de-Troie et ce beau trois-mâts, le Trentemouzin, qui sont allés à Cardiff. Je n’étais pas d’avis du départ à cause du temps. Ils sont revenus dans un bel état. Le chasse-marée était chargé de térébenthine, il a fait eau, et en faisant jouer les pompes il a pompé avec l’eau tout son chargement. Quant au trois-mâts, il a surtout souffert dans les hauts ; la guibre, la poulaine, les minots, le jas de l’ancre à bâbord, tout ça cassé. Le bout-dehors du grand foc cassé au ras du chouque. Les haubans de focs et les sous-barbes, va-t’en voir s’ils viennent. Le mât de misaine n’a rien ; il a eu cependant une sévère secousse. Tout le fer du beaupré a manqué, et, chose incroyable, le beaupré n’est que mâché, mais il est complètement dépouillé. Le masque du navire à bâbord est à jour trois bons pieds carrés. Voilà ce que c’est que de ne pas écouter le monde.

Clubin avait posé sa chandelle sur la table et s’était mis à repiquer un rang d’épingles qu’il avait dans le collet de sa vareuse. Il reprit :

— Ne disiez-vous pas, capitaine Gertrais, que le Tamaulipas ne relâchera point ?

— Non. Il va droit au Chili.

— En ce cas il ne pourra pas donner de ses nouvelles en route.

— Pardon, capitaine Clubin. D’abord il peut remettre des dépêches à tous les bâtiments qu’il rencontre faisant voile pour Europe.

— C’est juste.

— Ensuite il a la boîte aux lettres de la mer.

— Qu’appelez-vous la boîte aux lettres de la mer ?

— Vous ne connaissez pas ça, capitaine Clubin ?

— Non.

— Quand on passe le détroit de Magellan.

— Eh bien ?

— Partout de la neige, toujours gros temps, de vilains mauvais vents, une mer de quatre sous.

— Après ?

— Quand vous avez doublé le cap Monmouth.

— Bien. Ensuite ?

— Ensuite vous doublez le cap Valentin.

— Et ensuite ?

— Ensuite vous doublez le cap Isidore.

— Et puis ?

— Vous doublez la pointe Anna.

— Bon. Mais qu’est-ce que vous appelez la boîte aux lettres de la mer ?

— Nous y sommes. Montagnes à droite, montagnes à gauche. Des pingouins partout, des pétrels-tempêtes. Un endroit terrible. Ah ! Mille saints, mille singes ! Quel bataclan, et comme ça tape ! La bourrasque n’a pas besoin qu’on aille à son secours. C’est là qu’on surveille la lisse de hourdi ! C’est là qu’on diminue la toile ! C’est là qu’on vous remplace la grande voile par le foc, et le foc par le tourmentin ! Coups de vent sur coups de vent. Et puis quelquefois quatre, cinq, six jours de cape sèche. Souvent d’un jeu de voiles tout neuf il vous reste de la charpie. Quelle danse ! Des rafales à vous faire sauter un trois-mâts comme une puce. J’ai vu sur un brick anglais, le True blue, un petit mousse occupé à la gibboom emporté à tous les cinq cent mille millions de tonnerres de Dieu, et la gibboom avec. On va en l’air comme des papillons, quoi. J’ai vu le contre-maître de la Revenue, une jolie goëlette, arraché de dessus le fore-crostree, et tué roide. J’ai eu ma lisse cassée, et mon serre-gouttière en capilotade. On sort de là avec toutes ses voiles mangées. Des frégates de cinquante font eau comme des paniers. Et la mauvaise diablesse de côte ! Rien de plus bourru. Des rochers déchiquetés comme par enfantillage. On approche du Port-Famine. Là, c’est pire que pire. Les plus rudes lames que j’aie vues de ma vie. Des parages d’enfer. Tout à coup on aperçoit ces deux mots écrits en rouge : Post-Office.

— Que voulez-vous dire, capitaine Gertrais ?

— Je veux dire, capitaine Clubin, que tout de suite après qu’on a doublé la pointe Anna on voit sur un caillou de cent pieds de haut un grand bâton. C’est un poteau qui a une barrique au cou. Cette barrique, c’est la boîte aux lettres. Il a fallu que les anglais écrivent dessus : Post-Office. De quoi se mêlent-ils ? C’est la poste de l’océan ; elle n’appartient pas à cet honorable gentleman, le roi d’Angleterre. Cette boîte aux lettres est commune. Elle appartient à tous les pavillons. Post-Office ! est-ce assez chinois ! ça vous fait l’effet d’une tasse de thé que le diable vous offrirait tout à coup. Voici maintenant comme se fait le service. Tout bâtiment qui passe expédie au poteau un canot avec ses dépêches. Le navire qui vient de l’Atlantique envoie ses lettres pour l’Europe, et le navire qui vient du Pacifique envoie ses lettres pour l’Amérique. L’officier commandant votre canot met dans le baril votre paquet et y prend le paquet qu’il y trouve. Vous vous chargez de ces lettres-là ; le navire qui viendra après vous se chargera des vôtres. Comme on navigue en sens contraire, le continent d’où vous venez, c’est celui où je vais. Je porte vos lettres, vous portez les miennes. Le baril est bitté au poteau avec une chaîne. Et il pleut ! Et il neige ! Et il grêle ! Une fichue mer ! Les satanicles volent de tous côtés. Le Tamaulipas ira par là. Le baril a un bon couvercle à charnière, mais pas de serrure ni de cadenas. Vous voyez qu’on peut écrire à ses amis. Les lettres parviennent.

— C’est très drôle, murmura Clubin rêveur.

Le capitaine Gertrais-Gaboureau se retourna vers sa chope.

— Une supposition que ce garnement de Zuela m’écrit, ce gueux flanque son barbouillage dans la barrique à Magellan et dans quatre mois j’ai le griffonnage de ce gredin. — Ah çà ! Capitaine Clubin, est-ce que vous partez demain ?

Clubin, absorbé dans une sorte de somnambulisme, n’entendit pas. Le capitaine Gertrais répéta sa question.

Clubin se réveilla.

— Sans doute, capitaine Gertrais. C’est mon jour. Il faut que je parte demain matin.

— Si c’était moi, je ne partirais pas. Capitaine Clubin, la peau des chiens sent le poil mouillé. Les oiseaux de mer viennent depuis deux nuits tourner autour de la lanterne du phare. Mauvais signe. J’ai un storm-glass qui fait des siennes. Nous sommes au deuxième octant de la lune ; c’est le maximum d’humidité. J’ai vu tantôt des pimprenelles qui fermaient leurs feuilles et un champ de trèfles dont les tiges étaient toutes droites. Les vers de terre sortent, les mouches piquent, les abeilles ne s’éloignent pas de leur ruche, les moineaux se consultent. On entend le son des cloches de loin. J’ai entendu ce soir l’angélus de Saint-Lunaire. Et puis le soleil s’est couché sale. Il y aura demain un fort brouillard. Je ne vous conseille pas de partir. Je crains plus le brouillard que l’ouragan. C’est un sournois, le brouillard.