Les Trois Hommes en Allemagne/05

La bibliothèque libre.
Traduction par Georges Seligmann.
La Sirène (p. 92-115).
◄  Chapitre 4
Chapitre 6  ►


CHAPITRE CINQUIÈME

Digression nécessaire amenée par une histoire très morale. Un des charmes de ce livre. Une revue littéraire qui ne provoque pas l’admiration des foules. Ses vantardises : l’instructif et l’amusant combinés. Problème : dire ce qui est instructif, dire ce qui est amusant. Opinion autorisée sur la loi anglaise. Un autre charme de ce livre. Une vieille chanson. Encore un troisième attrait du livre. Quel était le genre de forêt dans laquelle habitait la vierge. Description de la forêt Noire.


On raconte qu’un Écossais, amoureux d’une jeune fille, désirait l’épouser. Mais il était prudent comme tous ceux de sa race. Il avait remarqué que dans son entourage trop d’unions des plus prometteuses avaient souvent eu pour conséquence désespoir et désillusions, et ceci uniquement parce que les fiancés s’étaient imaginé chacun épouser un être parfait. Il se jura que dans son cas il n’en serait pas de même. Et voilà pourquoi sa demande prit la forme suivante :

— Je ne suis qu’un pauvre gars, Jennie ; je n’ai ni fortune ni terre à t’offrir.

— Oui, mais il y a toi, Davie !

— Eh ! je désirerais qu’il y eût autre chose, petite. Je ne suis qu’un propre-à-rien et un mal fichu, Jennie.

— Que nenni, il y en a bien qui ne te valent pas, Davie.

— Je n’en connais pas, petite, et je me dis même que je ne tiendrais pas à en connaître.

— Mieux vaut un homme modeste mais franc et sûr, Davie, qu’un autre qui tourne autour des filles et vous amène des ennuis dans le ménage.

— Ne t’y fie pas trop Jennie ; ce n’est pas toujours le meilleur coq qui a le plus de succès au poulailler. Je n’ai jamais cessé d’être un coureur de cotillons. Crois-moi, je suis un mauvais parti.

— Ah ! mais tu as bon cœur, Davie, et tu m’aimes bien. J’en suis sûre.

— Je t’aime assez, Jennie ; mais cela durera-t-il ? Je suis bon garçon, tant qu’on fait mes volontés. Au fond, j’ai un caractère infernal, ma mère peut en témoigner ; et je suis comme mon pauvre père, je ne deviendrai pas meilleur en vieillissant.

— Ouais ! tu es sévère sur ton compte, Davie. Tu es un garçon honnête. Je te connais mieux que tu ne te connais et tu feras pour moi un bon mari.

— Peut-être, Jennie ! Pourtant j’en doute. C’est une triste chose pour la femme et les enfants, quand le père ne peut résister à la boisson. Lorsque l’odeur du whisky me monte au nez, ma gorge est un abîme : il en descend, il en descend, et je n’arrive pas à me remplis.

— Tu seras un bon époux quand tu seras sobre, Davie.

— Crois-le si tu veux.

— Et tu me soutiendras, Davie, et travailleras pour moi ?

— Je ne vois pas pourquoi je ne te soutiendrais pas, Jennie ; mais ne viens pas me rebattre les oreilles avec le mot travail, je ne peux pas l’entendre.

— N’importe comment, Davie, tu feras de ton mieux et personne ne peut faire davantage, comme dit monsieur le curé.

— De mon mieux ! ce ne sera pas encore fameux, Jennie, et je crains que ce soit si peu de chose, qu’il ne vaille pas la peine d’en parler. Tu aurais du mal à trouver homme plus faible, pécheur plus endurci.

— Bien des gars feraient les plus belles promesses, à une pauvre fille pour lui briser le cœur ensuite. Toi, tu me parles franchement, Davie, et je compte t’épouser, on verra bien ce qui adviendra.


L’histoire se termine là et nous ne savons pas quel fut le résultat de cette union. Quoi qu’il en soit, Jennie avait perdu le droit de se plaindre et Davie aura eu la satisfaction de se dire qu’il ne méritait pas de reproche.

