Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Second Ciel/Chapitre IV

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CHAPITRE IV.

Portrait d’un Grand-Prêtre de la Fortune.


Comme notre objet étoit de visiter les principales villes de la Cillénie, nous prîmes la route d’une autre province. Sur la fin du jour nous apperçûmes un château qui, par sa beauté & la vaste étendue de son parc, donna à Monime envie de le visiter. Elle demanda à Zachiel le nom du prince à qui il appartenoit, & si nous pouvions, sans manquer à la bienséance, y demander un asyle jusqu’au lendemain, parce que nous étions encore fort éloignés de la ville. Monime craignant horriblement la rencontre des voleurs & des brigands, dont les chemins sont remplis dans toute la Cillénie ; le génie ne trouvant point de difficulté à satisfaire Monime, nous envoyâmes un de nos domestiques en demander la permission au maître, qui nous fit dire, qu’il se tiendroit honoré de nous recevoir.

Nous entrâmes dans une longue & belle avenue, dont les arbres formoient de triples allées. Le génie, afin de nous donner une idée de ce château, nous dit qu’il avoit autrefois appartenu à un très-grand seigneur, dont le fils aujourd’hui, par la décadence de sa maison, se trouvoit trop heureux d’être admis à la table de celui qui s’en est rendu possesseur, quoiqu’il n’ignore pas qu’autrefois il versoit à boire à son père. Tel est dans ce monde le caprice de la fortune, qui se plaît à humilier les uns pour favoriser les autres.

Le personnage que vous allez voir, pour parvenir ce haut degré de fortune, a commencé par les plus vils emplois : d’abord laquais, ensuite prête-nom, & quelque chose encore qu’on devine aisément, & qui est d’une grande utilité à un Cillénien qui veut s’avancer dans ce monde ; enfin de basses & indignes complaisances, l’ont conduit à avoir de petits intérêts, dont il a si bien profité, qu’il est parvenu à se faire nommer un des soixante sacrificateurs du temple de la fortune. Cet homme y a acquis des biens immenses ; ce qui lui donne beaucoup de crédit parmi les grands, sur-tout envers ceux qui ont la liberté de puiser dans ses trésors. Sa table est toujours servie délicatement ; il distribue des emplois, & fait obtenir des graces ; c’est ce qui fait que tout le monde s’empresse à rechercher sa connoissance : on oublie ce qu’il a été, pour tâcher d’avoir part à son opulence. Il est vrai qu’il faut ramper devant lui : il s’imagine qu’on a perdu de vue sa basse naissance, & les sentiers obliques qui l’ont conduit au temple de la fortune. Cet homme n’a point de caractère à lui ; & la supériorité qu’il s’est acquise par ses richesses, devient une dure tyrannie pour les personnes qui forment sa société ; mais c’est le propre de tous les sots que la fortune a élevés : bien des gens les méprisent, & ne leur rendent pas moins des hommages & des respects. On plaint quelquefois, un honnête homme qui est dans l’indigence ; mais loin de lui présenter une main secourable pour adoucir ses peines, on le fuit, & on tâche toujours d’éviter sa rencontre.

Nous arrivâmes enfin chez le grand-prêtre. Tous ses domestiques avoient un air d’insolence ; ils anticipoient déjà la fatuité de leur maître, ils en avoient copié la hauteur & la fierté, & nous reçurent d’une façon brusque & désobligeante, en nous introduisant dans l’appartement de madame, qui, nonchalamment couchée sur une chaise longue, voulut bien nous honorer d’une inclination de tête.

Cette femme étoit ce qu’on appelle la sultane Validée, c’est-à-dire, celle que le grand-prêtre avoit autrefois distinguée assez, pour l’honorer de son nom ; car dans toute la Cillénie, ces grands personnages ont acquis, par leur opulence, le privilège d’entretenir plusieurs filles, qui logent dans des hôtels magnifiques ; & lorsqu’ils viennent à s’en dégoûter, ils les marient à un de leurs protégés. La Validée s’empare aussi du droit de fournir à certains plumets qui ont l’avantage de lui plaire, tout l’argent qui leur est nécessaire pour briller dans le monde : par ce moyen tout est compassé, & personne n’a droit de se plaindre.

