Les Trois Hommes en Allemagne/03

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Traduction par Georges Seligmann.
La Sirène (p. 46-66).
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CHAPITRE TROISIÈME

L’unique défaut de Harris. Harris et son ange gardien. Histoire d’une lanterne à bicyclette brevetée. La selle idéale. Celui qui vérifie les machines. Son œil d’aigle. Sa méthode. Sa sereine confiance en lui. Ses goûts simples et peu coûteux. Son aspect. Comment on s’en débarrasse. George prophète. La manière de se rendre désagréable par l’emploi d’une langue étrangère. George psychologue. Il propose une expérience. Sa prudence. Harris lui promet son aide, mais y met des conditions.


Harris vint me voir le lundi après-midi. Il tenait à la main un catalogue de bicyclettes.

Je lui criai de loin :

— Si vous suivez mon conseil, vous laisserez cela tranquille.

Harris répliqua :

— Qu’est-ce qu’il faut laisser tranquille ?

— Cette folie nouvelle et brevetée qui doit révolutionner le monde cycliste, battre tous les records et dont vous tenez le prospectus à la main.

Il repartit :

— Hum ! J’hésite. Nous aurons des montées difficiles ; il est indispensable que nous ayons de bons freins.

— Je suis de votre avis : il nous faudra de bons freins ; mais ce qu’il ne nous faut pas, c’en est un qui nous réserve des surprises, dont nous ne comprendrons pas le mécanisme et qui ne fonctionnera jamais au moment voulu.

— Celui-ci, affirma-t-il, est automatique.

— Inutile de me le dire, répliquai-je. Je sais par intuition exactement de quelle manière il va marcher. Aux montées il bloquera tellement que nous serons obligés de pousser les machines à la main. Une fois là-haut, l’air lui fera du bien et lui rendra subitement sa souplesse primitive. Il se mettra à réfléchir à la descente et se dira qu’il nous a beaucoup ennuyés. Il arrivera à le regretter et ensuite à être au désespoir. Il s’adressera des reproches, il se dira : « Je ne suis qu’un mauvais frein ; je n’aide pas ces jeunes gens, je les gêne plutôt. Je ne suis qu’un fléau, voilà tout mon rôle. » Et sans crier gare il faussera toute la machine. Vous verrez que c’est ce que fera votre frein. Laissez-le tranquille. Vous êtes un bon garçon, mais vous avez un défaut.

— Lequel ? demanda-t-il indigné.

— Vous êtes trop confiant. Il vous suffit de lire une réclame et vous avez la foi. Vous avez essayé chaque nouvelle invention que des idiots ont lancée pour le plus grand bien des cyclistes. Votre ange gardien me semble être un esprit capable et consciencieux : il a pu vous protéger jusque-là ; suivez mon conseil, ne le surmenez pas. Il n’a pas dû chômer beaucoup depuis que vous faites de la bicyclette. Ne le rendez pas fou !

— Si tout le monde pensait comme vous, on ne réaliserait plus aucun progrès dans aucune branche de la science. Si jamais personne ne mettait à l’essai les inventions nouvelles, le monde finirait dans la stagnation. C’est justement par…

— Je connais tous les arguments pour, interrompis-je. Soit, je ne vous désapprouve pas entièrement : expérimentez des inventions jusqu’à l’âge de trente-cinq ans ; mais après trente-cinq ans, l’homme doit penser à lui-même. Vous et moi, nous avons fait notre devoir de ce côté-là : vous spécialement. Vous avez été projeté en l’air par une lanterne à gaz brevetée.

— Je crois vraiment, objecta-t-il, que c’est arrivé par ma faute : j’aurai trop serré la vis.

— Je veux admettre que, s’il existe un moyen de maltraiter un objet, c’est bien votre manière de vous en servir : vous n’avez pas la main heureuse, vous embrouillez les choses. Vous devriez tenir compte de votre fâcheuse habitude, elle donne du poids à mon argument. Moi, je n’avais pas prêté attention à vos gestes : je me rappelle seulement que nous étions en train de pédaler tranquillement et agréablement sur la route de Whitby, tout en discutant de la guerre de Trente ans, quand votre lanterne explosa avec le bruit d’un pistolet. Le coup me fit rouler dans le fossé, et je n’oublierai jamais la tête de votre femme quand je lui conseillai de ne pas s’effrayer parce que les deux hommes qui vous portaient allaient vous monter dans votre chambre, et que le docteur serait là dans une minute et amènerait l’infirmière.