Soucieux, moi aussi, d’être franc, j’étalerai ici les tares de mon livre.

Ce livre ne contiendra pas d’information utile.

Celui qui croirait, guidé par lui, pouvoir entreprendre un voyage à travers l’Allemagne et la forêt Noire, s’égarerait sûrement avant de s’embarquer. Et ce serait ce qui pourrait lui arriver de plus heureux. Plus il s’éloignerait de son pays natal, plus les difficultés iraient grandissant.

Je me considère comme inapte à donner des conseils pratiques. Je ne suis pas né avec cette conscience de mon incapacité : elle m’est venue à la suite d’expériences cruelles.

À mes débuts dans le journalisme, j’étais attaché à un périodique, précurseur de ces nombreuses revues populaires d’à présent. Nous nous vantions d’allier l’utile à l’agréable : au lecteur de déterminer ce qu’il y avait là d’amusant et ce qui devait y être considéré comme instructif. Nous donnions des conseils à ceux qui allaient se marier, — des conseils sérieux et détaillés qui, s’ils avaient été suivis, auraient fait de notre public la fleur de la gent maritale. Nous montrions à nos abonnés la manière de s’enrichir en élevant des lapins, avec exemples et chiffres à l’appui. Ce qui eût dû les surprendre, c’est que nous n’abandonnassions pas le journalisme pour nous mettre à l’élève du lapin. J’ai maintes et maintes fois établi, d’après des sources autorisées, qu’au bout de trois ans un homme qui commence avez douze lapins de choix et un peu de jugeote arrive inéluctablement à un revenu annuel de 2000 livres sterling, chiffre qui doit croître vite. Peut-être que l’éleveur n’a pas besoin de cet argent. Il ne sait peut-être même pas qu’en faire, une fois qu’il l’a. Mais l’argent est là ; il n’a qu’à le ramasser. Personnellement je n’ai jamais rencontré d’éleveur de lapins qui eût un revenu de 2000 livres, quoique j’en aie vu pas mal se mettre en route avec les douze lapins de choix obligatoires. Toujours quelque chose clochait quelque part ; il se peut que l’atmosphère d’une ferme à lapins annihile à la longue les facultés.

Nous tenions nos lecteurs au courant du nombre d’hommes chauves que renfermait l’Islande et pour ce que nous en savions, nous pouvions être dans le vrai ; du nombre de harengs saurs qu’il faudrait mettre bout à bout pour couvrir la distance de Londres à Rome, information précieuse pour celui qui aurait envie de tracer une ligne de harengs saurs de Londres à Rome, car il serait à même d’en commander du premier coup la quantité nécessaire ; du nombre de paroles prononcées chaque jour par une femme, et autres informations de ce genre, destinées à rendre nos lecteurs plus savants et mieux armés que ceux des autres feuilles.

Nous leur enseignions comment guérir les chats atteints de convulsions. Je ne crois pas (et je ne croyais pas alors) qu’on puisse guérir de ses convulsions un chat. Si je possédais un chat sujet aux convulsions, je tâcherais de m’en défaire ; je mettrais une annonce dans les journaux pour le vendre ou même j’en ferais cadeau à quelqu’un. Mais le devoir professionnel nous obligeait à donner des conseils à ceux qui en demandaient. Un imbécile nous avait écrit, nous suppliant de le renseigner à ce sujet ; il me fallut toute une matinée de recherches pour me documenter. Je finis par découvrir ce que je cherchais à la fin d’un vieux recueil de recettes de cuisine. Je n’ai jamais pu comprendre ce que cela venait y faire. Cela n’avait aucun rapport avec le véritable sujet du livre. Ce livre ne contenait aucune recette pour accommoder un chat même guéri de ses convulsions et en faire un plat savoureux. L’écrivain avait dû ajouter ce paragraphe par pure générosité. J’avoue qu’il eût été préférable qu’il ne l’ajoutât pas ; car cet épisode donna lieu à une correspondance longue et épineuse et entraîna la perte de quatre abonnés, sinon davantage. L’homme écrivit que, pour avoir suivi notre conseil, il lui en avait coûté un dommage de deux livres sterling à sa batterie de cuisine, sans compter un carreau de cassé et pour lui-même un probable empoisonnement du sang ; inutile de dire que les convulsions du chat n’avaient fait qu’empirer. Et pourtant la médication était fort simple. Vous mainteniez le chat entre vos jambes avec douceur pour ne pas le blesser et avec une paire de ciseaux vous lui faisiez dans la queue une entaille nette. Vous n’enleviez aucune partie de la queue, deviez même bien prendre garde à cet accident : vous ne pratiquiez qu’une incision.

