Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Troisième Ciel/Chapitre I

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TROISIÈME CIEL.
VÉNUS.

CHAPITRE PREMIER.

Le Génie conduit Monime & Céton dans le troisième ciel, qui est la planète de Vénus.


L’espace qu’il nous fallut traverser, pour passer de la planète de Mercure dans celle de Vénus, nous donna le temps d’admirer de nouvelles perfections du ciel. Je crus voir autour de lui d’autres cieux brillans qu’on pouvoit comparer à des lampes officieuses qui répandent lumière sur lumière ; leurs précieux rayons, & leurs influences lactées, me parurent se concerter dans le monde de Vénus.

Le génie nous descendit dans une plaine émaillée des plus précieux dons de Flore. D’un côté de ce lieu charmant, on voit couler le fleuve de délices ; & de l’autre, celui de la volupté, qui entretiennent par leurs douces chaleurs, les plantes dont leurs rives sont embellies ; & le soleil, joignant à l’éclat de ses rayons sa pourpre dorée, les fait luter comme une mer de jaspe qui reçoit de ces guirlandes un nouvel honneur. Sur ces deux fleuves on voit le cygne se promener, & avec un col en arc, relever comme un manteau royal ses ailes blanches, & porter en avant son corps majestueux ; quelquefois aussi on le voit quitter les eaux pour fendre la moyenne région de l’air : enfin je m’apperçus d’abord, en entrant dans le monde de Vénus, que toute la nature ne respire que le plaisir, la joie & la volupté ; & il semble que l’univers entier lui paye le tribut de son obéissance, & est forcé de rendre hommage à la prééminence de son empire.

Je ne sai, dit Monime, si le nouvel air que nous respirons influe déjà sur moi, mais j’avouerai que je me fais une idée la plus jolie, la plus riante & la plus agréable du monde de Vénus. Ceux que nous venons de visiter ne m’ont encore offert que des objets de mépris ou de compassion, celui-ci va au moins nous fournir de l’amusement. Le joli monde que celui de Vénus ! qu’il doit être charmant ! tenez, mon cher Zachiel, il me semble que je suis dans l’île de Cythère si vantée par nos poëtes. En effet, n’est-ce pas Vénus elle-même qui en est la reine ? Cette cour est sûrement l’assemblée des graces, & je me persuade qu’elle est faite pour y fixer le philosophe le plus indifférent. Ce ne peut être que dans ce monde où naquit Hébé, déesse de la jeunesse, puisque c’est à zéphir & à l’aurore qu’elle doit la vie. Les ris, les jeux, & tous les petits dieux badins ne peuvent manquer d’habiter cette cour ; je crois même que la volupté fait ici son séjour ordinaire, & que l’amour, ce dieu qui anime la nature, gouverne tous les plaisirs de ce monde.

Il est certain, belle Monime, dit Zachiel en souriant, que l’amour se fait mieux sentir dans cette partie du globe de Vénus qu’on nomme Idalienne. Cependant il est de tous les mondes, & tient le milieu entre le ciel & la terre ; mais il ne peut être un dieu, parce que les dieux sont essentiellement heureux, & que l’amour cherche toujours à le devenir : il est des momens où il éleve les hommes à la félicité des dieux, & d’autres où il rabaisse les dieux même au niveau des hommes.

L’amour, poursuivit Zachiel, tient sa naissance de deux génies que le hasard fit rencontrer ensemble ; l’un qui préside à l’abondance, & l’autre à la pauvreté. Il tient de son père l’audace, la vivacité d’esprit, la confiance en ses forces, l’art de dresser des embûches, une certaine manière de s’insinuer, de persuader & de vaincre : les qualités contraires viennent de sa mère, c’est-à-dire, la disette, la crainte de se produire, cette indigence qui le porte à demander sans cesse, cette timidité qui souvent lui fait manquer les meilleures occasions & ce fond inépuisable de desirs. C’est par ce mélange que l’amour passe sans s’en appercevoir de la vie à la mort, & de la mort à la vie ; sans cesse il soupire après la volupté, & met tout son bonheur dans sa jouissance.

