Les Travailleurs de la mer/Partie 3/Livre 3/3

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Émile Testard (Tome IIp. 319-326).


III

LA PRÉVOYANCE DE L’ABNÉGATION


Dix heures et demie sonnaient comme ils entraient dans l’église.

À cause de l’heure, et aussi à cause de la solitude de la ville ce jour-là, l’église était vide.

Au fond pourtant, près de la table qui, dans les églises réformées, remplace l’autel, il y avait trois personnes ; c’étaient le doyen et son évangéliste ; plus le registraire. Le doyen, qui était le révérend Jaquemin Hérode, était assis ; l’évangéliste et le registraire étaient debout.

Le Livre ouvert, était sur la table.

À côté, sur une crédence, s’étalait un autre livre, le registre de paroisse, ouvert également, et sur lequel un œil attentif eût pu remarquer une page fraîchement écrite et dont l’encre n’était pas encore séchée. Une plume et une écritoire étaient à côté du registre.

En voyant entrer le révérend Ebenezer Caudray, le révérend Jaquemin Hérode se leva.

— Je vous attends, dit-il. Tout est prêt.

Le doyen, en effet, était en robe d’officiant.

Ebenezer regarda Gilliatt.

Le révérend doyen ajouta :

— Je suis à vos ordres, mon collègue.

Et il salua.

Ce salut ne s’égara ni à droite ni à gauche. Il était évident, à la direction du rayon visuel du doyen, que pour lui Ebenezer seul existait. Ebenezer était clergyman et gentleman. Le doyen ne comprenait dans sa salutation ni Déruchette qui était à côté, ni Gilliatt qui était en arrière. Il y avait dans son regard une parenthèse où le seul Ebenezer était admis. Le maintien de ces nuances fait partie du bon ordre et consolide les sociétés.

Le doyen reprit avec une aménité gracieusement altière :

— Mon collègue, je vous fais mon double compliment. Votre oncle est mort et vous prenez femme ; vous voilà riche par l’un et heureux par l’autre. Du reste, maintenant, grâce à ce bateau à vapeur qu’on va rétablir, miss Lethierry aussi est riche, ce que j’approuve. Miss Lethierry est née sur cette paroisse, j’ai vérifié la date de sa naissance sur le registre. Miss Lethierry est majeure, et s’appartient. D’ailleurs son oncle, qui est toute sa famille, consent. Vous voulez vous marier tout de suite à cause de votre départ, je le comprends ; mais, ce mariage étant d’un recteur de paroisse, j’aurais souhaité un peu de solennité. J’abrégerai pour vous être agréable. L’essentiel peut tenir dans le sommaire. L’acte est déjà tout dressé sur le registre que voici, et il n’y a que les noms à remplir. Aux termes de la loi et coutume, le mariage peut être célébré immédiatement après l’inscription. La déclaration voulue pour la licence a été dûment faite. Je prends sur moi une petite irrégularité, car la demande de licence eût dû être préalablement enregistrée sept jours d’avance ; mais je me rends à la nécessité et à l’urgence de votre départ. Soit. Je vais vous marier. Mon évangéliste sera le témoin de l’époux ; quant au témoin de l’épouse…

Le doyen se tourna vers Gilliatt.

Gilliatt fit un signe de tête.

— Cela suffit, dit le doyen.

Ebenezer restait immobile. Déruchette était l’extase, pétrifiée.

Le doyen continua :

— Maintenant, toutefois, il y a un obstacle.

Déruchette fit un mouvement.

Le doyen poursuivit :

— L’envoyé, ici présent, de mess Lethierry, lequel envoyé a demandé pour vous la licence et a signé la déclaration sur le registre, — Et du pouce de sa main gauche le doyen désigna Gilliatt, ce qui l’exemptait d’articuler ce nom quelconque, — l’envoyé de mess Lethierry m’a dit ce matin que mess Lethierry, trop occupé pour venir en personne, désirait que le mariage se fît incontinent. Ce désir, exprimé verbalement, n’est point assez. Je ne saurais, à cause des dispenses à accorder et de l’irrégularité que je prends sur moi, passer outre si vite sans m’informer près de mess Lethierry, à moins qu’on ne me montre sa signature. Quelle que soit ma bonne volonté, je ne puis me contenter d’une parole qu’on vient me redire. Il me faudrait quelque chose d’écrit.

— Qu’à cela ne tienne, dit Gilliatt.

Et il présenta au révérend doyen un papier.

Le doyen se saisit du papier, le parcourut d’un coup d’œil, sembla passer quelques lignes, sans doute inutiles, et lut tout haut :

— « … Va chez le doyen pour avoir les dispenses. Je désire que le mariage se fasse le plus tôt possible. Tout de suite serait le mieux. »

Il posa le papier sur la table, et poursuivit :

— Signé Lethierry. La chose serait plus respectueusement adressée à moi. Mais puisqu’il s’agit d’un collègue, je n’en demande pas davantage.

