Les Travailleurs de la mer/Partie 1/Livre 6/1

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Émile Testard (Tome Ip. 327-331).
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I

LES ROCHERS DOUVRES


À cinq lieues environ en pleine mer, au sud de Guernesey, vis-à-vis la pointe de Plainmont, entre les îles de la Manche et Saint-Malo, il y a un groupe d’écueils appelé les Rochers-Douvres. Ce lieu est funeste.

Cette dénomination, Douvre, Dover, appartient à beaucoup d’écueils et de falaises. Il y a notamment près des Côtes du Nord une Roche-Douvre sur laquelle on construit un phare en ce moment, écueil dangereux, mais qu’il ne faut point confondre avec celui-ci.

Le point de France le plus proche du Rocher Douvres est le cap Bréhant. Le rocher Douvres est un peu plus loin de la côte de France que de la première île de l’archipel normand. La distance de cet écueil à Jersey se mesure à peu près par la grande diagonale de Jersey. Si l’île de Jersey tournait sur la Corbière comme sur un gond, la pointe Sainte-Catherine irait presque frapper les Douvres. C’est encore là un éloignement de plus de quatre lieues.

Dans ces mers de la civilisation les roches les plus sauvages sont rarement désertes. On rencontre des contrebandiers à Hagot, des douaniers à Binic, des celtes à Bréhat, des cultivateurs d’huîtres à Cancale, des chasseurs de lapins à Césambre, l’île de César, des ramasseurs de crabes à Brecq-Hou, des pêcheurs au chalut aux Minquiers, des pêcheurs à la trouble à Écré-Hou. Aux rochers Douvres, personne.

Les oiseaux de mer sont là chez eux.

Pas de rencontre plus redoutée. Les Casquets où s’est, dit-on, perdue la Blanche Nef, le banc du Calvados, les Aiguilles de l’île de Wight, la Ronesse qui fait la côte de Beaulieu si dangereuse, le bas-fond de Préel qui étrangle l’entrée de Merquel et qui force de ranger à vingt brasses la balise peinte en rouge, les approches traîtres d’étables et de Plouha, les deux druides de granit du sud de Guernesey, le vieux Anderlo et le petit Anderlo, la Corbière, les Hanois, l’île de Ras, recommandée à la frayeur par ce proverbe : — Si jamais tu passes le Ras, si tu ne meurs, tu trembleras ; — les Mortes-Femmes, le passage de la Boue et de la Frouquie, la Déroute entre Guernesey et Jersey, la Hardent entre les Minquiers et Chausey, le Mauvais Cheval entre Boulay-Bay et Barneville, sont moins mal famés. Il vaudrait mieux affronter tous ces écueils l’un après l’autre que le rocher Douvres une seule fois.

Sur toute cette périlleuse mer de la Manche, qui est la mer Égée de l’occident, le rocher Douvres n’a d’égal en terreur que l’écueil Pater-Noster entre Guernesey et Serk.

Et encore, de Pater-Noster on peut faire un signal ; une détresse là peut être secourue. On voit au nord la pointe Dicard, ou d’Icare, et au sud Gros-Nez. Du rocher Douvres, on ne voit rien.

La rafale, l’eau, la nuée, l’illimité, l’inhabité. Nul ne passe aux rochers Douvres qu’égaré. Les granits sont d’une stature brutale et hideuse. Partout l’escarpement. L’inhospitalité sévère de l’abîme.

C’est la haute mer. L’eau y est très profonde. Un écueil absolument isolé comme le rocher Douvres attire et abrite les bêtes qui ont besoin de l’éloignement des hommes. C’est une sorte de vaste madrépore sous-marin. C’est un labyrinthe noyé. Il y a là, à une profondeur où les plongeurs atteignent difficilement, des antres, des caves, des repaires, des entre-croisements de rues ténébreuses. Les espèces monstrueuses y pullulent. On s’entre-dévore. Les crabes mangent les poissons, et sont eux-mêmes mangés. Des formes épouvantables, faites pour n’être pas vues par l’œil humain, errent dans cette obscurité, vivantes. De vagues linéaments de gueules, d’antennes, de tentacules, de nageoires, d’ailerons, de mâchoires ouvertes, d’écailles, de griffes, de pinces, y flottent, y tremblent, y grossissent, s’y décomposent et s’y effacent dans la transparence sinistre. D’effroyables essaims nageants rôdent, faisant ce qu’ils ont à faire. C’est une ruche d’hydres.

L’horrible est là, idéal.

Figurez-vous, si vous pouvez, un fourmillement d’holothuries.

Voir le dedans de la mer, c’est voir l’imagination de l’inconnu. C’est la voir du côté terrible. Le gouffre est analogue à la nuit. Là aussi il y a sommeil, sommeil apparent du moins, de la conscience de la création. Là s’accomplissent en pleine sécurité les crimes de l’irresponsable. Là, dans une paix affreuse, les ébauches de la vie, presque fantômes, tout à fait démons, vaquent aux farouches occupations de l’ombre.

Il y a quarante ans, deux roches d’une forme extraordinaire signalaient de loin l’écueil Douvres aux passants de l’océan. C’étaient deux pointes verticales, aiguës et recourbées, se touchant presque par le sommet. On croyait voir sortir de la mer les deux défenses d’un éléphant englouti. Seulement c’étaient les défenses, hautes comme des tours, d’un éléphant grand comme une montagne. Ces deux tours naturelles de l’obscure ville des monstres ne laissaient entre elles qu’un étroit passage où se ruait la lame. Ce passage, tortueux et ayant dans sa longueur plusieurs coudes, ressemblait à un tronçon de rue entre deux murs. On nommait ces roches jumelles les deux Douvres. Il y avait la grande Douvre et la petite Douvre ; l’une avait soixante pieds de haut, l’autre quarante. Le va-et-vient de la vague a fini par donner un trait de scie dans la base de ces tours, et le violent coup d’équinoxe du 26 octobre 1859 en a renversé une. Celle qui reste, la petite, est tronquée et fruste.

Un des plus étranges rochers du groupe Douvres s’appelle L’Homme. Celui-là subsiste encore aujourd’hui. Au siècle dernier, des pêcheurs, fourvoyés sur ces brisants, trouvèrent au haut de ce rocher un cadavre. À côté de ce cadavre, il y avait quantité de coquillages vidés. Un homme avait naufragé à ce roc, s’y était réfugié, y avait vécu quelque temps de coquillages et y était mort. De là ce nom, l’Homme.

Les solitudes d’eau sont lugubres. C’est le tumulte et le silence. Ce qui se fait là ne regarde plus le genre humain. C’est de l’utilité inconnue. Tel est l’isolement du rocher Douvres. Tout autour, à perte de vue, l’immense tourment des flots.