Ainsi que nous l’expliquâmes à notre homme, mieux eût valu procéder à l’opération dans un jardin ou dans une cave à charbon ; un idiot seul pouvait imaginer de s’y risquer, sans aide, dans une cuisine.

Nous leur donnions des conseils sur l’étiquette : comment s’adresser à un pair d’Angleterre, à un évêque et manger élégamment le potage. Nous indiquions à des jeunes gens timides la façon de se tenir avec grâce dans un salon. Nous enseignions la danse aux deux sexes à l’aide de diagrammes. Nous résolvions leurs scrupules religieux et leur procurions un code de morale qui aurait fait honneur à des saints de vitraux.

Le journal n’eut aucun succès financier, étant de plusieurs années en avance sur son temps ; aussi son état-major était-il limité. Mon département, je m’en souviens, comprenait : les « Conseils aux jeunes mères » (je les rédigeais avec l’assistance de ma propriétaire qui, ayant divorcé une fois et ayant enterré quatre enfants, me paraissait une autorité compétente, touchant toutes les questions domestiques) ; des « Avis sur l’ameublement et la décoration artistique d’un intérieur avec des dessins » ; une colonne de « Conseils littéraires aux jeunes écrivains » (j’espère sincèrement que mes renseignements leur furent d’un meilleur profit qu’à moi-même) ; et notre article hebdomadaire « Propos amicaux à des jeunes gens », signé « Oncle Henri ». Cet « Oncle Henri » était un être jovial, un bon vieux qui avait une expérience vaste et variée et qui était plein de sympathie pour la nouvelle génération. Il avait eu à lutter dans son jeune temps et avait acquis de profondes connaissances en toutes choses. Même encore maintenant je lis les « Propos de l’Oncle Henri » et, quoique ce ne soit pas à moi de le dire, ses conseils me paraissent bons et salutaires. Je me dis souvent que saurais dû suivre plus à la lettre ces « Propos de l’Oncle Henri » ; cela m’aurait rendu plus sage, j’aurais commis moins d’erreurs et serais aujourd’hui plus satisfait de moi-même.

Une modeste petite femme qui habitait une chambre meublée du côté de Tottenham Court Road, et dont le mari était dans un asile d’aliénés, nous écrivait notre « Article sur la Cuisine », les « Conseils sur l’Éducation », — nous regorgions de conseils, — et aussi une page et demie de « Chronique Mondaine », dans ce style personnel et vif qui n’a pas encore disparu entièrement, me dit-on, du journalisme moderne : « Il faut que je vous parle de la toilette divine que j’ai portée à Ascot la semaine dernière. Le prince C… — mais, là, je ne devrais vraiment pas vous répéter toutes les fadaises que ce garçon absurde m’a dites, il est trop fou, et la chère comtesse était, je le crains, quelque peu jalouse, etc., etc. »

Pauvre petite femme ! je la vois encore dans sa robe d’alpaga gris râpée et tachée d’encre. Un jour passé à Ascot ou ailleurs au grand air aurait peut-être un peu coloré ses joues pâles.

Notre directeur, l’homme le plus effrontément ignare qu’on pût rencontrer, écrivait, en puisant dans une encyclopédie à bon marché, les pages dédiées aux « Informations Générales » et s’en tirait en somme très bien ; pendant ce temps notre groom, assisté d’une excellente paire de ciseaux, collaborait à notre rubrique « Mots d’esprit ».

