Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Premier Ciel/Chapitre IX

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CHAPITRE IX.

Le Génie les fait reposer dans une Comète.


Nous n’eûmes pas le tems d’admirer mille beautés nouvelles qui s’offroient à nos regards, par la rapidité du mouvement de ces tourbillons. Il est certain que le plus léger scaramouche ne put faire en sa vie autant de culbutes que ces monstrueux tourbillons nous en firent faire en très-peu de tems par leur continuel tournoiement. Je ne conseillerois pas à des vapeuristes de s’embarquer dans de pareilles voitures. Monime & moi pensâmes y être étouffés entre deux, malgré la petitesse de nos individus, & nous eûmes besoin de toute l’adresse de Zachiel pour nous débarrasser par le peu de vuide qui les sépare. Quoi qu’en dise Descartes, qui en est l’inventeur, si j’avois eu l’avantage de le connoître lorsqu’il les composa, j’aurois pris la liberté de lui en dire mon avis. Je n’ignore pas que ces tourbillons lui ont coûté beaucoup de veilles & d’applications, quoique ses systêmes soient peu goûtés, que plusieurs même les combattent avec force, il a toujours mis sa gloire à les soutenir, & ses chers tourbillons sur lesquels les génies se mettent à califourchon pour passer avec plus de promptitude dans les différens mondes ou ils sont appellés, lui sont d’un rapport considérable par les nouvelles idées qu’ils lui fournissent chaque jour.

Zachiel s’apercevant de la foiblesse de Monime, craignit, avec raison, qu’elle ne pût résister à la violence des tourbillons : c’est pourquoi il nous fit arrêter dans une comète qui paroissoit, depuis plusieurs années, se montrer quelquefois sur la lune, mais le plus souvent sur Mercure. Descendus dans cette comète, le génie commença, pour nous fortifier, de nous frotter d’une liqueur spiritueuse, qui nous donna une nouvelle vigueur, ranima nos forces, & excita en nous des désirs de curiosité qu’il promit de satisfaire.

Zachiel après nous avoir avertis de ne nous point effrayer des choses extraordinaires qui alloient paroître à nos yeux, nous descendit dans une plaine sombre & aride. Cet endroit commença par nous inspirer de l’horreur : nous vîmes le ciel parsemé d’étoiles, qui jettoient un feu bleuâtre : la lune, qui paroissoit dans son plein ne rendoit qu’une lumière beaucoup plus pâle qu’à l’ordinaire : elle s’éclipsa enfin, & nous laissa long-tems dans une nuit affreuse. Borée, Cœcias, le bruyant Argestes & Thoucias, tous couverts de glace, de neige & de gelée s’étoient renfermés dans leur prison d’airain, & sembloient être devenus paralytiques. On n’entendoit point le doux murmure des fontaines ; elles étoient muettes ; les oiseaux avoient oublié leurs ramages ; les poissons se croyoient enchâssés dans du verre, & tous les autres animaux n’avoient de mouvement que ce qu’il leur en falloit pour trembler, & l’horreur d’un silence effroyable sembloit annoncer que la nature étoit prête d’enfanter quelque chose de terrible.

Lorsque la lune reparut, nous nous avançâmes dans cette plaine, où nous ne rencontrâmes que des chouettes, des corbeaux & d’autres oiseaux de mauvais augure : la terre n’étoit remplie que de crapauds, de serpens, de couleuvres & de grosses araignées, qui firent une si grande frayeur à Monime, qu’elle se cacha sous les aîles du génie : enfin nous ne vîmes de tous côtés que des chardons, des pavots & de la ciguë.

Au bout de cette plaine nous aperçûmes, d’un antre affreux, sortir un grand vieillard, vêtu de blanc ; il avoit le visage basanné, les sourcils longs & relevés en croissant, l’œil hagard, la barbe longue & épaisse ; un chapeau de verveine couvroit sa tête ; ses reins étoient ceints d’une large ceinture, tissue de fougère de mai, & de trefle à quatre, faite en tresses : à l’endroit du cœur on voyoit attachée sur sa robe une chauve-souris, son col portait un carcan sur lequel étoient enchâssées sept différentes pierres précieuses, dont chacune portait les caractères de la planète qui la domine. Avec cet habillement mystérieux, il portait dans la main gauche un vase fait en triangle, rempli d’eau lustrale ; dans la droite, une baguette de coudre, dont l’un des deux bouts étoit garni d’une composition mêlée des sept métaux ; l’autre servoit de manche à un petit encensoir.

Ce vieillard, après avoir baisé l’entrée de son antre, se déchaussa en prononçant certains mots mystérieux ; il s’avança ensuite en reculant sous les branches d’un vieux chêne, qui sembloit, par sa grosseur, avoir été planté à la création du monde. Sous cet arbre, nous le vîmes creuser trois cercles l’un dans l’autre, & la terre, obéissante aux ordres de ce négromancien, prenoit elle-même, en frémissant, les figures qu’il vouloit y tracer : il y grava les noms des intelligences de tous les siècles, ceux de l’année, de la saison, du mois, de la semaine, du jour, de l’heure & de la minute, avec leurs chiffres différens, qu’il plaça chacun à leur place, & les encensa tous avec des cérémonies particulières. Il posa ensuite son vase au milieu des cercles, le découvrit, mit le bout pointu de sa baguette entre ses dents, se coucha la face tournée vers l’orient & s’endormit. Pendant son sommeil, vrai ou feint, nous vîmes tomber dans le vase cinq graines de fougère.