En vérité, je ne vous conçois pas, dit Monime, en interrompant le génie ; depuis que nous sommes entrés dans l’empire de Vénus, je crois, mon cher Zachiel, que vos discours pourroient bien être analogues aux mystères de la déesse, car je ne comprends rien à tout ce que vous venez de dire. Que signifie cette nouvelle généalogie que vous donnez à l’amour ? N’est-il pas le fils de Vénus ? Pourquoi donc employez-vous aujourd’hui une allégorie différente pour le faire descendre de génies ? C’est-à-dire que ce sont messieurs les esprits célestes qui se sont amusés à fabriquer l’amour. Mais dites-moi, je vous prie, si dans cet agréable passe-tems, ils ont songé au bonheur des humains : je serois encore curieuse de savoir comment ils expriment leurs feux ; est-ce par un doux commerce, par de tendres regards, ou bien par… ? Arrêtez, dit le génie, n’étendez pas plus loin votre curiosité ; qu’il vous suffise d’apprendre que les génies sont parfaitement heureux, que rien ne manque à leur félicité, & qu’il n’est guère de vrai bonheur sans un véritable amour : il rafine les pensées, il augmente le courage ; lorsqu’il joint l’union des cœurs à celui de l’innocence, son siége est dans la raison, pourvu qu’il soit judicieux, & qu’il ne se laisse point absorber par la volupté : on doit s’unir par des desirs purs qui ne souillent point l’ame ; par cette confiance mutuelle, & par ces doux sourires qui sont un épanchement du cœur qui servent souvent à ranimer ses feux.

Vous avez beau dire, mon très-cher petit papa, dit Monime, en continuant ses plaisanteries, tous vos graves raisonnemens ne pourront jamais m’empêcher de vous regarder comme le père de cet amour malin, qui ne se plaît qu’à faire des niches, car vous ressemblez beaucoup au portrait que vous venez vous-même de tracer. Eh bien, reprit Zachiel, pour vous punir de votre allusion, je vais vous faire prendre la figure d’une Idalienne ; le laisserai agir sur vous les influences qui dominent ce monde, & nous verrons comment vous traiterez mon prétendu fils, & si vous aurez assez de force pour vous défendre contre ses traits.

Le génie la transforma dans l’instant en une nymphe ; il lui donna la taille & la majesté de Diane, la jeunesse de Flore, la beauté & les grâces de Vénus, avec l’air riant de l’amour. Pour vous, mon cher Céton, dit Zachiel, je ne veux pas que vous quittiez un seul instant Monime ; comme je sai la portée de vos forces, je crois qu’il est de la prudence de ne vous point exposer à des tentations, auxquelles il est presque impossible à l’homme de résister.

J’avoue que je fus très-piqué contre Zachiel de la préférence qu’il venoit d’accorder à Monime. Pourquoi, me disois-je, donne-t-il plus de force à un sexe que tout le monde accuse de tant de fragilité ? Seroit-il possible que ce sexe qui paroît à nos yeux si délicat & si foible, conservât néanmoins plus de fermeté dans les occasions ? Quelle seroit donc l’injustice des hommes ? Alors, regardant Monime, sa beauté & ses grâces firent naître en moi de violens desirs, sans que les liens du sang y pussent mettre aucun frein ; je les avois oubliés, & m’imaginois qu’en paroissant sous ma figure naturelle, j’aurois du moins pu écarter ces amans ; je croyois être beaucoup plus sûr si Monime fut restée mouche dans l’empire de Vénus, que je n’avois lieu de l’être sous la forme que le génie venoit de lui faire prendre : je craignois avec raison les influences de cette planète, & quoique nous eussions échappé l’un & l’autre à celle de la lune, celle-ci me paroissoit d’une bien plus dangereuse conséquence pour l’intérêt de mon cœur. Je n’osai néanmoins faire connoître au génie les violentes agitations dont je me sentois animé par la jalousie.