On travaillait dur et l’on était peu payé ; ce qui nous soutenait était la conscience que nous avions d’instruire et d’aider nos concitoyens. Le jeu le plus répandu, le plus éternellement et universellement populaire est de jouer à l’école. Réunissez six enfants, faites-les asseoir sur les marches d’un perron et promenez-vous devant eux, en tenant à la main un livre et une canne. Nous jouions à cela étant enfants, nous y jouons grands garçons et fillettes, nous y jouons hommes et femmes ; nous y jouerons encore, quand chancelants et penchés, nous nous acheminerons vers la dernière demeure. Jamais nous ne nous en lassons, jamais cela ne nous ennuie. Une seule chose nous contrarie : c’est la tendance qu’ont les six enfants à se lever à tour de rôle pour prendre en main livre et canne. Je suis sûr que la vogue du métier de journaliste, malgré ses nombreux déboires, réside dans le fait suivant : chaque journaliste croit être celui qui doit aller et venir, le livre et la canne à la main. Les Gouvernements, les Classes Supérieures, le Peuple, la Société, l’Art et la Littérature, ce sont les autres enfants, assis sur les marches du perron. C’est lui, le journaliste, qui les instruit, qui élève leur âme.

Mais je m’égare. J’ai rappelé tout cela pour expliquer l’aversion profonde qui m’empêche maintenant de fournir des informations pratiques. Donc revenons à notre point de départ.

Quelqu’un signant « Ballonist » nous avait écrit pour se renseigner sur la fabrication du gaz hydrogène. Ce n’était pas difficile à fabriquer, autant que je pus en juger d’après ce que j’en avais lu au British Museum ; je prévins cependant le susnommé « Ballonist » de prendre toutes sortes de précautions contre un accident possible. Qu’aurais-je pu faire de plus ? Dix jours plus tard nous reçûmes au bureau la visité d’une dame au teint coloré qui tenait par la main ce qui selon son explication était son fils, âgé de douze ans. La physionomie de ce garçon était inintéressante à un degré positivement remarquable. Sa mère le fit avancer et lui enleva son chapeau. Je pus alors saisir le pourquoi du geste. Il n’avait pas trace de sourcils et rien ne subsistait de ses cheveux, sauf une ombre grisâtre, poussiéreuse, faisant ressembler sa tête à un œuf dur dépouillé de sa coquille et saupoudré de poivre noir.

— Il y a huit jours, c’était un beau petit garçon dont les cheveux bouclaient naturellement, expliqua la dame (et le ton de sa voix allait s’élevant, signe précurseur d’un orage).

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda notre directeur.

— Voilà ce qu’il lui est arrivé, proféra la dame. (Elle tira de son manchon le numéro contenant mon article sur l’hydrogène, marqué au crayon rouge, et le lui jeta au nez. Notre directeur le prit et le parcourut.)

— C’était donc lui, « Ballonist » ? questionna-t-il.

— C’était lui, « Ballonist », acquiesça la dame, le pauvre innocent, et regardez-le maintenant !

— Ils repousseront peut-être, suggéra notre directeur.

— Ils repousseront peut-être, repartit la dame (sa voix continuant à s’élever), mais peut-être qu’ils ne repousseront pas. Ce que je voudrais savoir, c’est ce que vous comptez faire pour lui.

Notre directeur proposa une lotion capillaire. J’eus peur à ce moment qu’elle ne lui sautât au visage ; mais elle se résigna à se répandre en paroles. Il parut qu’elle ne s’attendait pas à ce qu’on proposât une lotion, mais une indemnité. Elle fit aussi quelques observations sur le caractère de notre journal en général, son utilité, ses prétentions à élever l’esprit du public, et sur la science et l’intelligence de ses collaborateurs.

— Je ne vois vraiment pas en quoi nous sommes fautifs, plaida notre directeur (c’était un homme aux manières timides) ; il nous avait demandé des renseignements et il les a eus.

— N’essayez pas d’être spirituel, vous, répliqua la dame (il n’avait eu nullement l’intention de faire de l’esprit, sûrement pas ; il ne prenait pas les choses à la légère, ce n’était pas là son défaut), ou bien vous recevrez quelque chose que vous n’avez pas demandé. Mais qu’est-ce qui me retient, s’écria la dame si subitement que nous nous retirâmes en toute hâte comme des poules effarées derrière nos chaises respectives, attendez un peu que je rende vos têtes pareilles !