Le grand-prêtre, qui étoit un gros petit homme poussif, fit quelques pas pour nous recevoir, & nous dit, en élevant sa voix comme s’il parloir à des sourds, qu’il seroit charmé de pouvoir trouver l’occasion de nous obliger ; nous montra de la main des sièges, &, sans attendre que nous soyons placés, se plongea dans un fauteuil en cabriolet, rempli d’oreillers.

Monime, qui n’avoit point encore eu l’avantage de se rencontrer avec ces favoris de la fortune, fut extrêmement surprise de cette brusque politesse ; elle lui fit néanmoins un compliment aisé sur la liberté que nous prenions de venir lui demander un asyle ; mais que l’éloignement de la ville, l’embarras des mauvais chemins, & la crainte de quelque fâcheuse rencontre, nous y avoient forcés. Parbleu, dit le grand-prêtre, en approchant son fauteuil de Monime, & la regardant d’un air effronté vous ne pouviez jamais mieux faire : il faut que notre déesse vous ait inspiré : je veux, pour l’honneur de son culte, vous faire passer ici quelques jours. Dites-moi, ma charmante, quelle affaire avez-vous ? Je me sens porté d’inclination à vous rendre service. Est-ce là votre mari, poursuivit-il en me regardant par-dessus l’épaule ? Vous ne pouviez mieux vous adresser qu’à moi pour lui faire avoir de l’emploi : c’est sans doute pour cela que vous vouliez vous rendre à la ville : reposez-vous sur moi belle dame, & n’allez pas plus loin. Ce fat ajouta encore un tissu d’autres propos plus impertinens, en accompagnant chaque phrase de grands éclats de rire. Monime excédée de ses grossièretés & pour mettre fin à ses discours trivials, répondit que nous n’avions besoin d’aucune protection, ni d’aucun poste. Nous sommes, poursuivit-elle, des étrangers que la simple curiosité amène : le desir de nous instruire, nous a seul déterminés à voyager dans différentes cours. Cela doit vous coûter beaucoup, dit l’impertinente Validée, qui n’avoit point encore daigné parler : avez-vous un train considérable ? Non, reprit froidement Monime, une trentaine de domestiques composent à peu près toute notre suite. Mais cela me paroît assez honnête, dit la favorite de Plutus, en jettant pour la première fois un regard froid sur nous.

Elle fut interrompue par une femme, qui vint se présenter d’un air humble & modeste : son mari venoit d’être révoqué, (je n’en sais pas la raison) ; il en étoit tombé malade de chagrin : cette femme venoit pour implorer la pitié de son protecteur, qui étoit peut-être l’homme du monde le moins pitoyable. Il commença par lui parler d’une façon dure & barbare, fit sentir toute son autorité avec un regard fier, en la menaçant de faire renfermer son mari, pour le punir de sa négligence. Cette pauvre femme, démontée par ces menaces, n’imagina d’abord d’autre moyen pour le fléchir, que celui de lui peindre, avec les traits les plus touchans, la misère extrême où elle seroit réduite s’il l’abandonnoit ; mais voyant que ce détail ne le touchoit point, elle y joignit celui d’une longue généalogie, par où elle lui prouva clairement qu’elle avoit l’honneur de lui appartenir par les liens du sang, puisque leurs grands-pères étoient communs.

Je crois que si le grand-prêtre eût alors tenu dans ses mains le foudre de Jupiter, la pauvre femme eût été réduite en poudre ; mais aussi quelle imprudence d’oser déclarer devant des étrangers, qu’un homme qui n’avoit autrefois d’autres emplois, que celui de conduire des ânes au moulin, est l’aïeul d’un comte, sûrement comte, pour rire. Quoi qu’il en soit, ce nouveau comte est décoré d’un suisse, des secrétaires remplissent ses premiers cabinets ; des valets de chambre ornent les antichambres ; il a maître d’hôtel, cuisiniers, chefs d’office ; sans doute, un écuyer ; & que sais-je encore ? plus de quarante hommes de livrée ; des gardes de chasse ; une meute ; des armoiries ; il achete tous les marquisats & les comtés qui sont à vendre, enfin un duc marchande depuis longtems sa fille. Je crus que le grand-prêtre & sa femme en étoufferoient de colère : on chassa la pauvre misérable, en la traitant de folle.