— Je regrette que vous n’ayez pas pensé à ramasser la lanterne. J’aurais bien voulu approfondir la cause de l’explosion.

— Je n’avais pas le temps de ramasser la lanterne. D’après mes calculs, il m’aurait bien fallu deux heures pour en rassembler les débris. Quant à la raison de son explosion, eh bien, le seul fait d’avoir été présentée comme la lanterne de sûreté par excellence devait déjà éveiller chez tout autre que vous l’idée d’un accident possible. Puis il y eut cette lanterne électrique…

— Celle-là éclairait vraiment bien, vous le disiez vous-même.

— Elle a merveilleusement éclairé tant que nous fûmes dans Kings Road à Brighton, ripostai-je ; elle a même effrayé un cheval, mais une fois dans l’obscurité, après Kemp Town, elle s’éteignit et on vous dressa contravention parce que vous pédaliez sans lanterne. Vous vous rappelez bien que certains après-midi vous vous promeniez en plein soleil, cette lanterne brillant de tout son éclat. Quand arrivait l’heure de l’allumer, elle était naturellement fatiguée : il lui fallait du repos.

— Elle était un peu agaçante, cette lanterne-là, murmura-t-il ; je m’en souviens.

— Elle m’irritait, moi ; à plus forte raison vous. Ensuite il y a les selles…, poursuivis-je, car je voulais arriver à l’impressionner. Existe-t-il une selle dont vous ayez entendu parler sans avoir senti l’obligation de l’essayer ?

— Selon moi, la selle parfaite n’a pas encore été trouvée.

Je lui conseillai de n’y pas rêver :

— Nous vivons dans un monde imparfait où la joie est mêlée de tristesse. Il se peut qu’il existe un monde meilleur où les selles de bicyclette sont tendues sur des arcs-en-ciel et rembourrées avec des nuages. Ici-bas il faut tâcher de s’habituer à la dure. Vous aviez acheté une selle à Birmingham : elle était divisée par le milieu et ressemblait à une paire de rognons.

— Vous voulez parler de cette selle qui était construite d’après les données anatomiques ?

— Très probablement. Vous l’aviez achetée enfermée dans une boîte sur le couvercle de laquelle était représenté un squelette assis ou plutôt la partie du squelette qui sert à s’asseoir.

— C’était un dessin très correct : il vous démontrait la position véritable du…

— N’entrons pas dans ces détails ; cette image m’a toujours semblé peu délicate.

— Elle était exacte au point de vue médical, insista-t-il.

— Possible, pour qui pédalait vêtu simplement de ses os ; mais je le sais, car je l’ai essayée moi-même, c’était une sensation atroce pour qui est habillé de chair. Chaque fois qu’on passait sur une pierre ou dans une ornière, cette selle vous picotait ; autant s’asseoir sur une langouste en colère. Vous vous en êtes servi pendant tout un mois !

— Je ne trouvais que juste de lui faire subir une épreuve loyale.

— Vous avez, en même temps, soumis votre famille à une dure épreuve. Votre femme m’a avoué que jamais depuis son entrée en ménage elle ne vous avait connu de si mauvaise humeur, si mauvais chrétien. Et puis vous vous rappelez bien cette autre selle, qui était à ressort ?

— Vous voulez parler de la « Spirale ».

— Je veux parler de celle qui vous projetait en l’air comme un diable dont on ouvre la boîte : il vous arrivait de retomber à la bonne place, mais quelquefois à côté. Je ne parle pas de tout cela pour évoquer de mauvais souvenirs, mais je veux vous faire comprendre que c’est folie à votre âge de vous livrer à de nouvelles expériences.

— Je voudrais bien, protesta-t-il, que vous ne revinssiez pas tout le temps sur mon âge. Un homme de trente-quatre ans !

— Un homme de combien ?