Je suppose, qu’elle voulait dire pareilles à celle de son fils. Elle ajouta encore quelques réflexions de bien mauvais goût sur le physique de notre directeur. Ça n’était certainement pas une femme distinguée.


Pour moi, j’étais d’avis que, si elle avait intenté le procès dont elle nous menaçait, elle n’aurait pas obtenu gain de cause ; mais notre chef, ayant eu autrefois des déboires avec la justice, avait pour principe d’éviter les ennuis. Je l’ai entendu dire :

— Si un homme dans la rue m’accostait pour me demander ma montre, je la lui refuserais. S’il me menaçait de la prendre par la force, je crois, sans être d’une nature combative, que je ferais de mon mieux pour la défendre. S’il affirmait son intention de l’obtenir en m’intentant un procès devant un tribunal quelconque, je la sortirais de ma poche, la lui donnerais et je m’estimerais heureux d’en être quitte à si bon compte.

Il arrangea l’affaire avec la dame au teint fleuri moyennant un billet de cinq livres, ce qui devait représenter les bénéfices d’un mois du journal ; et elle décampa, emmenant son rejeton endommagé. Après son départ, le chef vint me parler affectueusement. Il me dit :

— Ne croyez pas que je vous donne tort ; ce n’est pas de votre faute, c’est la faute du destin. Continuez de vous occuper des conseils moraux et de la critique, — en cela vous vous distinguez, — mais abstenez-vous de donner d’autres informations utiles. Vous n’êtes pas fautif, je le répète. Votre renseignement était assez exact, il n’y a rien à lui reprocher ; vous n’avez pas la main heureuse, voilà tout.

Je regrette de ne pas toujours avoir suivi ce conseil, cela m’aurait épargné des ennuis à moi-même et à d’autres. Je n’en vois pas la raison, mais c’est un fait, je n’ai qu’à indiquer à quelqu’un le meilleur itinéraire entre Londres et Rome, pour qu’il égare ses bagages en Suisse, ou bien qu’il fasse presque naufrage sitôt après avoir quitté Douvres. Si je renseigne un quidam pour l’achat d’un kodak, il a des difficultés avec la police germanique pour avoir photographié des forteresses. Je me suis donné une fois beaucoup de mal pour expliquer à un homme la façon d’épouser la sœur de sa défunte femme à Stockholm. J’avais trouvé pour lui l’heure du départ du bateau de Hull et les meilleurs hôtels où s’arrêter en route. Je n’avais fait aucune erreur dans les notes que j’avais rédigées à son usage, rien ne clochait nulle part ; cependant il ne m’a jamais plus adressé la parole. Et voilà pourquoi je suis arrivé à refréner ma passion de donner des conseils et voilà pourquoi vous ne trouverez pas trace de renseignements pratiques dans ce livre si je peux m’en abstenir. Vous n’y trouverez pas de descriptions de villes, ou de monuments, pas de réminiscences historiques, ni de discours moraux.

J’ai demandé un jour à un étranger distingué ce qu’il pensait de Londres. Il me répondit :

— C’est une très grande ville.

— Qu’est-ce qui vous y a frappé le plus ?

— Les gens.

— Qu’en pensez-vous, comparé à d’autres villes : Paris, Rome, Berlin ?

Il haussa les épaules :

— C’est plus grand, que voulez-vous que je vous dise de plus ?

Une fourmilière ressemble beaucoup à une autre fourmilière : avenues, larges ou étroites, dans lesquelles les petits êtres se bousculent dans une confusion étrange, ceux-ci affairés, importants, ceux-là s’arrêtant pour caqueter, ceux-ci ployant sous de lourdes charges, ceux-là se chauffant au soleil ; greniers remplis de nourriture ; cellules où ces petits êtres dorment, mangent et aiment, et le coin où reposent leurs petits ossements tout blancs. Telle agglomération est plus vaste, telle autre plus petite. L’une n’est construite que d’hier, tandis que l’autre a été façonnée il y a longtemps, longtemps, avant même l’arrivée des hirondelles…

Et on ne trouvera pas non plus dans ce livre des histoires d’amour, des contes populaires.