Zachiel donna à Monime le char le plus brillant : il étoit en forme de coquille, orné des plus belles peintures, qui représentoient les différens attributs de la déesse Vénus : on voyoit d’un côté ses rendez-vous avec le dieu Mars, plusieurs petits amours qui paroissoient folâtrer autour d’elle ; d’un autre le désespoir qu’elle fit paroître à la mort d’Adonis, & sa retraite dans l’isle de Lesbos.

Plus de cinquante Gnomes & Gnomines furent appellés pour orner la suite de Monime & pour la servir. Ne pouvant ni m’en éloigner ni la perdre de vue, je me plaçai sur une boucle de ses cheveux, & nous nous mîmes en marche. Arrivés au bord d’un canal, l’astre de la nuit avoit déjà parcouru plus de la moitié de sa carrière ; la sœur du dieu du jour se miroit dans ces eaux transparentes qu’animoit un léger zéphir, en faisant frissonner sa surface par un agréable murmure ; des cygnes plus blancs que la neige planoient majestueusement sur ce crystal liquide.

C’étoit au mois d’avril, tems consacré dans cet empire aux réjouissances publiques, parce que cette saison ranimant toute la nature, fait renaître les plaisirs comme les fleurs. L’air doux & tempéré qui regne alors dans ce monde, inspire aux Idaliens une humeur folâtre & enjouée, qui les attire sur les bords du canal qui forme une promenade délicieuse. Nous en vîmes arriver de tous côtés, & je remarquai que les hommes & les femmes étoient uniquement occupés de leurs parures, de leur beauté & de leurs graces : la joie & les plaisirs éclatoient également sur leur visage, mais leur air est trop affecté ; on n’y remarque point cette noble simplicité, ni cette pudeur aimable qui fait le plus grand charme de la beauté, & qui seul peut fixer un cœur droit : l’air de molesse, l’art de composer leur figure, leurs vaines parures, leurs regards hardis qu’elles s’efforcent quelquefois de rendre languissans en recherchant ceux des hommes ; en un mot, tout ce que je vis d’abord dans leur maintien me parut vil & méprisable.

Le génie me dit que dans ce monde le libertinage rend les hommes & les femmes illustres ; il en fait des héros & des héroïnes, qu’on se montre aux promenades & aux spectacles ; & ces femmes que vous venez de voir, qui vous paroissent semblables à des divinités, & qu’on prendroit plutôt pour des déesses élevées dans l’art de plaire que pour de simples mortelles, ont toutes renoncé à la vertu & à la modestie qui est le plus bel ornement du sexe ; on les a seulement formées pour la débauche : elles ont acquis le talent de l’insinuation ; les graces du discours semblent faire couler le miel de leurs levres ; rien n’est plus persuasif que leur entretien. Elles joignent un extérieur prévenant à un air agaçant qui subjugue les hommes, & l’esprit attaché pour jamais y résiste d’autant moins qu’il trouve du plaisir à se laisser vaincre. La douce violence de ces objets flatteurs apprivoise les naturels les plus sauvages, amolit les plus féroces, enyvrent les plus forts, & asservit les plus fermes ; c’est un aimant qui attire l’acier le mieux trempé ; mais il arrive souvent qu’elles sont les victimes de leurs propres appas. Cependant ce n’est que pour ces syrennes que les Idaliens prostituent ignominieusement leur vertu & leur renommée. Quelquefois aussi le repentir les fait expier leurs transports insensés ; alors la raison revient dès qu’ils cessent d’en être les admirateurs ; le charme tombe ; les traits que darde le fol amour ne sont plus que des traits émoussés que le vent emporte ; un coup-d’œil méprisant rend ses armes inutiles, il n’y a plus que les esprits foibles qui s’y laissent éblouir.