Ebenezer regarda de nouveau Gilliatt. Il y a des ententes d’âmes. Ebenezer sentait là une fraude ; et il n’eut pas la force, il n’eut peut-être pas même l’idée, de la dénoncer. Soit obéissance à un héroïsme latent qu’il entrevoyait, soit étourdissement de la conscience par le coup de foudre du bonheur, il demeura sans paroles.

Le doyen prit la plume et remplit, aidé du registraire, les blancs de la page écrite sur le registre, puis il se redressa, et, du geste, invita Ebenezer et Déruchette à s’approcher de la table.

La cérémonie commença.

Ce fut un moment étrange.

Ebenezer et Déruchette étaient l’un près de l’autre devant le ministre. Quiconque a fait un songe où il s’est marié a éprouvé ce qu’ils éprouvaient.

Gilliatt était à quelque distance dans l’obscurité des piliers.

Déruchette le matin en se levant, désespérée, pensant au cercueil et au suaire, s’était vêtue de blanc. Cette idée de deuil fut à propos pour la noce. La robe blanche fait tout de suite une fiancée. La tombe aussi est une fiançaille.

Un rayonnement se dégageait de Déruchette. Jamais elle n’avait été ce qu’elle était en cet instant-là. Déruchette avait ce défaut d’être peut-être trop jolie et pas assez belle. Sa beauté péchait, si c’est là pécher, par excès de grâce. Déruchette au repos, c’est-à-dire en dehors de la passion et de la douleur, était, nous avons indiqué ce détail, surtout gentille. La transfiguration de la fille charmante, c’est la vierge idéale. Déruchette, grandie par l’amour et par la souffrance, avait eu, qu’on nous passe le mot, cet avancement. Elle avait la même candeur avec plus de dignité, la même fraîcheur avec plus de parfum. C’était quelque chose comme une pâquerette qui deviendrait un lys.

La moiteur des pleurs taries était sur ses joues. Il y avait peut-être encore une larme dans le coin du sourire. Les larmes séchées, vaguement visibles, sont une sombre et douce parure au bonheur.

Le doyen, debout près de la table, posa un doigt sur la bible ouverte et demanda à haute voix :

— Y a-t-il opposition ?

Personne ne répondit.

— Amen, dit le doyen.

Ebenezer et Déruchette avancèrent d’un pas vers le révérend Jaquemin Hérode.

Le doyen dit :

— Joë Ebenezer Caudray, veux-tu avoir cette femme pour ton épouse ?

Ebenezer répondit :

— Je le veux.

Le doyen reprit :

— Durande Déruchette Lethierry, veux-tu avoir cet homme pour ton mari ?

Déruchette, dans l’agonie de l’âme sous trop de joie comme de la lampe sous trop d’huile, murmura plutôt qu’elle ne prononça :

— Je le veux.

Alors, suivant le beau rite du mariage anglican, le doyen regarda autour de lui et fit dans l’ombre de l’église cette demande solennelle :

— Qui est-ce qui donne cette femme à cet homme ?

— Moi, dit Gilliatt.

Il y eut un silence. Ebenezer et Déruchette sentirent on ne sait quelle vague oppression à travers leur ravissement.

Le doyen mit la main droite de Déruchette dans la main droite d’Ebenezer, et Ebenezer dit à Déruchette :

— Déruchette, je te prends pour ma femme, soit que tu sois meilleure ou pire, plus riche ou plus pauvre, en maladie ou en santé, pour t’aimer jusqu’à la mort, et je te donne ma foi. Le doyen mit la main droite d’Ebenezer dans la main droite de Déruchette, et Déruchette dit à Ebenezer :

— Ebenezer, je te prends pour mon mari, soit que tu sois meilleur ou pire, plus riche ou plus pauvre, en maladie ou en santé, pour t’aimer et t’obéir jusqu’à la mort, et je te donne ma foi.

Le doyen reprit :

— Où est l’anneau ?

Ceci était l’imprévu. Ebenezer, pris au dépourvu, n’avait pas d’anneau.

Gilliatt ôta la bague d’or qu’il avait au petit doigt, et la présenta au doyen. C’était probablement l’anneau « de mariage » acheté le matin au bijoutier de Commercial-Arcade.

Le doyen posa l’anneau sur le livre, puis le remit à Ebenezer.

Ebenezer prit la petite main gauche, toute tremblante, de Déruchette, passa l’anneau au quatrième doigt, et dit :

— Je t’épouse avec cet anneau.

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, dit le doyen.

— Que cela soit ainsi, dit l’évangéliste.

Le doyen éleva la voix :

— Vous êtes époux.

— Que cela soit, dit l’évangéliste.

Le doyen reprit :

— Prions.

Ebenezer et Déruchette se retournèrent vers la table et se mirent à genoux.

Gilliatt, resté debout, baissa la tête.

Eux s’agenouillaient devant Dieu, lui se courbait sous la destinée.