Toute vallée qui abrite un hameau a ses légendes. Je vous en dirai le canevas ; vous pourrez à votre guise le mettre en vers ou en musique :

Il y avait une jeune fille ; il arriva un garçon ; ils s’aimèrent ; puis il s’en alla. C’est une romance monotone, qui existe dans toutes les langues, car ce jeune homme a dû être un voyageur extraordinaire. On se souvient bien de lui dans l’Allemagne sentimentale. De même les habitants des montagnes bleues d’Alsace se rappellent son arrivée parmi eux ; et il a aussi visité les rives d’Islande, si je ne me trompe. C’était un vrai Juif Errant ; et encore maintenant, dit-on, la jeune fille imprudente continue à prêter l’oreille au bruit des sabots de son cheval qui se perd dans le lointain.

Dans tel pays, aujourd’hui désert, mais qui comptait au temps passé beaucoup de maisonnettes remplies d’animation, de nombreuses légendes sommeillent ; et encore une fois je vous en livre les ingrédients en vous abandonnant le soin d’accommoder votre plat. Prenez un cœur humain, ou deux cœurs humains assortis, un bouquet de passions humaines, il n’en existe pas des masses, une demi-douzaine au plus ; assaisonnez-les avec un mélange de bien et de mal ; relevez le tout d’une pointe funèbre, et servez quand et où bon vous semblera. « La Cellule du Saint », « l’Abri Hanté », « le Tombeau du Donjon », « le Saut de l’Amant », — nommez-le à votre guise, le ragoût est partout le même.

Et enfin, ce livre ne contiendra pas de descriptions de paysages. Ce n’est pas paresse. Rien n’est plus facile que de décrire un paysage ; rien n’est plus ennuyeux et inutile à lire. Du temps où Gibbon devait se fier au récit des voyageurs pour décrire l’Hellespont, et où les étudiants anglais ne connaissaient les rives du Rhin que par les Commentaires de Jules César, il seyait à tout voyageur illustre de décrire tant bien que mal ce qu’il avait vu. Le docteur Johnson, qui n’avait presque rien visité en dehors des paysages de Fleet Street, devait lire avec plaisir et profit la description des marais de Yorkshire. Le compte-rendu du Snowdon a dû paraître merveilleux à un enfant de Londres n’ayant jamais aperçu un mont plus haut que le Hog’s Back en Surrey. Mais de nos jours la machine à vapeur et l’appareil photographique ont changé tout cela. Celui qui tous les ans fait sa partie de tennis au pied du Cervin et sa partie de billard sur le sommet du Righi ne vous sait aucun gré d’une description minutieuse et soignée des collines de Grampian. Quand on a vu une douzaine de peintures à l’huile, une centaine de photographies, un millier de reproductions dans des journaux illustrés et quelques panoramas du Niagara, une description détaillée d’une chute d’eau semblera fastidieuse.

Un de mes amis, un Américain très instruit, qui aime la poésie pour elle-même, me dit s’être fait une idée bien plus exacte et plus engageante des districts des Lacs d’après quelques photographies contenues dans un bouquin à bon marché que d’après la lecture des Coleridge, Southey et Wordsworth réunis. Qu’un auteur lui décrivît un paysage, mon ami ne lui en savait pas plus de gré que d’une relation éloquente de ce qu’il venait de manger à son dîner. Selon lui, chaque art a son département propre, et si la peinture-en-paroles est un piètre interprète des formes et de la lumière, la toile et les couleurs ne valent pas mieux pour traduire les jeux de la pensée.


Ce sujet me remet en mémoire une chaude après-midi de collège. La littérature anglaise se trouvant au programme, le cours commença par la lecture d’un certain poème plutôt long, mais ne donnant lieu à aucune remarque intéressante. J’avoue à ma honte avoir oublié le nom de l’écrivain et le titre de l’œuvre. La lecture terminée, nous fermâmes nos livres et le professeur, un indulgent vieux monsieur aux cheveux blancs, nous demanda de lui faire un compte-rendu oral et personnel de ce que nous venions de lire.