Lorsque le vieillard fut éveillé, il les prit & en mit une dans chacune de ses oreilles ; une dans sa bouche, une autre qu’il replongea dans le vase, & jetta la cinquieme hors des cercles, mais à peine fut-elle sortie de sa main, que nous le vîmes environné de plus d’un million d’animaux de mauvais augure. Le négromancien toucha alors de sa baguette un chat-huant, un renard & une taupe, qui entrèrent aussi-tôt dans les cercles en faisant un cri abominable : il s’en saisit, leur fendit l’estomac avec un couteau de pierre, leur arracha le cœur, qu’il enveloppa chacun dans trois feuilles de laurier, & les avala en faisant quelques grimaces ; ensuite il sépara le foie qu’il pressa dans un vaisseau de figure exagone, & l’encensa ; après quoi il mêla ce sang avec l’eau lustrale dans un autre bassin, & y trempa un grand rouleau de parchemin vierge qu’il tenoit dans la main droite ; alors nous lui entendîmes faire des hurlemens affreux : il ferma les yeux, & commença ses invocations sans presque remuer les lèvres : on entendoit seulement dans sa gorge un bourdonnement qu’on eût pris pour plusieurs voix réunies ensemble, & bientôt nous le vîmes s’élever de terre de plus de six pieds, en regardant toujours attentivement l’ongle indice de sa main gauche ; son visage s’enflamma ; ses veines se grossirent ; ses cheveux s’hérissèrent il s’agita enfin en faisant différentes contorsions qui nous effrayèrent extraordinairement.

Ce vieillard, que je crus possédé de quelque malin esprit, appela du secours ; puis se relevant à plus de cent pieds de terre, il retomba sur la tête, qu’il se fendit en gémissant : il continua néanmoins de demander du secours ; mais aussi-tôt qu’il eut articulé trois paroles magiques, la terre s’entr’ouvrit ; une troupe de malins esprits en sortirent, les uns armés d’épées, d’autres de fourches & de gros bâtons ; ceux-ci de marteaux & de clous ; ceux-là de couronnes d’épines qu’ils lui enfoncèrent dans la tête, tandis que les autres s’occupoient à le percer de leurs épées, à le larder de clous dans tous les membres : d’autres enfin le frappoient de grosses bûches ; tous paroissoient s’efforcer de le mettre en pièces : mais tous ces tourmens, loin de l’affoiblir & de lui faire mal, ranimèrent ses forces, & le mirent en état de soutenir sans vaciller les affreuses secousses d’un vent épouvantable qui soufflait contre lui, tantôt par bouffées & tantôt par tourbillons : il sembloit que ce vent obstiné tâchât de le faire sortir de ses cercles ; car un instant après nous vîmes les trois ronds tourner sous lui. Il tomba ensuite une grêle rouge comme du sang avec des torrens de feux qui éblouissoient en tournant, & se divisoient par globes, dont chacun se fendoit en éclat, semblables aux coups de tonnerre.

Nous vîmes alors se répandre une lumière blanche & claire qui éloigna ce vent du fanatisme, & dissipa entièrement ces tristes météores : au milieu de cette lumière, parut un jeune homme qui avoit le pied droit sur un aigle, & l’autre sur un linx ; d’une main il tenoit un glaive tranchant, dont il frappe le magicien & tous ceux qui l’environnoient, qui tombèrent à ses pieds, & le jeune homme disparut.

Ce nécromancien fut quelque tems étourdi du coup qu’il venoit de recevoir ; mais reprenant peu à peu ses forces, nous le vîmes se sauver dans les effroyables ruines d’un vieux château, où les siècles travaillaient depuis longtems à mettre les chambres dans les caves. Monime, saisie de frayeur, ne voulut jamais y entrer, quoique le génie pût lui dire pour la rassurer. Par pitié, lui dit-elle, mon cher Zachiel, faites-nous sortir au plus vîte de cette comète, qui n’annonce que des calamités. Je serois tentée de croire que c’est l’enfer du monde de la Lune, puisqu’elle n’est remplie que de lutins & de magiciens.

Il est vrai, dit le génie, que cette comète qui paroît depuis quelques années, & qu’on voit dominer & la Lune & Mercure, ne s’est formée que des noires exhalaisons qu’elle attire de ces deux mondes ; & par l’attraction qui est entr’elle & Mercure, plusieurs des habitans de cette planète y sont enlevés avec rapidité. Leurs cerveaux vuides de sens & de raison, n’a pas assez de consistence pour les retenir ; & ces esprits, livrés au fanatisme, se laissent aisément séduire par les visions les plus grossières. La plupart ignorans ou faciles, sont portés à croire les plus grandes absurdités.