Venir ainsi ternir la gloire d’un homme dans le moment que plusieurs généalogistes sont payés pour travailler de concert à le faire descendre d’une des plus anciennes noblesses du royaume ; d’un homme qui pense que nul des mortels n’est capable de se dire son égal ; d’un homme enfin qui se croit d’une nature très-supérieure aux autres par son orgueil, quoiqu’il ne soit d’artificieux, fourbe, rusé & trompeur : ne doit-on pas pardonner à un homme vertueux & malheureux tout ensemble, le secret dépit qu’il ressent de voir qu’il n’y ait que les méchans qui prospèrent ?

J’avouerai que je ne fus point fâché que cet homme eût essuyé cette petite mortification : car je crois que sans le besoin que l’on a de ce présomptueux, on le laisseroit se contempler, lui, ses chevaux, son hôtel, leurs écuries, ses appartemens, les meubles & les dorures dont ils sont ornés, leurs harnois, sa table & leur ratelier. Peu envieux de son sort, on ne se donneroit pas la peine de l’en féliciter : mais il prête de l’argent : il est vrai que c’est à gros intérêts ; n’importe ; c’est toujours une ressource.

Il est certain que chez les Cilléniens, cet homme est regardé comme un de ces voleurs publics, qui, sous le faux prétexte d’avances onéreuses qu’ils ont fournies pour les besoins de l’état, munis d’édits, & de déclarations, dépouillent également, & le souverain de ses droits, & le peuple de sa substance. Malheureux instrument d’une ambition démesurée ! Usurpateur injuste, qui sacrifie indifféremment amis & ennemis, qui s’emparent de leurs biens par la violence, quand la supercherie ne leur réussit point ! Barbares, qui ne se plaisent que dans les désordres, dont ils sont les auteurs. Tel est le caractère de la noble société des sacrificateurs de la fortune. Je n’eus pas besoin des instructions du génie pour le reconnoître. Nous quittâmes le grand prêtre, malgré les efforts qu’il fit pour nous retenir, & malgré les froides politesses de madame, qui s’était un peu humanisée, depuis qu’elle savoit le nombre de nos domestiques.

Nous continuâmes notre route, pendant laquelle Zachiel nous fit un portrait peu avantageux de la province que nous allions visiter. Cette ville fourmille de partisans affamés d’or & d’argent, que la perversité de leurs mœurs, de leur goût effréné pour les dépenses superflues, leur fait déja dévorer des yeux. Ce goût a corrompu, leur raison & leur esprit, pour y substituer la fourberie & la mauvaise foi dans les traités : on les voit trahir la confiance du souverain, & par un acte de félonie, s’emparer de tous ses trésors.

Près d’entrer dans la ville, nous apperçûmes un vaste bâtiment, qui attira par son étendue toute notre admiration. Monime le prit d’abord pour le logement de quelque grand prince ; mais Zachiel lui dit en souriant de son erreur, que ce superbe édifice n’avoit été élevé que dans le dessein d’assurer aux pauvres une retraite, afin de finir des jours que le travail & la misère avoient entiérement affoiblis & mis hors d’état de pouvoir gagner leur vie. Monime ne put s’empêcher de louer le prince, dont la bonté & la charité pleines de zèle pour les misérables, s’étendoient jusqu’aux soins de pourvoir à leur subsistance. Il est vrai, dit le génie, que si l’intention du prince étoit remplie, rien n’est plus édifiant que cet établissement. Cette maison jouit d’un revenu considérable, non-seulement, par les bienfaits du prince, mais encore par une infinité de donations que de riches citoyens y ont faites, peut-être dans la vue de restituer aux pauvres des biens qu’ils avoient injustement acquis. Cependant, malgré ces immenses revenus, le pauvre y trouve à peine de quoi l’empêcher de mourir de faim, par les rapines & la mauvaise administration des gens qui sont chargés de subvenir à leurs besoins, parce que le soin de s’enrichir est le seul qui les occupe ; c’est le but où tout Cillénien aspire : leur conduite est toujours marquée au coin de l’intérêt. Sans humanité, sans droiture, sans honneur ; cruels aux malheureux, endurcis sur leur misère, ils vendent leurs services, trompent leurs maîtres, & font un commerce honteux de leur autorité.