— Dites-moi, fit le professeur d’un ton encourageant, de quoi parle-t-on dans ce livre ?

— Monsieur, dit le meilleur élève de la classe (il parlait la tête basse et visiblement à contrecœur), il s’agit d’une vierge.

— Oui, convint le professeur, mais je vous demanderais de me le dire avec des termes à vous. Nous ne disons pas « vierge », n’est-ce pas ? nous disons « jeune fille ». Oui, on y parle d’une jeune fille. Continuez.

— Une jeune fille, répéta le premier élève (cette substitution avait l’air d’augmenter son embarras) qui vivait dans une forêt.

— Quel genre de forêt ?

Le premier élève se mit à inspecter son encrier avec soin, puis regarda le plafond.

— Allons, insistait le professeur, s’impatientant, vous venez de lire pendant dix minutes une description de ce bois. Vous pourrez certainement me dire quelque chose à son sujet.

— Les arbres noueux, aux branches entrelacées, reprit le premier élève.

— Non ! non ! interrompit le professeur, je ne vous demande pas de réciter le poème. Je veux que vous me disiez, avec des mots de votre façon, quel était le genre de forêt où vivait cette jeune fille.

Et comme le professeur tapait du pied, le premier élève lança cette phrase avec vigueur :

— Monsieur, c’était une forêt comme les autres forêts.

— Dites-lui quel genre de forêt, dit le professeur, s’adressant au deuxième élève.

Le deuxième élève déclara que la forêt était verte.

Cela accrut l’énervement du professeur : il traita le deuxième élève d’imbécile, je ne vois du reste pas pourquoi, et passa au troisième, qui depuis un moment avait l’air d’être sur des charbons ardents et brandissait son bras droit comme un sémaphore détraqué. Il avait du mal à se contenir, l’émotion l’empourprait : il fallait que sa science fît irruption sur le champ, que le professeur le questionnât ou non.

— Une forêt sombre et obscure, s’écria le troisième, visiblement soulagé.

— Une forêt sombre et obscure, répéta le professeur, approuvant évidemment. Et pour quelle raison était-elle sombre et obscure ?

Le troisième se montra encore à la hauteur de la question,

— Parce que le soleil ne pouvait pas y pénétrer.

Le professeur eut la sensation d’avoir découvert le poète de la classe.

— Parce que le soleil ne pouvait pas y pénétrer, ou plutôt parce que les rayons du soleil ne pouvaient pas y pénétrer. Mais pourquoi n’y pouvaient-ils pas pénétrer ?

— Monsieur, parce que les feuilles étaient trop épaisses.

— Très bien, dit le professeur. La jeune fille vivait dans une forêt sombre et obscure, à travers le feuillage de laquelle les rayons du soleil n’arrivaient pas à pénétrer. Et maintenant dites-moi ce qui poussait dans ce bois. (Il désignait le quatrième.)

— Oui, monsieur, des arbres, monsieur.

— Et quoi encore ?

— Des champignons, monsieur. (Ceci fut dit après une pause.)

Le professeur, n’étant pas tout à fait sûr des champignons, eut recours au texte et trouva que le garçon avait raison ; les champignons avaient été mentionnés.

— Et quoi encore ? Que trouvez-vous aux pieds des arbres dans une forêt ?

— De la terre, monsieur.

— Non, non, que pousse-t-il dans une forêt à part les arbres ?

— Oh, des buissons, monsieur.

— Des buissons, très bien. Maintenant nous sommes dans la bonne voie. Il y avait dans cette forêt des arbres et des buissons. Et quoi encore ?

Il s’adressait à un petit garçon assis à l’autre bout du rang. Ayant jugé la forêt trop éloignée de lui personnellement pour qu’elle pût lui causer de l’embarras, cet élève occupait ses loisirs à jouer au jeu de croix et zéros avec lui-même. Ennuyé, ahuri, mais sentant l’obligation d’ajouter quelque chose à cet inventaire, il hasarda :

— Des ronces.

C’était une erreur, le poète n’avait pas parlé de ronces.

