Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 1/11

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Émile Testard (Tome IIp. 63-68).
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Deuxième partie. Livre I


XI

DÉCOUVERTE


Un écueil voisin de la côte est quelquefois visité par les hommes ; un écueil en pleine mer, jamais. Qu’irait-on y chercher ? Ce n’est pas une île. Point de ravitaillement à espérer, ni arbres à fruits, ni pâturages, ni bestiaux, ni sources d’eau potable. C’est une nudité dans une solitude. C’est une roche, avec des escarpements hors de l’eau et des pointes sous l’eau. Rien à trouver là, que le naufrage.

Ces espèces d’écueils, que la vieille langue marine appelle les Isolés, sont, nous l’avons dit, des lieux étranges. La mer y est seule. Elle fait ce qu’elle veut. Nulle apparition terrestre ne l’inquiète. L’homme épouvante la mer ; elle se défie de lui ; elle lui cache ce qu’elle est et ce qu’elle fait. Dans l’écueil, elle est rassurée ; l’homme n’y viendra pas. Le monologue des flots ne sera point troublé. Elle travaille à l’écueil, répare ses avaries, aiguise ses pointes, le hérisse, le remet à neuf, le maintient en état. Elle entreprend le percement du rocher, désagrège la pierre tendre, dénude la pierre dure, ôte la chair, laisse l’ossement, fouille, dissèque, fore, troue, canalise, met les caecums en communication, emplit l’écueil de cellules, imite l’éponge en grand, creuse le dedans, sculpte le dehors. Elle se fait, dans cette montagne secrète qui est à elle, des antres, des sanctuaires, des palais ; elle a on ne sait quelle végétation hideuse et splendide composée d’herbes flottantes qui mordent et de monstres qui prennent racine ; elle enfouit sous l’ombre de l’eau cette magnificence affreuse. Dans l’écueil isolé, rien ne la surveille, ne l’espionne et ne la dérange ; elle y développe à l’aise son côté mystérieux, inaccessible à l’homme. Elle y dépose ses sécrétions vivantes et horribles. Tout l’ignoré de la mer est là.

Les promontoires, les caps, les finistères, les nases, les brisants, les récifs, sont, insistons-y, de vraies constructions. La formation géologique est peu de chose, comparée à la formation océanique. Les écueils, ces maisons de la vague, ces pyramides et ces syringes de l’écume, appartiennent à un art mystérieux que l’auteur de ce livre a nommé quelque part l’art de la nature, et ont une sorte de style énorme. Le fortuit y semble voulu. Ces constructions sont multiformes. Elles ont l’enchevêtrement du polypier, la sublimité de la cathédrale, l’extravagance de la pagode, l’amplitude du mont, la délicatesse du bijou, l’horreur du sépulcre. Elles ont des alvéoles comme un guêpier, des tanières comme une ménagerie, des tunnels comme une taupinière, des cachots comme une bastille, des embuscades comme un camp. Elles ont des portes, mais barricadées, des colonnes, mais tronquées, des tours, mais penchées, des ponts, mais rompus. Leurs compartiments sont inexorables ; ceci n’est que pour les oiseaux ; ceci n’est que pour les poissons. On ne passe pas. Leur figure architecturale se transforme, se déconcerte, affirme la statique, la nie, se brise, s’arrête court, commence en archivolte, finit en architrave ; bloc sur bloc ; Encelade est le maçon. Une dynamique extraordinaire étale là ses problèmes, résolus. D’effrayants pendentifs menacent, mais ne tombent pas. On ne sait comment tiennent ces bâtisses vertigineuses. Partout des surplombs, des porte-à-faux, des lacunes, des suspensions insensées ; la loi de ce babélisme échappe ; l’inconnu, immense architecte, ne calcule rien, et réussit tout ; les rochers, bâtis pêle-mêle, composent un monument monstre ; nulle logique, un vaste équilibre. C’est plus que de la solidité, c’est de l’éternité. En même temps, c’est le désordre. Le tumulte de la vague semble avoir passé dans le granit. Un écueil, c’est de la tempête pétrifiée. Rien de plus émouvant pour l’esprit que cette farouche architecture, toujours croulante, toujours debout. Tout s’y entr’aide et s’y contrarie. C’est un combat de lignes d’où résulte un édifice. On y reconnaît la collaboration de ces deux querelles, l’océan et l’ouragan.