Pour nous dérober à l’attention des curieux, Zachiel ne conserva qu’un seul équipage avec le nombre de domestiques qui nous étoient absolument nécessaires. Il nous fit descendre chez une veuve, dont le seul revenu consistoit en une maison qu’elle louoit toute meublée ; c’étoit dans le plus beau quartier de la ville. Cette veuve ne logeoit que des personnes de qualité : elle étoit jolie, & avoit acquis par leur fréquentation un air d’aisance & de politesse, qui gagna l’amitié de Monime.

Le lendemain de notre arrivée, elle vint familiérement nous prier de passer l’après-midi chez elle. À peine fûmes-nous entrés dans son appartement, que nous entendîmes arrêter un carrosse. La veuve courut à son balcon, en nous faisant signe de l’accompagner. Regardez, nous dit-elle, l’élégance de cet équipage ; les peintures en sont fines, & le vernis de l’homme le plus à la mode ; c’est le baron de Friponot, qui nous amusera par ses bons mots. Friponot entra d’un air bruyant & familier : quoiqu’il eût l’air fort hardi, nous jugeâmes néanmoins à sa façon de se présenter, & à ses discours bas & trivials, qu’il n’étoit tout au plus qu’un aspirant aux faveurs de la fortune. Il fit devant nous l’homme d’importance, parla d’un projet qu’il avoit présenté aux ministres, dit qu’il étoit sûr de la réussite, débita beaucoup de fades plaisanteries auxquels la veuve applaudissoit. Elle voulut l’engager de faire la partie de Monime ; mais il s’en défendit sur la prodigieuse quantité d’affaires dont il étoit accablé, & qui l’obligeoient d’aller se renfermer dans son cabinet pour répondre plus de cinquante lettres qui ne demandoient aucun retard.

Quel est donc ce cavalier, demanda Monime lorsqu’il fut sorti ? C’est un baron de nouvelle fabrique, reprit la veuve en souriant, qui m’a de grandes obligations. Croiriez-vous, madame, que je l’ai gardé chez moi pendant plus d’une année, pour le soustraire à la poursuite de ses créanciers ? Cet homme est le fils d’un honnête marchand, qui lui a laissé en mourant des biens fort considérables, & un grand crédit dans le commerce, qu’il s’étoit acquis par une probité reconnue, vivant en bon bourgeois, éloigné du faste & de toutes dépenses superflues. Celui-ci devenu son maître par la mort de son père, loin de suivre son exemple, ébloui, sans doute, de ses trésors, a d’abord commencé par vouloir imiter les plus grands seigneurs. La maison paternelle n’a pu contenir l’enflûre de son orgueil ; il en a acheté une beaucoup plus vaste ; il lui falloit des remises, des écuries, nombre de domestiques, un portier, n’osant encore prendre un suisse à moustache, équipage de ville, carrosse de campagne, chevaux d’attelage, chiens dressés pour la chasse, quoiqu’il ne sut pas encore manier un fusil ; fille d’opéra, petits soupers, partie de bal ; assemblées chez lui, meubles élégans, cabinets bien ornés. Ce faste lui a attiré nombre de seigneurs, qui ne venoient que dans le dessein de partager son opulence. Tous ont flatté sa vanité ; il faut un titre pour briller dans le monde ; il a acheté une baronnie & plusieurs autres belles terres : ses trésors dissipés, il n’en a pu payer aucune ; aussi son but n’étoit-il que de frustrer les propriétaires d’un nombre d’années de leurs revenus. Voici les manœuvres qu’il a employées pour y parvenir. Comme il avoit la réputation d’un homme très-riche, lorsqu’il achetoit une terre, il commençoit par renouveller les baux, en faisoit même deux ou trois de la même ferme à différens fermiers, en exigeant la moitié du prix de ses baux, par forme de pot-de-vin ; ensuite il dévastoit les châteaux, faisoit enlever les meubles & les tableaux les plus précieux pour les faire vendre à vil prix : toutes les marchandises lui étoient propres sous le spécieux prétexte de négocier dans les pays étrangers ; draps, étoffes, bijoux, meubles, vin, bled, foins, pailles, avoines, & généralement tout ce qui compose le commerce, qu’il donnoit à moitié moins de leur valeur pour en avoir un plus prompt débit ; enfin après avoir accumulé des sommes considérables par plusieurs voies illicites, il disparut un jour, & vint se cacher chez moi sous un habit de femme, en faisant courir le bruit qu’il étoit passé aux îles ou au Pérou, pour y faire valoir l’argent qu’il emportoit. La banqueroute du baron de Friponot fut bientôt déclarée, & en entraîna malheureusement une vingtaine d’autres. Une année s’est passée en négociations avec ses créanciers, qui ont à la fin accepté dix pour cent de leur créance, & monsieur le baron de Friponot a reparu dans le monde plus brillant que jamais. En vérité, dit Monime, cet homme est plus coupable qu’un voleur de grand chemin : comment osez vous être en commerce avec un tel fripon ? Je puis vous assurer, madame, reprit la veuve, que cet homme est très-bien reçu par-tout : ce n’est encore que sa première banqueroute ; mais je soupçonne qu’il se dispose à en faire bientôt une seconde qui achèvera de l’enrichir ; au surplus, vous savez que l’opinion fait tout chez les hommes ; chaque pays a la sienne : celle qui est ici le plus en vogue, c’est d’honorer les riches ; tout le monde s’accorde sur ce point ; les pauvres les honorent, parce qu’ils y trouvent leur profit, & les riches leur satisfaction : ainsi chacun a son but.