— Klobstock naturellement pense à quelque chose qui peut se manger, commenta le professeur, qui se flattait d’avoir la repartie vive. (Cela fit éclater contre Klobstock des rires, qui plurent au professeur.)

— À vous, continua-t-il, faisant signe à un garçon assis au milieu. Qu’y avait-il encore dans cette forêt, à part les arbres et les buissons ?

— Il y avait un torrent, monsieur.

— Très bien, et que faisait le torrent ?

— Il murmurait, monsieur.

— Non pas. Les ruisseaux murmurent, les torrents… ?

— Mugissent, monsieur.

— Il mugissait. Et qu’est-ce qui le faisait mugir ?

C’était une question embarrassante. Un des garçons — j’admets que ce n’était pas le plus intelligent — suggéra la jeune fille. Le professeur changea la forme de la question pour nous venir en aide.

— Quand mugissait-il ?

Notre troisième meilleur élève, venant de nouveau à notre secours, expliqua qu’il mugissait quand il tombait sur les rochers. Je suppose que plusieurs parmi nous eurent l’idée vague, que ce devait être un torrent pusillanime, puisqu’il faisait tant de bruit pour si peu de chose ; un torrent plus courageux, estimions-nous, se serait relevé et aurait poursuivi son chemin, sans dire un mot de plus. Un torrent qui beuglait chaque fois qu’il tombait sur un rocher, nous le considérions comme un torrent bien faiblard ; mais le professeur, lui, ne semblait pas en être choqué.

— Et qui habitait cette forêt, outre la jeune fille ?

— Des oiseaux, monsieur.

— Oui, il y avait des oiseaux dans cette forêt. Et puis quoi encore ?

Les oiseaux avaient dû épuiser nos facultés.

— Allons, dit le professeur, quels sont ces animaux à queue qui grimpent si lestement le long des arbres ?

Nous restâmes cois un moment, puis l’un de nous suggéra des chats.

Erreur, le poète n’avait pas parlé de chats ; des écureuils, voilà à quoi le professeur voulait en venir.

Je ne me souviens pas d’autres détails au sujet de cette forêt. Je me rappelle seulement qu’on mentionnait aussi le ciel. En levant les yeux, vous pouviez apercevoir le ciel là où il y avait des éclaircies entre les arbres ; souvent ce ciel était voilé par des nuages et quelquefois, si mes souvenirs ne me trompent pas, la jeune fille était mouillée par une averse.

Je me suis arrêté à cet exemple, parce qu’il me semble être le type des descriptions de paysages en littérature. Je ne comprenais pas à ce moment-là et je ne saisis encore pas aujourd’hui pourquoi le résumé du premier élève n’aurait pas été suffisant. Malgré tout le respect dû au poète quel qu’il ait été, on ne peut nier que cette forêt n’a été et n’aurait pu être autre chose qu’une forêt comme toutes les autres.

Je pourrais vous décrire la forêt Noire très longuement. Je pourrais traduire Hebel, le poète de la forêt Noire. Je pourrais écrire des pages sur ses gorges rocheuses et ses vallées riantes, ses pentes couvertes de sapins, ses cimes couronnées de roches, ses ruisseaux écumants (là où le Germain ordonné ne les a pas condamnés à couler respectablement dans des canalisations en bois ou dans des rigoles), sur ses villages blancs, ses hameaux isolés.

Mais un soupçon me poursuit : vous sauteriez tout ce passage. Et si vous étiez assez consciencieux ou assez faible pour le lire, je n’arriverais encore qu’à vous donner de ce pays, une idée qu’expriment beaucoup plus simplement ces paroles d’un guide sans prétention :

« Une contrée montagneuse et pittoresque, limitée au sud et à l’ouest par la vallée du Rhin, vers laquelle ses éperons s’abaissent rapidement. Son sol, au point de vue géologique, est formé pour la plus grande partie de grès jaspé et de granit ; ses hauteurs moyennes sont couvertes de vastes forêts de sapins. Elle est arrosée de nombreux cours d’eau et ses vallées très peuplées sont fertiles et bien cultivées. Les auberges y sont bonnes, mais on ne devrait user qu’avec discrétion des vins du pays. »