Il dit :

— Si vous n’en voulez pas, n’en achetez pas. Mais si votre machine s’emballe dans une descente rapide et vous projette, George et vous, à travers le toit d’une église, ne vous en prenez qu’à vous-même.

— Je ne peux m’engager pour George, un rien le met parfois en colère. Si un accident de ce genre nous arrive, il s’irritera peut-être ; mais je vous garantis que je lui expliquerai que vous n’y êtes pour rien.

— Est-il en bon état ?

— Le tandem ? Il se porte bien.

— L’avez-vous vérifié ?

— Je ne l’ai pas vérifié, mais personne ne le vérifiera non plus. La machine est prête à marcher et on n’y touchera pas jusqu’à notre mise en route.


J’ai déjà eu à souffrir des vérifications. J’ai connu un homme à Folkestone. Je l’avais rencontré sur le turf. Il me proposa un soir de l’accompagner le lendemain dans une promenade à bicyclette et j’acceptai. Je me levai de bonne heure (il me fallut faire un effort) et je fus content de moi. Il arriva avec une demi-heure de retard, je l’attendais au jardin. La journée était magnifique.

— Quelle belle machine que la vôtre ! me dit-il. Comment fonctionne-t-elle ?

— Euh ! répondis-je, comme la plupart des machines : assez facilement dans la matinée : un peu plus durement après le déjeuner.

Il la saisit entre la roue d’avant et la fourche et la secoua avec violence.

— Ne faites pas cela, récriminai-je, vous allez l’abîmer.

Je ne voyais en effet pas pourquoi il l’aurait secouée, elle ne lui avait rien fait. Et si vraiment, elle avait besoin d’être secouée, c’était à moi de le faire. Lui aurais-je laissé battre mon chien ?


Il dit :

— Cette roue d’avant joue.

— Pas si vous ne la secouez pas.

Elle ne bougeait vraiment pas ou pas au point qu’on pût appeler cela jouer. Il décréta alors :

— Ceci est dangereux. Avez-vous un tournevis ?

J’aurais dû être énergique, mais j’ai cru qu’il s’y entendait véritablement. J’allai à la boîte à outils voir ce que je trouverais. Quand je revins, il était assis par terre, la roue d’avant entre les jambes. Il jouait avec, la faisait tourner entre ses doigts. Le reste de la machine était sur le gravier, à côté de lui.

— Il est arrivé quelque chose à votre roue d’avant.

— Ça en a tout l’air, n’est-ce pas ? répondis-je. Mais c’était un de ces hommes qui ne comprennent pas l’ironie.

— Il me semble que la direction est faussée.

— Ne vous faites pas de bile à ce sujet, vous allez vous fatiguer. Remettons la roue en place et partons.

— Voyons toujours ce qu’il en est, maintenant qu’elle est démontée.

Il en parlait comme si elle s’était démontée par accident.

Et avant que j’aie pu l’en empêcher, il avait dévissé quelque chose quelque part et voilà que de petites billes roulaient sur le chemin. Il y en avait une douzaine environ.

— Attrapez-les, s’écria-t-il, attrapez-les ! Il ne faut pas que nous en perdions. (Il se montrait tout inquiet à leur sujet.)

Nous rampâmes pendant une demi-heure environ et en retrouvâmes seize. Il espérait qu’on les avait toutes, car autrement cela causerait une grande gêne dans le fonctionnement de la machine. Il expliqua que c’était le point essentiel, quand on démonte une bicyclette, d’avoir soin de ne pas égarer une de ces billes et de les remettre toutes en place. Je lui promis de suivre son conseil, si jamais je démontais une bicyclette.

Je mis les billes en sûreté dans mon chapeau et mon chapeau sur une marche de la porte d’entrée. Ce ne fut pas raisonnable, je l’admets. Ce fut même stupide. Je ne suis pas d’habitude un écervelé : son influence a dû agir sur moi.

Il dit ensuite qu’il allait vérifier la chaîne, pendant qu’il y était, et incontinent se mit en besogne. J’essayai bien de l’en dissuader. Je lui répétai le conseil solennel que m’avait donné un ami expérimenté :

— Si jamais vous avez des ennuis avec votre engrenage, vendez votre machine et achetez-en une autre. Cela vous reviendra moins cher.