En approchant du palais de la reine, je crus voir l’île enchantée d’Armide, ou les jardins de Flore. Nous entrâmes d’abord dans une belle avenue ; les arbres qui la composent font admirer l’énorme hauteur de leur crime ; en élevant les yeux jusqu’au faîte, on doute si la terre les porte, ou si eux-mêmes ne portent point la terre suspendue à leurs racines : on diroit que leurs fronts orgueilleux est forcé de plier sous la pesanteur des globes célestes, & qu’ils n’en soutiennent la charge qu’en gémissant ; leurs bras étendus vers le ciel semblent l’embrasser, & demander aux étoiles la bénignité toute pure de leurs influences, afin de les recevoir sans qu’elles aient rien perdu de leur innocence dans le lit des élémens. On voit de tous côtés dans cet endroit délicieux des fleurs qui, sans avoir eu d’autre jardinier que la nature, répandent une odeur agréable, qui réveille & satisfait en même tems l’odorat ; souvent on est embarrassé de choisir entre la rose, le jasmin, le chevrefeuille ou la violette.

Plus loin, on croit entendre les ruisseaux, par leur doux murmure, raconter leurs amours aux cailloux qui les environnent. Ici les oiseaux font retentir les airs du bruit de leurs chansons ; & la trémoussante assemblée de ces gorges mélodieuses devient si générale, qu’on croiroit que chaque feuille a pris la voix du rossignol : les variations de leurs chants forment un concert si parfait, l’écho y prend tant de plaisir, qu’il semble ne répéter leurs airs que pour les apprendre. À côté un fleuve jaloux gronde en fuyant, irrité de ne les pouvoir imiter. Ce n’est que dans ce monde que l’amour regne avec empire sur toute la nature, & que le ciel, la terre & les eaux reconnoissent sa domination.

Aux côtés du palais sont deux tapis de gason qui forment une éméraude à perte de vue, & qui joints au mélange confus des couleurs que la nature attache à des millions de petites fleurs qui confondent leurs nuances, & dont le tein est si frais qu’on ne sauroit douter qu’elles n’aient échappé aux amoureux baisers des zéphirs qui s’empressent pour les caresser. Il semble que des lieux si charmans voudroient engager le ciel de se joindre à la terre.

Au milieu de ces deux tapis si vastes & si parfaits, court à bouillons d’argent une fontaine rustique, qui paroît toute fière de voir les bords de son lit émaillés d’orangers, de mirthes, & de citronniers ; & ces petites fleurs s’empresser autour comme pour se disputer la gloire de s’y mirer la première : on respire en ce lieu un air embaumé.

Nous entrâmes enfin dans le palais de la reine qui est d’un marbre transparent : Cet édifice a l’air très-majestueux. Au-dessus de l’architecture sont à chaque face de grands frontons, où l’on voit en haut relief les plus agréables aventures de la déesse Vénus qui y sont représentées au naturel. Tous les appartemens sont remplis de glaces ; les plafonds le sont aussi. L’exposition de ce palais est la plus agréable qu’on puisse voir ; & la distribution des jardins, où l’art & la nature semblent s’être unis avec complaisance pour embellir un séjour aussi délicieux.

Zachiel présenta Monime à la reine, sous le nom de Taymuras, princesse de Georgie. Je fus très-surpris de la qualité & du rang que le génie lui fit prendre, mais il m’assura que cette dignité lui étoit due à juste titre ; elle la soutint avec grandeur & majesté. On lui rendit dans cette cour tous les honneurs que mérite une naissance aussi distinguée, sur-tout lorsqu’elle est accompagnée des plus rares qualités. La reine voulut qu’elle fût logée dans son palais, & la combla d’amitié.

Monime parut dans cette cour comme une nouvelle divinité, & l’éclat de sa beauté lui eut bientôt attiré les suffrages de tous les petits maîtres, car ils fourmillent dans cette planète ; on peut dire que ce sont des oiseaux de tous les mondes : c’étoit à qui s’empresseroit le plus à lui faire la cour. Je ne sai comment je ne suis pas mort de jalousie, de crainte, de colère ou de dépit ; il est certain que tous ces mouvemens m’agitèrent tour à tour pendant le séjour que nous fîmes dans cette cour.