Plusieurs jours se passèrent à visiter les plus beaux endroits de la ville, & le soir en rentrant nous étions sûrs de trouver chez la veuve une nombreuse compagnie, parce qu’elle donnoit souvent à jouer. Ce n’étoit pas des personnes de qualité qui s’assembloient chez elle, mais de ces gens qui s’étudient à les contrefaire ; de ces femmes de commis nouvellement arrondis du fruit de leur industrie ; d’autres que le caprice de la fortune tire de l’état le plus vil, pour les combler de ses faveurs. Une de ces princesses, jadis ouvrière, dont le mari devenu caissier depuis peu de tems, & qui savait admirablement bien faire valoir les deniers de sa caisse ; cette précieuse, renforcée, bouffie d’orgueil de sa nouvelle dignité, raillant & méprisant toute personne qui n’avoit point d’équipages, ni nombre de domestiques, poussoit le ridicule, la fausse vanité, & même l’impertinence jusqu’à vouloir prendre le haut bout dans toutes les compagnies où elle se rencontroit.

Cette femme s’avisa, pendant une partie de jeu, de tirer sur une autre, mise à la vérité fort simplement, mais décemment, qui parut d’abord faire peu d’attention à ce qu’elle disoit. Occupée de son jeu, elle la laissa tranquillement débiter toutes ses fades plaisanteries, en gagnant ses écus. Lorsque la première eut épuisé sa bourse, ses propos commencèrent à se rallentir ; sa figure s’allongea, ses railleries cessèrent ; & pour recourir après son argent, elle demanda des cachets afin de continuer le jeu. L’autre qui voyoit une grosse boëte d’or, qu’elle pouvoit encore s’approprier, si la fortune continuoit à lui être favorable, voulut bien se prêter à recevoir ses cachets : mais lorsqu’elle en eut à-peu près pour la valeur de la boëte, elle s’en empara en lui rendant ses cachets. L’imprudente caissière voulut ravoir sa boëte, s’emporta, dit qu’elle étoit bonne pour payer trois cens écus ; qu’on ne faisoit point un pareil affront à une femme comme elle. Eh ! qui êtes-vous, mignone, reprit l’autre, en promenant ses regards sur elle d’un air méprisant ? Depuis que vous êtes ici, vous ne m’avez montré que beaucoup d’impertinences & de ridicule. C’eût été m’avilir de répondre à vos sots propos ; les femmes de votre espèce ne méritent qu’un souverain mépris. Si j’ai paru vous écouter patiemment, c’étoit pour punir votre orgueil : tâchez de profiter de cette leçon, afin de vous corriger. Elle partit ensuite & laissa l’autre fort humiliée de son aventure.