Il répondit :

— Ce sont les gens qui ne s’y entendent pas qui parlent de la sorte. Rien n’est plus facile que de démonter un engrenage.

Je dus admettre qu’il avait raison. En moins de cinq minutes l’engrenage gisait à terre à côté de lui, en deux morceaux, tandis que lui rampait à la recherche des vis.

— Les vis disparaissent toujours d’une manière mystérieuse, grommela-t-il.


Nous étions encore en train de chercher les vis, quand Ethelbertha sortit de la maison. Elle eut l’air surpris de nous voir là ; elle nous croyait partis depuis des heures. Il lui dit :

— Ce ne sera plus long maintenant. J’aide votre mari à vérifier sa machine. C’est une bonne machine, mais elle a besoin d’être visitée de temps à autre.

Ethelbertha conseilla :

— Au cas où vous voudriez vous laver, allez donc dans la buanderie, si cela vous est égal, car les bonnes viennent justement de finir les chambres.

Elle ajouta qu’elle allait probablement canoter avec Kate, mais rentrerait sûrement pour le déjeuner. J’aurais donné un souverain pour pouvoir l’accompagner. J’en avais plein le dos de regarder cet idiot démonter ma bicyclette.

La raison ne cessait pas de me chuchoter : « Arrête-le avant qu’il ne cause encore d’autres dégâts. Tu as le droit de protéger ton bien contre les méfaits d’un fou. Prends-le par la peau du cou et jette-le à la porte avec un coup de pied quelque part. »

Mais comme je suis faible quand il s’agit de blesser l’amour-propre des gens, je le laissai continuer à tripoter.

Il abandonna la recherche des vis. Il dit que parfois les vis réapparaissent comme par enchantement quand on les attend le moins, et que nous allions maintenant nous occuper de la chaîne. Il la serra jusqu’à ce qu’elle ne remuât plus ; puis il la desserra jusqu’à ce qu’elle fût deux fois plus lâche qu’elle ne l’avait été. Puis il proposa de remettre la roue d’avant à sa place.

J’écartai la fourche et il s’escrima après la roue. Au bout de dix minutes, je lui fis tenir la fourche, tandis que j’essayais à mon tour de replacer la roue ; nous changeâmes donc de place. Une minute après, il lâcha la machine et fit une courte promenade autour du croquet en serrant ses mains entre ses cuisses. Il expliquait en marchant qu’on devrait éviter de se laisser pincer les doigts entre la fourche et les rayons d’une roue. Je répliquai que j’étais convaincu par ma propre expérience qu’il disait vrai. Il s’enveloppa de quelques torchons et nous arrivâmes à remettre la chose en place. Au même moment il éclata de rire. Je l’interrogeai :

— Qu’y a-t-il de drôle ?

— Dieu que je suis bête !

C’était sa première phrase sensée. Je lui demandai la raison de cette découverte. Lui, froidement :

— Nous avons oublié les billes.

Je cherchai mon chapeau ; il se trouvait sens dessus dessous parmi le gravier et le chien favori d’Ethelbertha était en train d’avaler les billes aussi vite qu’il le pouvait.

— Il va se tuer ! s’écria Ebbsen. (Je ne l’ai jamais revu depuis ce jour, Dieu merci ! mais je crois me souvenir qu’il s’appelait Ebbsen.) Elles sont en acier plein !

— Le chien, répondis-je, ne m’inquiète pas. Il a déjà mangé un lacet de bottines et un paquet d’aiguilles cette semaine. La nature lui viendra en aide. Les jeunes chiens semblent avoir besoin de ce genre de stimulant. Non, ce qui me tracasse, c’est ma bicyclette.

Il était bien disposé et dit :

— Enfin, remettons en place ce que nous retrouverons et à la grâce de Dieu !

Nous retrouvâmes onze billes. Nous en plaçâmes six d’un côté et cinq de l’autre, et une demi-heure plus tard la roue était de nouveau en place. Inutile d’ajouter qu’elle jouait maintenant pour tout de bon : un enfant s’en serait aperçu.

Ebbsen dit que pour l’instant cela ferait l’affaire.