Le négromancien que vous venez de voir est celui qui les domine dans ce monde infecte ; c’est ici où il se fait craindre, révérer & obéir de tous ces pauvres imbécilles, qu’il entraîne chaque jour dans mille nouvelles extravagances. Tous sont persuadés qu’il est immortel, & le regardent comme un dieu, qui peut, quand il lui plaît, dispenser les biens, l’abondance ou la famine & la misère. Les intelligences que ce magicien a avec les esprits infernaux lui facilitent toutes les opérations extraordinaires dont vous venez d’être les témoins.

C’est par ces charmes qu’il suscite les guerres, en les allumant entre les mauvais génies qui gouvernent la Lune & Mercure : il commande aux démons d’habiter les châteaux abandonnés, de battre de différens instrumens ceux qui se présentent pour y loger ; il enseigne à se défaire de son ennemi, en se faisant une image de cire qui lui ressemble ; il fait trouver des mains de gloire à celui qui veut s’enrichir ; il distribue aux voleurs des chandelles de graisse de pendu, pour endormir maîtres, valets & chiens : il fabrique l’écu volant, & des bagues pour les coureurs, qui leur font faire cent lieues en un jour : il apprend à guérir avec des paroles magiques : il enseigne aux bergers la patenôtre du loup, & les herbes qu’ils doivent cueillir à jeûn en un certain tems de l’année : il tord le cou à ceux qui lisent dans le grimoire sans faire les cérémonies ordonnées. Lorsque les voyageurs se trouvent la nuit dans les campagnes, quand les sorciers vont au sabat, il ne leur fait paroître qu’une troupe de chats, ou les force d’aller baiser le cul du bouc ; à d’autres il leur frotte le derrière de miel, & les fait lécher par des mouches. Souvent il fait trouver dans le lit de ses favoris, des incubes ou des sucubes : il donne le cochemart, & provoque les esprits à se faire rompre, empaller, rôtir ou crucifier, larder de clous, ou de pointes de fer aiguës : il envoie des crapauds sous le seuil des bergeries ou des écuries, avec des maudissons qui font périr tous les animaux. Il donne une vertu secrète à de certaines paroles, lorsqu’elles sont récitées à rebours : il prête aux magiciens & magiciennes un démon familier qui les accompagne & les empêche de rien entreprendre qu’ils n’aient fait leur prière à monsieur Martinet, qui souvent les oblige à se revêtir d’une façon extraordinaire.

Le négromancien enseigne encore à pétrir le gâteau triangulaire en un certain jour pour rompre les forts : il guérit les malades du loup-garou, en leur donnant un coup d’épée entre les deux yeux : il fait sentir les coups aux sorciers, lorsqu’ils sont assez imprudens de se faire secourir ou frapper par des personnes qui ne sont pas initiées dans leurs mystères : il apprend aux devins la manière de tourner le sas pour faire retrouver ce qui n’est pas perdu : il excite les fées à danser toutes nues au clair de la lune, avec des postures lubriques & indécentes, pour inviter ceux qui assistent à leurs infâmes cérémonies, de participer à leurs impudicités & à leurs extravagances. Il fait courir les ardens sur les fleuves & sur les rivières pour noyer les voyageurs : il apprend la composition des brevets, des sorts, des charmes, des talismans, des miroirs magiques & de figures constellées. Il fait trouver le guy de l’an neuf, l’herbe de fourvoiement, les gamaches, l’emplâtre magnétique ; il envoie le gobelin, la mule ferrée, le roi Hugon, les hommes noirs, les femmes blanches, les lémures ; les farfadets, les larves, les lamiers, les ombres, les mânes, les spectres & les fantômes. Ce fameux négromancien est enfin connu dans la Lune & dans toute la Mercurie sous le nom de juif-errant. Le secret qu’il a acquis par sa science de la composition d’un élixir, fait avec des serpens de même espèce de celui que Tirésias frappa, lorsqu’il changea de sexe, lui donne aussi la facilité d’en changer autant de fois qu’il le juge à propos, & par conséquent celle de se produire sous différentes formes, selon qu’il les trouve plus ou moins avantageuses.

Voilà, dit Monime, de tous ces secrets, le seul que j’embitionnerois d’avoir en ma puissance. Comme je suis persuadée, mon cher Zachiel, que rien ne vous est caché, je vous supplie, lorsque nous serons de retour dans notre monde, de vouloir bien me donner une phiole de cet élixir ; le génie le lui promit, en la badinant un peu sur l’envie qu’elle témoignoit de changer de sexe.

Toutes vos plaisanteries, reprit Monime, ne sauroient me tirer de la noire mélancolie où je suis plongée depuis que nous sommes arrivés dans cette comète ; c’est pourquoi je vous prie de me faire sortir au plutôt d’un monde où l’extravagance me paroît poussée à son dernier période. Je consens, dit le génie, de vous satisfaire dans l’instant.