Cette architecture a ses chefs-d’œuvre, terribles. L’écueil Douvres en était un.

Celui-là, la mer l’avait construit et perfectionné avec un amour formidable. L’eau hargneuse le léchait. Il était hideux, traître, obscur, plein de caves.

Il avait tout un système veineux de trous sous-marins se ramifiant dans des profondeurs insondables. Plusieurs des orifices de ce percement inextricable étaient à sec aux marées basses. On y pouvait entrer. À ses risques et périls.

Gilliatt, pour les besoins de son sauvetage, dut explorer toutes ces grottes. Pas une qui ne fût effroyable. Partout, dans ces caves, se reproduisait, avec les dimensions exagérées de l’océan, cet aspect d’abattoir et de boucherie étrangement empreint dans l’entre-deux des Douvres. Qui n’a point vu, dans des excavations de ce genre, sur la muraille du granit éternel, ces affreuses fresques de la nature, ne peut s’en faire l’idée.

Ces grottes féroces étaient sournoises ; il ne fallait point s’y attarder. La marée haute les emplissait jusqu’au plafond.

Les poux de roque et les fruits de mer y abondaient.

Elles étaient encombrées de galets roulés, amoncelés en tas au fond des voûtes. Beaucoup de ces galets pesaient plus d’une tonne. Ils étaient de toutes proportions et de toutes couleurs ; la plupart paraissaient sanglants ; quelques-uns, couverts de conferves poilues et gluantes, semblaient de grosses taupes vertes fouillant le rocher.

Plusieurs de ces caves se terminaient brusquement en cul-de-four. D’autres, artères d’une circulation mystérieuse, se prolongeaient dans le rocher en fissures tortueuses et noires. C’étaient les rues du gouffre. Ces fissures se rétrécissant sans cesse, un homme n’y pouvait passer. Un brandon allumé y laissait voir des obscurités suintantes.

Une fois, Gilliatt, furetant, s’aventura dans une de ces fissures. L’heure de la marée s’y prêtait. C’était une belle journée de calme et de soleil. Aucun incident de mer, pouvant compliquer le risque, n’était à redouter.

Deux nécessités, nous venons de l’indiquer, poussaient Gilliatt à ces explorations : chercher, pour le sauvetage, des débris utiles, et trouver des crabes et des langoustes pour sa nourriture. Les coquillages commençaient à lui manquer dans les Douvres.

La fissure était resserrée et le passage presque impossible. Gilliatt voyait de la clarté au delà. Il fit effort, s’effaça, se tordit de son mieux, et s’engagea le plus avant qu’il put.

Il se trouvait, sans s’en douter, précisément dans l’intérieur du rocher sur la pointe duquel Clubin avait lancé la Durande. Gilliatt était sous cette pointe. Le rocher, abrupt extérieurement, et inabordable, était évidé en dedans. Il avait des galeries, des puits et des chambres comme le tombeau d’un roi d’Égypte. Cet affouillement était un des plus compliqués parmi ces dédales, travail de l’eau, sape de la mer infatigable. Les embranchements de ce souterrain sous mer communiquaient probablement avec l’eau immense du dehors par plus d’une issue, les unes béantes au niveau du flot, les autres, profonds entonnoirs invisibles. C’était tout près de là, mais Gilliatt l’ignorait, que Clubin s’était jeté à la mer.

Gilliatt, dans cette lézarde à crocodiles, où les crocodiles, il est vrai, n’étaient pas à craindre, serpentait, rampait, se heurtait le front, se courbait, se redressait, perdait pied, retrouvait le sol, avançait péniblement. Peu à peu le boyau s’élargit, un demi-jour parut, et tout à coup Gilliatt fit son entrée dans une caverne extraordinaire.