Il semblait se fatiguer. Si je l’avais laissé faire, il serait probablement rentré chez lui. Mais j’avais la ferme intention de le retenir et de lui faire finir son travail ; j’avais abandonné toute idée de promenade. Il était arrivé à annihiler en moi tout l’orgueil que me causait ma machine. Tout ce qui pouvait encore m’intéresser, c’était de le voir trimer, de le voir s’égratigner, se cogner, se pincer. Je ranimai ses esprits défaillants avec un verre de bière et quelques compliments judicieux. Je lui dis :

— Je m’instruis véritablement en vous regardant faire. Ce n’est pas seulement votre adresse, votre activité, qui me réconfortent et me fascinent : c’est encore la constatation de la confiance sereine que vous avez en vous et le bon espoir que vous gardez.

Ainsi encouragé, il s’appliqua à replacer l’engrenage. Il appuya la bicyclette contre la maison et travailla un côté. Puis l’appuya contre un arbre et travailla le côté opposé. Puis, je la tins pour lui, pendant qu’il était allongé par terre, la tête entre les roues, travaillant d’en bas, l’huile s’égouttant sur lui. Enfin il m’enleva la machine et s’inclina sur elle, plié comme une besace vide, perdit pied, glissa et tomba sur la tête. Par trois fois il dit :

— Dieu merci ! le voilà enfin en place.

Par deux fois il jura :

— Non, sacré bon Dieu ! ça n’est pas cela du tout !

J’aime mieux oublier ce qu’il a proféré en troisième lieu.

Puis il perdit patience et tenta de brutaliser l’instrument. La bicyclette, je le voyais avec plaisir, montrait de l’esprit et les événements ultérieurs dégénérèrent en rien de moins qu’une bataille violente entre lui et elle. À certains moments la bicyclette se trouvait sur le gravier et lui penché dessus. Une minute plus tard leurs positions étaient inverses : c’était lui qui était sur le gravier, sous la bicyclette. Le voilà debout, fier de sa victoire, la machine serrée entre ses jambes. Mais son triomphe n’est que de courte durée. La bicyclette, se dégageant par un mouvement brusque, se retourne vers lui et le frappe à la tête d’un dur coup de guidon.

Il était une heure moins le quart quand il se releva, sale, décoiffé, le sang coulant d’une coupure. Il s’épongea le front et dit :

— Je crois que cela pourra aller pour aujourd’hui.

La bicyclette avait également l’air d’en avoir assez. Il aurait été difficile de dire qui était le plus puni des deux.

Je l’amenai dans la buanderie où il fit son possible pour se nettoyer avec du savon et des cristaux. Puis je le renvoyai.

Je fis charger la bicyclette sur une voiture et je l’amenai au réparateur le plus proche. Le contremaître s’avança et la regarda.

— Que voulez-vous que j’en fasse ? me demanda-t-il.

— Je voudrais que vous me la remissiez en état, autant que possible.

— Elle est fortement atteinte, remarqua-t-il. N’importe, je ferai de mon mieux.

Il fit de son mieux, ce qui me coûta deux livres dix. Mais la machine ne fut jamais plus la même, et je la mis entre les mains d’un revendeur à la fin de la saison. Je ne voulais pas faire de dupes ; je donnai des instructions pour que l’annonce la signalât comme une machine de l’année précédente. L’agent me déconseilla de parler de date.

— La question, dans nos affaires, n’est pas de savoir ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. L’intéressant, c’est de voir ce que vous pouvez arriver à faire croire aux gens. Entre nous soit dit, votre machine n’a pas l’air d’être de l’année dernière : sur son aspect on lui donnerait bien dix ans. Ne mentionnons pas de date. Tâchons d’en tirer ce que nous pourrons.

Je lui laissai l’affaire en mains, et il en obtint cinq livres, plus qu’il n’avait espéré.

On peut tirer deux genres de jouissance d’une bicyclette : on peut la démonter pour l’examiner, ou on peut s’en servir pour faire des promenades. Tout compte fait, je n’oserais affirmer que ce n’est pas celui qui s’amuse à vérifier qui trouve la meilleure distraction. Il ne dépend ni du temps, ni du vent ; l’état des routes le laisse froid. Donnez-lui un tournevis, un paquet de chiffons, une burette d’huile et de quoi s’asseoir, et le voilà heureux pour la journée. Il y a bien quelques petits inconvénients ; le bonheur complet n’est pas de ce monde. Il a vite l’air d’un chaudronnier, et on pensera toujours en voyant sa machine que, l’ayant volée, il a voulu la maquiller : cela ne tire du reste pas à conséquence, vu qu’elle ne dépassera jamais la première borne kilométrique. On commet parfois l’erreur de croire que l’on peut tirer d’une seule bicyclette ces deux genres de distractions. C’est impossible ; aucune machine ne supportera cette double fatigue. Il faut que l’on choisisse : être un réparateur ou être un cycliste au sens habituel du mot. Moi, personnellement, je préfère monter ma machine ; et voilà pourquoi j’évite tout ce qui pourrait m’inciter à la réparer moi-même. S’il lui arrive quoi que ce soit, je la pousse jusque chez le réparateur le plus proche. Si je me trouve trop loin d’une ville ou d’un village, je m’assieds sur le bord de la route et j’attends le passage d’une voiture. Le plus grand danger, selon moi, est le réparateur ambulant. La vue d’une bicyclette en panne est pour lui ce qu’un cadavre abandonné est pour un corbeau : il fonce dessus avec un cri sauvage et triomphant. Au début je restais poli, disant par exemple :

— Ce n’est rien ; ne vous en inquiétez pas. Poursuivez votre chemin et amusez-vous bien ; je vous en prie, soyez assez aimable pour vous en aller.

Depuis, l’expérience m’a appris que la politesse n’est pas de mise en ce cas-là. Maintenant je dis à ces gens :

— Allez-vous-en ; laissez-nous en paix, ou je vous casse la figure, idiot !

Et si vous avez l’air décidé et tenez à la main un bâton solide, vous arrivez généralement à les faire déguerpir.


George rentra vers la fin de la journée :

— Eh bien, pensez-vous que tout va être prêt ?

— Tout sera prêt pour mercredi, tout, sauf peut-être vous et Harris.

— Le tandem est-il en bon état ?

— Le tandem va bien.

— Ne croyez-vous pas qu’il aurait besoin d’être examiné ?

— L’âge et l’expérience, répondis-je, m’ont enseigné qu’il n’y a guère de questions sur lesquelles un homme puisse être affirmatif. Parmi mes rares certitudes, en voici toujours une, et inébranlable : ce tandem n’a pas besoin d’être vérifié. Je suis sûr également qu’aucun être humain, si Dieu me prête vie, n’y touchera d’ici mercredi matin.

— À votre place, je ne me fâcherais pas. Le jour arrivera, il n’est peut-être pas loin, où cette bicyclette aura besoin d’être réparée malgré votre désir tyrannique de la laisser tranquille, et cela quand il y aura plusieurs montagnes entre elle et le réparateur le plus proche. C’est alors que vous nous supplierez de vous dire où vous aurez mis la burette d’huile et ce que vous aurez fait du tournevis. Puis, pendant que vous tâcherez de maintenir la machine en équilibre contre un arbre, vous proposerez que quelqu’autre nettoie la chaîne et gonfle le pneu d’arrière.

La sagesse prophétique de ce propos m’impressionna :

— Pardonnez-moi si je vous ai parlé sur un ton un peu trop vif. La vérité est que Harris est venu ici ce matin.

— Cela suffit, dit George, je comprends. Du reste, je suis venu pour vous parler d’autre chose. Regardez ceci.

Il me passa un petit volume, relié en calicot rouge. C’était un guide pour la conversation anglaise, à l’usage des voyageurs allemands. Il commençait : « À bord d’un vapeur » et se terminait par : « Chez le médecin ». Le chapitre le plus long était consacré à la conversation dans un wagon de chemin de fer apparemment rempli de fous querelleurs et mal appris. « Ne pouvez-vous pas vous éloigner un peu plus de moi, monsieur ? — C’est impossible, madame ; mon voisin est très gros. — N’allons-nous pas essayer de ranger nos jambes ? — Ayez la bonté, s’il vous plaît, de maintenir vos coudes au corps. — Ne vous gênez pas, je vous en prie, madame, si mon épaule peut vous être agréable ». On ne trouvait aucune indication précisant s’il fallait l’entendre ironiquement ou non. « Je dois vraiment vous prier de vous éloigner un peu, madame, je peux à peine respirer. » Il est à supposer que, dans la pensée de l’auteur, ils se trouvent tous par terre et pêle-mêle. Le chapitre se terminait par cette phrase : « Nous voilà arrivés à destination, Dieu merci ! (Gott sei dank) » exclamation pieuse qui, vu les circonstances, dut prendre la forme d’un chœur.

À la fin du livre se trouve un appendice donnant aux voyageurs germaniques des conseils sur la conservation de leur santé et leur confort pendant leur séjour dans les villes anglaises, recommandant spécialement de voyager toujours avec une provision de poudre insecticide, de ne jamais manquer le soir de fermer la chambre à clef et de toujours compter soigneusement la monnaie rendue.

— Ce n’est pas une publication bien remarquable, dis-je, en rendant le livre à George. Moi, personnellement, je ne recommanderai pas ce bouquin à un Allemand qui se proposerait de visiter l’Angleterre ; je crois que sa pratique le rendrait antipathique. Mais j’ai lu des brochures publiées à Londres à l’usage des voyageurs anglais sur le continent, et qui sont tout aussi idiotes. Quelque imbécile ayant de l’éducation et comprenant, mais mal, sept langues, se croit autorisé à écrire ces livres, qui induisent en erreur l’Europe moderne.

— Vous ne pourrez cependant pas nier, répliqua George, que ces manuels soient très demandés. Je sais qu’ils se vendent par milliers. Il y a sûrement des quidams dans toutes les villes d’Europe, qui se promènent, parlant de la sorte.

— Peut-être bien, répondis-je, mais heureusement que personne ne les comprend. J’ai plus d’une fois aperçu des gens, debout sur des plate-formes de tramways ou postés à des coins de rue, qui tenaient de ces livres à la main et les lisaient à haute voix. Personne ne sait quelle est la langue qu’ils parlent, personne n’a la moindre idée de ce qu’ils disent. Cela vaut peut-être mieux : si on les comprenait, il est plus que probable qu’on les écharperait.

— Il se peut que vous ayez raison. Je serais curieux de voir ce qui arriverait si effectivement on les comprenait. Je propose d’arriver à Londres de bonne heure mercredi matin et de passer une heure ou deux à nous promener et à faire des emplettes dans les magasins en nous servant de ce manuel. Il me faut quelques menus objets, entre autres un chapeau et une paire de pantoufles. Notre bateau ne quitte pas Tilbury avant midi et cela nous en laisse juste le temps. Je voudrais éprouver ce genre de langage à un endroit où je serais bien à même de juger de son effet. Je voudrais connaître les impressions de l’étranger quand on lui parle de la sorte.

Nous nous promîmes de l’amusement. Plein d’enthousiasme, je m’offris à l’accompagner et à l’attendre devant les boutiques. Je lui dis que sûrement Harris demanderait à être des nôtres, mais en restant à distance respectueuse.

George expliqua son projet, qui était un peu différent. Il entendait qu’Harris et moi entrions avec lui dans les magasins. Avec Harris, qui a l’air imposant, pour lui prêter main forte, et avec moi sur le pas de la porte pour appeler un agent si le besoin s’en faisait sentir, il risquerait le coup.

Nous fîmes les quelques pas qui nous séparaient de chez Harris et lui soumîmes notre plan. Harris examina le livre, spécialement le chapitre qui a trait à l’achat de souliers et de chapeaux.

— Si George, dit-il, parle à un cordonnier ou à un chapelier dans les termes indiqués ci-dessus, il lui faudra non pas un garde de corps, mais des gens de bonne volonté pour le porter à l’hôpital.

Cela vexa George.

— Vous parlez, s’écria-t-il, comme si j’étais un téméraire, dénué de sens commun. Je ferai un choix des phrases les plus polies et les moins agressives ; j’éluderai toute insulte grossière.

Une fois ceci bien entendu, Harris donna son consentement, et notre départ fut fixé pour le mercredi matin de bonne heure.